La mort en face - article ; n°2 ; vol.1, pg 197-217
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Description

Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens - Année 1986 - Volume 1 - Numéro 2 - Pages 197-217
La mort en face (pp. 197-217)
Dans l'épopée il arrive que le poète, renonçant un instant au récit objectif, interpelle l'un de ses personnages à la seconde personne. Ce procédé que les scholiastes nomment apostrophe, « détournement », peut être utilisé, dans l'Iliade, pour focaliser l'attention des auditeurs sur la mort en gloire d'un héros. Parallèlement, la céramique attique use parfois de la représentation frontale pour le visage d'un guerrier mourant, dont les regards sont alors détournés de ceux des autres personnages de l'image, pour être confrontés à ceux du spectateur. L'étude analyse les analogies et les écarts dans la mise en œuvre, par deux modes de langages différents, à propos du thème de la mort au combat, d'une infraction à la norme narrative, ou figurative, jouant sur les mêmes catégories : apostrophe — « détournement » — et prosôpon, « masque et visage », puis « personne grammaticale ».
21 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1986
Nombre de lectures 10
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Françoise Frontisi-Ducroux
La mort en face
In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 1, n°2, 1986. pp. 197-217.
Résumé
La mort en face (pp. 197-217)
Dans l'épopée il arrive que le poète, renonçant un instant au récit objectif, interpelle l'un de ses personnages à la seconde
personne. Ce procédé que les scholiastes nomment apostrophe, « détournement », peut être utilisé, dans l'Iliade, pour focaliser
l'attention des auditeurs sur la mort en gloire d'un héros. Parallèlement, la céramique attique use parfois de la représentation
frontale pour le visage d'un guerrier mourant, dont les regards sont alors détournés de ceux des autres personnages de l'image,
pour être confrontés à ceux du spectateur. L'étude analyse les analogies et les écarts dans la mise en œuvre, par deux modes
de langages différents, à propos du thème de la mort au combat, d'une infraction à la norme narrative, ou figurative, jouant sur
les mêmes catégories : apostrophe — « détournement » — et prosôpon, « masque et visage », puis « personne grammaticale ».
Citer ce document / Cite this document :
Frontisi-Ducroux Françoise. La mort en face. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 1, n°2, 1986. pp. 197-
217.
doi : 10.3406/metis.1986.870
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1986_num_1_2_870MORT EN FACE * LA
à la mémoire de Mélanippe
Au quinzième chant de V Iliade, lors d'un combat très meurtrier, un
Troyen nommé Mélanippe est abattu par le jeune Antiloque, le fils de Nest
or. Voici comment cette scène est décrite: «Antiloque bondit hors de la
première ligne et lance sa pique éclatante après un regard prudent autour
de lui. Les Troyens se dérobent, tandis que l'homme tire. Mais le trait
n'aura pas été lancé pour rien; c'est le fils d'Hikétaon, le fier Mélanippe,
qu'il atteint à la poitrine, près de la mamelle. Il tombe avec fracas et
l'ombre couvre ses yeux. Antiloque bondit, tel un chien sautant sur un
faon blessé, atteint par les chasseurs, au sortir de son gîte, d'un trait qui lui
rompt les membres; tel vers toi, Mélanippe, bondit le vaillant Antiloque,
pour te dépouiller de tes armes»1:
θόρ' Άντΐλοχος μενεχάρμης ώς επί σοί, Μελάνιππε,
τεύχεα συλήσων
Ce dernier vers, le vers 582, provoque une rupture dans le fil de la narra
tion, impersonnelle par convention2. Le poète, en effet, qui d'ordinaire
* Cette étude a fait l'objet d'un exposé, en janvier 1986, au Dipartimento di Studi del
Mondo Classico e del Mediterraneo Antico de l'Istituto Orientale de Naples. Je remerc
ie amicalement Bruno d'Agostino et tous les participants pour leur accueil et leurs sug
gestions.
1. Iliade, XV, 573-583, trad. P. Mazon.
2. Selon R. Jakobson, la poésie épique, centrée sur la 3ème personne, met fortement
en œuvre la fonction référentielle, contrairement à la poésie lyrique, orientée vers la 1ère
personne (Essais de linguistique générale, Paris, 1963, p. 219). FRANÇOISE FRONTISI DUCROUX 198
s'efface derrière son récit, après l'invocation traditionnelle à la Muse3,
pour laisser ses héros agir et parler, s'adresse ici brusquement à l'un
d'entre eux. Mélanippe, qui succombe au combat, est interpellé à la
seconde personne et au vocatif. Les scholiastes nomment cette figure
apostrophe (αποστροφή), «détournement» ou «déviation». C'est bien de
déviation qu'il s'agit. La narration qui régulièrement s'écoule de l'aède
vers son destinataire implicite, l'auditoire, se trouve ici déroutée de son
cours normal et adressée au personnage même sur qui porte le récit4. Cette
procédure n'est pas unique dans Y Iliade. On l'y rencontre dix-sept fois5.
