Gastro-nomie et gastro-anomie - article ; n°1 ; vol.31, pg 189-210
23 pages
Français

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

Gastro-nomie et gastro-anomie - article ; n°1 ; vol.31, pg 189-210

-

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
23 pages
Français
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

Communications - Année 1979 - Volume 31 - Numéro 1 - Pages 189-210
22 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1979
Nombre de lectures 16
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Claude Fischler
Gastro-nomie et gastro-anomie
In: Communications, 31, 1979. pp. 189-210.
Citer ce document / Cite this document :
Fischler Claude. Gastro-nomie et gastro-anomie. In: Communications, 31, 1979. pp. 189-210.
doi : 10.3406/comm.1979.1477
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1979_num_31_1_1477Claude Fischlei
Gastronomie et gastro-anomie*
Sagesse du corps et crise bioculturelle
de l'alimentation moderne
Considérons l'appétit actuel de l'Occident industrialisé : quoique sural
imentés, les pays développés ne sont pas rassasiés. Mais la suralimentation
contemporaine d'une partie du monde revêt des aspects inédits. Elle n'est
due en effet ni à des « orgies alimentaires » semblables à celles de l'homme-
chasseur au retour d'une campagne fructueuse, ni à ces festins dionysiaques
tels qu'en connaissent, en de grandes occasions, la plupart des sociétés
agricoles et au cours desquels on absorbe des quantités proprement extra
ordinaires de viande, de graisse, d'alcool. Bien au contraire : dans nos
sociétés, et seulement dans les nôtres, il semble que ce genre d'excès al
imentaires festifs soit en voie de disparition ou de régression. Qui, de nos
jours, fait encore de ces banquets rustiques du xixe siècle, ou même de ces
repas bourgeois de la même époque, où l'on ingurgitait d'un coup plusieurs
milliers de calories (Aron, 1973)? Nous n'avons guère l'occasion d'éprouver
les bornes extrêmes de notre satiété. Mais tous ou presque, dès l'enfance,
nous picorons quotidiennement friandises ou amuse-gueule divers, nous livrons au pillage nocturne des réfrigérateurs ; nous nous abandonnons
plus ou moins frénétiquement, plus ou moins distraitement aux caprices
d'une oralité qui ne cesse d'être alimentaire que pour devenir alcoolique
ou tabagique. Dans l'univers urbain s'est développée une « psychopatho-
logie de l'alimentation quotidienne » (cf. Aimez, supra) souvent caractérisée,
précisément, par des dérèglements de l'appétit, des poussées boulimiques,
des grignotages anxieux ou compulsifs, etc. La faim ne nous tenaille plus,
elle nous titille ; en ce sens, nous ne vivons nullement l'âge de « la grande
bouffe », mais celui du grand picorage.
Mais si l'appétit rabelaisien, le désir banqueteur et commensal nous ont
quittés, nos appétits d'oiseaux bien nourris suffisent à faire peser une
menace sur notre santé. Des maladies (ou des troubles pathogènes) ont
surgi, liées directement ou indirectement à un solde excédentaire, même
minime, de notre balance énergétique (nous absorbons plus de calories
que nous n'en brûlons); ou à un déséquilibre qualitatif de notre régime
* Une grande partie du contenu de cet article a été tirée du compte rendu de fin
d'étude d'une recherche financée par la Délégation générale à la recherche scientifique
et technique, action concertée « socio-écologie », décision d'aide n° 77 7 0553.
Le titre a été inspiré par Massimo Piattelli-Palmarini.
189 Claude Fischler
(excès de graisses saturées, de sucres d'absorption rapide) : obésité, malad
ies cardio-vasculaires et athéromatose, etc. Dans les pays occidentaux,
selon les médecins, jusqu'à 30 % de la population peuvent souffrir d'un
excès de poids ou de franche obésité.
On en est donc réduit à l'abstinence alimentaire, c'est-à-dire à la diète :
il faut en somme réapprendre volontairement à vivre avec la faim, en la
domptant, en la trompant. On va aujourd'hui jusqu'à consommer massi
vement des drogues coupe-faim, des substituts et des ersatz alimentaires,
sans calories, destinés à la faire taire sans nourrir : rappel paradoxal et
dérisoire de ces pratiques des peuples affamés, qui se lestent l'estomac
