Enfants-loups, enfant-mouton, enfants-ours, enfants seuls... - article ; n°1 ; vol.76, pg 41-57

Lucienne Strivay

Description

Communications - Année 2004 - Volume 76 - Numéro 1 - Pages 41-57
Des mythes fondateurs aux faits divers de nos journaux en passant par une longue échelle de témoignages plus ou moins détaillés on retrouve des figures d'enfants qui ont grandi aux lisières du monde des hommes, dans la compagnie des bêtes, parfois dans la solitude ou la réclusion. Suivre les enfants sauvages revient à éventer dans la longue durée toutes les situations où l'on a voulu tester sur l'homme à l'état de nature les hypothèses issues de théories venant de tous les horizons de la pensée.
Ils paraissent inséparables de la problématique du grand partage Nature /Culture et de la négociation de nos relations aux non-humains.
Founding myths, miscellaneous items in the press, along with a long series of detailed witnesses reveal figures of children who grew up on the edge of the human world, in the company of beasts, sometimes, in solitude and réclusion. Following the stories of feral children amounts to considering in the long term every situation where hypotheses based on theories coming from various perspectives of thought could be evaluated by comparison with man in his natural state.
Feral children seem to be inseparable from the problem of the great Nature /Culture divide and from the way in which our relationships with the non-human world are established.
17 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

• Publié par: COMMUNICATIONS
• Publié le: 01 janvier 2004
• Nombre de lectures: 27
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 1 Mo

Extrait

Mme Lucienne Strivay
Enfants-loups, enfant-mouton, enfants-ours, enfants seuls...
In: Communications, 76, 2004. pp. 41-57.
Résumé
Des mythes fondateurs aux faits divers de nos journaux en passant par une longue échelle de témoignages plus ou moins
détaillés on retrouve des figures d'enfants qui ont grandi aux lisières du monde des hommes, dans la compagnie des bêtes,
parfois dans la solitude ou la réclusion. Suivre les enfants sauvages revient à éventer dans la longue durée toutes les situations
où l'on a voulu tester sur l'homme à l'état de nature les hypothèses issues de théories venant de tous les horizons de la pensée.
Ils paraissent inséparables de la problématique du grand partage Nature /Culture et de la négociation de nos relations aux non-
humains.
Abstract
Founding myths, miscellaneous items in the press, along with a long series of detailed witnesses reveal figures of children who
grew up on the edge of the human world, in the company of beasts, sometimes, in solitude and réclusion. Following the stories of
feral children amounts to considering in the long term every situation where hypotheses based on theories coming from various
perspectives of thought could be evaluated by comparison with man in his "natural state".
Feral children seem to be inseparable from the problem of the great Nature /Culture divide and from the way in which our
relationships with the non-human world are established.
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Strivay Lucienne. Enfants-loups, enfant-mouton, enfants-ours, enfants seuls.. In: Communications, 76, 2004. pp. 41-57.
doi : 10.3406/comm.2004.2158
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_2004_num_76_1_2158Lucienne Strivay
Les ensauvagés.
Enfants-loups, enfant-mouton,
enfants-ours, enfants seuls...
Qu'on la repousse ou qu'on la revendique, qu'on y songe avec horreur
ou avec nostalgie, la sauvagerie est toujours en deçà, toujours périphé
rique, mais toujours récurrente. Elle reste sans cesse à imaginer, tant
l'antithèse du domestique s'avère étonnamment diversifiée. Quoiqu'on l'ait,
en Europe, cherché avec opiniâtreté, il n'existe pas de sauvage absolu. Il
n'existe que dans la relation avec ce qu'il borde, ce qu'il précède, ce qui
peut le traverser, ce qu'il peut posséder, ce qui le réduit. Il entre si étroit
ement dans la définition du rapport à autrui qu'il s'inscrit à la fois dans
les représentations des apparences, des territoires, de la dynamique, des
découpes temporelles, des degrés du vivant, des codes alimentaires, des
modalités de communication et < d'échanges. Sa forme, ses éléments,
sa charge affective et idéologique se nuancent au gré des environnements
géophysiques, des régimes de subsistance, des systèmes cosmologiques,
du matériel symbolique mis en jeu, des équilibres écologiques. Pour tout
naturalisme, le sauvage, c'est la résistance qu'il faut liquider, ce qui se
définit par l'évidence du manque ou de l'excès. Au-delà du seuil de tolé
rance fixé par l'homme et de ses ambitions usufruitières, il affirme une
autosuffisance vagabonde, économiquement inutile, agressive, la revendi
cation du corps et de l'instinct, l'énergie du désordre, du méconnu, de la
liberté, la force heuristique du silence et de la solitude. .
La culture.se définit largement par ce qu'elle ne peut accepter: une
extériorité toujours susceptible de la pénétrer et de la convertir, de forcer
sa précarité en s'infiltrant à travers les dysfonctionnements des codes ins
titués. Comme si le régime de l'avant et de Tailleurs, le hors-champ de
l'humain, relégué par les catégories forgées pour nous fixer une image fon
dée sur la discontinuité éthique et métaphysique, se trouvait toujours prêt
à rétablir les droits supposés de continuité physique du vivant. L'hétéro
généité de l'humain tel qu'il se pense pourrait laisser s'abolir la distance
soigneusement aménagée entre les modalités supposées de la nature et lui.
Une abolition aux formes extrêmement concrètes.
41 Lucienne Strivay
Quadrupèdes, hirsutes, sans langage, des petits d'hommes capturés, le
plus souvent, au hasard d'expéditions de chasse manifestent parfois jus
qu'à la mort leurs préférences pour la compagnie animale et la vie en
forêt. Leurs rencontres jalonnent l'histoire européenne, longuement remé
morées, dans tous les registres du savoir, sur le mode de la récapitulation.
Des mythes fondateurs aux faits divers de nos journaux, en passant par
une longue échelle de témoignages plus ou moins détaillés, de fictions et
de spéculations, on retrouve ces figures d'enfants qui ont grandi aux
lisières du monde des hommes, dans la compagnie des bêtes, parfois dans
la solitude ou la réclusion. Ce que nous appelons, depuis l'âge classique,
des « enfants sauvages ». En effet, si Ton remonte le fil des dénominations
qui se sont successivement accolées à ces êtres étranges enroulés sur leur
seule expérience, loin de nos signes d'hommes, de nos comportements
émotionnels, de nos choix alimentaires, il apparaît rapidement que la pre
mière manifestation de l'expression « enfant sauvage » ne présente pas de
correspondance historique avec l'émergence des phénomènes qu'elle va
désigner le plus couramment.
Les noms et les histoires qui nous viennent le plus souvent à l'esprit
quand on parle d'enfants sauvages — Romulus et Remus, Zeus, Apollon
et Artémis, Cyrus ou même Jean de l'Ours — n'appartiennent pas au plan
de savoir où évolueront les ensauvagés saisis par la spéculation natural
iste et la quête anthropologique au moment où s'installe un nouveau rap
port au non-humain. Comme les lycanthropes, les coureurs de nuit méta
morphiques issus d'une pensée chamanique ou les hommes sauvages
farouches et velus, maîtres de la fertilité indomptée dans la tradition
médiévale, comme Nabuchodonosor, figure ascétique qu'un châtiment
divin a tournée vers le sol, les dieux et les rois, et leurs enfances extra
ordinaires, nous aident à comprendre ce que ne sont pas les enfants sau
vages. Ils entourent aussi leur contre-domestication d'un jeu métaphorique
et de champs de connotations tenaces qui viendront confusément infiltrer
les discours et les représentations dont ils feront l'objet. On peut y perce
voir l'inertie résiduelle de systèmes de pensée disparus ou affaiblis au
cœur de conceptions scientifiques reposant sur des démarches épistémo-
logiques apparemment inconciliables avec la logique de leur symbolique.
Tout se passe comme si une même matrice conceptuelle donnait lieu à des
exploitations différentes l. Sur les débris pulvérisés des univers mytho
logiques ou des transcriptions lettrées du légendaire qui ont pour propriété
de survivre aux évidences contraires, de se perpétuer au-delà des limites
du raisonnable, de réapparaître où on ne les attendait pas, sur le pano
rama cosmologique friable et fragmenté mis en place par la théorie des
signatures, vont naître de nouvelles histoires de l'origine des sociétés dont
les enfants sauvages réaliseront le protocole expérimental 2.
42 enfant-mouton, enfants-ours, enfants seuls... Enfants-loups,
Nous devons sans doute le premier cas, très antérieur à l'installation
d'un naturalisme dominant, au témoignage direct et méticuleux de l'histo
rien Procope de Césarée (VIe siècle) 3. Cet épisode peu connu n'a guère été
relevé, ce qui suppose, de la part de ses contemporains, une absence de
sensibilité collective aux ouvertures spéculatives ménagées par cette
bizarrerie et, par la suite, un oubli de l'anecdote par la plupart des érudits
qui ont collecté et commenté la série des ensauvagements connus. Il faut
dire qu'il tient en. quelques lignes, se limite à l'observation ponctuelle
intriguée et ne se prononce pas explicitement sur la sauvagerie de l'enfant
dont il rapporte la mésaventure. Il s'agit d'un nourrisson d'Urbisaglia
abandonné par ses parents au moment où toute la population fuyait le vil
lage menacé par les combats entre les armées des Grecs et des Goths. Une
chèvre l'a spontanément adopté,