Mais les héros qui se voient ainsi «apostrophés» par le poète sont en nomb
re limité. Ce sont Apollon -deux fois-, Achille -une fois-, Ménélas -six
fois-, Patrocle -sept fois-, et Mélanippe -une fois-. Les raisons de cette
infraction narrative sont à chercher à la fois dans le contexte où elle inter
vient, et dans le statut du personnage concerné, dans sa position par rap
port à l'ensemble du poème. A côté de Mélanippe, seul le cas de Patrocle
retiendra ici notre attention6. Il se trouve, en effet, interpellé lui aussi, à la
seconde personne, au moment de sa mort. Ses dernières paroles, celles
qu'en mourant il adresse à Hector, son vainqueur, sont introduites à la
seconde personne: «D'une voix défaillante, tu réponds, Patrocle, bon
meneur de char»7:
Τόν δ' όλιγοδρανέων προσέφης, Πατρόκλεις ίππεΟ
Auparavant, déjà, il avait reçu sa première blessure, un trait lancé par
Euphorbe, dans une interpellation à la seconde personne: «C'est lui qui le
premier lance un trait sur toi, Patrocle...»8:
δς τοι πρώτος έφήκε βέλος, Πατρόκλεις ίππεϋ
et encore avant, c'est par une double apostrophe que lui était annoncée, au
3. Les infractions sont cependant nombreuses. C'est l'objet de mon étude, La cithare
d'Achille, Essai sur la poétique de l'Iliade, Biblioteca di QUCC, 1, Urbino, 1986.
4. Cf. scholie à Iliade, IV, 127: αποστροφή άπό προσώπου εις πρόσωπον, explicitée
en scholie A à XVI, 584: ότι άπέστροφε τον λόγον έκ των περί του προς αυτόν.
5. Cf. F. De Martino, «Omero fra narrazione e mimesi», Belfagor, XXXII, 1977, pp.
1-6.
6. Certains des autres cas sont étudiés dans La cithare d'Achille, op. cit.
1. Iliade, XVI, 842.
8. Ibid., 813. la mort En face 199
plus fort de ses victoires, l'intervention fatale d'Apollon: «A ce moment se
lève pour toi, Patrocle, le terme de ta vie. Phoibos vient à toi dans la mêlée
brutale»9:
ενθ' άρα τοι, Πάτροκλε, φάνη βιότοιο τελευτή·
ήντετο γάρ τοι Φοίβος ένί κρατερή ύσμΐνη
Cette série d'interpellations qui établissent une gradation dans le texte est
incontestablement en rapport avec la mort de Patrocle qu'elles préparent,
décrivent, et parachèvent en annonçant une autre mort, celle d'Hector.
Car les derniers mots du mourant, soudain lucide et visionnaire, sont pour
prédire à son vainqueur «tout proches désormais la mort et l'impérieux
destin»10. Et les autres apostrophes dont Patrocle fait l'objet figurent éga
lement toutes dans le chant XVI, chant de V aristeia (αριστεία) de Patroc
le, de ses exploits et de sa mort11 . A travers ces formules insolites le héros
reçoit à la fois et la mort et la gloire, et le chant qui les pérennise.
Cette dernière position cependant, de récepteur direct de Yépos (έπος)
par suite d'un détournement, en faveur du héros, du cours de la narration,
il semble que le texte ait pris la précaution de la justifier par avance. Car
Patrocle est présenté à plusieurs reprises dans le poème en situation
d'auditeur, et ce à plusieurs niveaux.
Interlocuteur privilégié, sinon exclusif, d'Achille, tant que le héros se
tient à l'écart des combats, c'est lui qui préserve le contact avec les autres
guerriers, allant aux nouvelles en lui rapportant l'information12. Il fait éga
lement preuve d'une rare aptitude à l'écoute en subissant patiemment les
interminables récits du vieux Nestor, lors même qu'il est très pressé13.
Mais surtout sa figure constitue comme la projection, à l'intérieur du
poème, de l'image d'un auditoire. Au chant IX, en effet, lorsque les
Achéens viennent en ambassade auprès d'Achille, pour tenter de le rame
ner au combat, ils trouvent celui-ci jouant de la cithare et chantant les
exploits des héros - κλέα ανδρών14. Le protagoniste de Y Iliade est figuré
dans le chant en position d'aède, et la scène offre, comme en miroir, un
9. Ibid., 787-8.
10. Ibid., S53.
11. /Wd., 20, 585, 744, 754.
12. XI,602ss.;XVI,5ss.
13. Le récit de Nestor occupe 250 vers (XI, 656-803); Patrocle court sans cesse et
refuse de s'asseoir (XI, 616; 648; 805; XV, 402).
14. IX, 189. FRANÇOISE FRONTISI DUCROUX 200
reflet interne de la «performance» épique. Face à Achille, Patrocle est
assis et écoute en silence, attentif, image parfaite de l'auditeur idéal.
La série d'apostrophes que Patrocle reçoit tout au long du chant XVI est
ainsi doublement justifiée. Auditeur, ou allocutaire exemplaire, à l

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