pour imposer silence à la souffrance.
SAGESSE DU CORPS, FOLIE DE LA CULTURE?
Surgit ainsi la question critique : celle des rapports, dans l'alimentation
humaine, du bon et du sain, c'est-à-dire du plaisir et des « besoins ».
Or, les physiologistes nous assurent que, précisément, le plaisir joue
« un rôle physiologique » (voir par exemple Cabanac, 1971). Toutes sortes
d'indices semblent montrer par ailleurs que des mécanismes de régulation
de l'alimentation, d'une haute sophistication et d'une grande précision,
sont bien présents chez l'homme. Nous savons en effet qu'il existe, selon
la formule de Cannon (1932), une «sagesse du corps», c'est-à-dire un ensemble
de « processus physiologiques coordonnés complexes qui maintiennent les
états stationnaires (steady states) dans l'organisme ». Nous savons qu'il
existe des mécanismes de faim-satiété, fondés sur des signaux internes ou
psycho-sensoriels rétroactifs et qui, à travers la quantité et la fréquence de
notre prise alimentaire, maintiennent la composition de l'organisme et ses
stocks énergétiques (Le Magnen, 1976; Rozin, 1976). Nous savons encore
qu'il existe des mécanismes de « faims spécifiques » qui, dans certaines
situations et /ou chez certains individus, tendent à compenser tel ou tel
déficit nutritionnel particulier ou à maintenir l'équilibre (par exemple :
faim spécifique de sel chez les addisoniens; cf. Rozin, 1976).
Dès les années vingt, Clara Davis, dans une série d'expériences célèbres,
avait semblé montrer que le jeune enfant « sait » ajuster son alimentation
à ses besoins. Des enfants à peine sevrés avaient été soumis à un régime de
« self-service » (cafeteria diet) pendant plusieurs mois. On leur présentait
un plateau contenant une vingtaine de plats différents, parmi lesquels ils
pouvaient choisir librement et en quantités illimitées. Les enfants passaient
par des cycles : ils manifestaient des préférences très marquées, n'absor
bant parfois pendant plusieurs jours que tel ou tel aliment. Mais ces varia
tions étaient toujours équilibrées, compensées par d'autres, à plus long
terme, si bien que, dans l'ensemble, les choix effectués étaient conformes
à l'équilibre nutritionnel (Davis, 1928; 1935; 1939) \
On se trouve donc devant une situation paradoxale : s'il existe effect
ivement, en matière alimentaire, une « sagesse du corps » perfectionnée,
1. Notons cependant ce détail important : il ne figurait sur ces plateaux aucune
substance de saveur sucrée autre que des fruits.
190 Gastro-nomie et gastro-anomie
comment expliquer alors que, de plus en plus fréquemment, l'homme mange
plus qu'il ne lui est nécessaire, et autrement que ne l'exigerait sa bonne
santé?
Tout se passe comme si, dans la liberté que lui confère l'abondance nouv
elle, homo sapiens poursuivait le plaisir sans plus se soucier des contraintes
physiologiques, « oubliait » en somme le principe de réalité biologique en
court-circuitant les signaux de satiété; tout se passe comme si, dans nos
sociétés, la prolifération des « signaux externes » (Nisbett et Schaechter)
qui sollicitent sans cesse notre appétit était devenue telle que les signaux
internes de satiété et de repletion ne puissent plus se faire entendre.
P. Aimez, dans ce même volume (supra), rappelle que les données di
sponibles semblent indiquer que la sensation de faim serait en quelque sorte
« première », que la satiété résulterait donc d'une inhibition de cette « pul
sion ». Si cela est vrai, ce qu'il faut expliquer, dès lors, c'est moins l'appel
lancinant et hors de saison de la faim que le silence ou la faiblesse des
signaux inhibiteurs.
Le type d'explication qui surgit spontanément, le plus souvent, est bien
illustré par cette formule du physiologiste L. Beidler (1975) : « Les patterns
culturels ont submergé la capacité qu'avait l'homme d'équilibrer son
alimentation de la manière la plus bénéfique pour sa santé et sa longévité. »
En d'autres termes : la culture dérègle ou pervertit la nature; la « sagesse
du corps » est trompée par la « folie de la culture ». Dans ce type d'explication
qu'on pourrait dire néorousseauiste, le « dérèglement » alimentaire résulte
d'une sorte

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents