La quête des mots. De quelques usages de l alcool dans la France de l Ouest - article ; n°1 ; vol.62, pg 181-193
14 pages
Français

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

La quête des mots. De quelques usages de l'alcool dans la France de l'Ouest - article ; n°1 ; vol.62, pg 181-193

-

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
14 pages
Français
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

Communications - Année 1996 - Volume 62 - Numéro 1 - Pages 181-193
13 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1996
Nombre de lectures 21
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Mr Jean-Pierre Castelain
La quête des mots. De quelques usages de l'alcool dans la
France de l'Ouest
In: Communications, 62, 1996. pp. 181-193.
Citer ce document / Cite this document :
Castelain Jean-Pierre. La quête des mots. De quelques usages de l'alcool dans la France de l'Ouest. In: Communications, 62,
1996. pp. 181-193.
doi : 10.3406/comm.1996.1945
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1996_num_62_1_1945Jean-Pierre Castelain
La quête des mots
De quelques usages de l'alcool
dans la France de l'Ouest
à la mémoire d'André
Boire, c'est parler la même langue.
L'anthropologie de l'alcoolisation tente de résoudre cette question :
peut-on rendre compte de l'usage de psychotropes illicites ou licites ?
Elle implique toutefois, préalablement à toute autre considération, l'et
hnographie des manières de boire, c'est-à-dire leur description. Nous ne
nous demandons pas s'il s'agit d'une tâche ingrate ou subalterne de col
lecte de faits ethnographiques, nous voulons simplement poser que la
pertinence de l'analyse passe par l'interprétation de conduites et de
représentations en partant de leur niveau le plus élémentaire : pourquoi,
comment, dans quelles circonstances boit-on, en l'occurrence de l'a
lcool ? Quels sont les effets et les conséquences induits pour les consom
mateurs tels qu'ils se définissent eux-mêmes ? Quel sens ce comporte
ment a-t-il pour eux ?
Cette démarche est ethnographique dans la mesure où elle se
démarque de la sociologie et de Pépidémiologie de l'alcoolisme issues
de l'hygiénisme et de la création de la notion d'alcoolisme au xixe siècle,
même si elle leur est complémentaire. La méthode et l'observation sur
une longue durée, voire la participation aux activités de la communauté,
pour appréhender la signification sociale donnée ou pensée par les inté
ressés, signifient également que l'objet ne saurait être défini extérieu
rement par d'autres milieux sociaux ou d'autres disciplines, notamment
la médecine et ses critères cliniques, voire ses jugements moraux. L'an
thropologie de l'alcoolisation montre que consommer de l'alcool n'en
gendre pas nécessairement de la maladie, quelles que soient les quant
ités absorbées. Et, quand elle engendre des maladies, les conséquences
181 Jean-Pierre Castelain
peuvent être appréhendées et traitées en fonction de références étran
gères à la Faculté. En d'autres termes, le discours médical et les caté
gories qui le fondent peuvent s'avérer impuissants et la sociologie de
l'alcoolisme insuffisante pour comprendre les raisons et les incidences
du boire.
Optant résolument pour le qualitatif, le travail ethnographique ne peut
se satisfaire de généralités, il s'attache au contraire à comprendre son
objet au sein de la globalité d'un fait social total, il montre que manières
de boire et manières de vivre sont indissociables, les premières ne pre
nant sens que comme moments et modalités des secondes. La globalité
s'oppose à la segmentarisation, à l'isolement d'un objet qui pourrait être
l'alcoolisme — catégorie clinique et médicale désignant une pathologie.
Les actes prennent sens dans un ensemble qu'il faut appréhender pour
comprendre la place qu'y ont les conduites et comment chacun se situe
par rapport à elles et y participe éventuellement.
Cette recherche sur l'alcoolisation se déroule depuis maintenant une
dizaine d'années. Commencée parmi les dockers du Havre — la méthode
et la construction de l'objet y furent alors mises à l'épreuve —, elle s'est
poursuivie dans l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, et dans des îles
bretonnes, c'est-à-dire des milieux où l'on boit beaucoup, certains avec
ostentation —, ou tout au moins qui en ont la réputation. Toutefois, les
modalités et les contextes d'alcoolisation diffèrent.
Il ne s'agit cependant pas de constituer une mosaïque hétérogène ou
un catalogue du boire. En fait, ces analyses renvoient l'une à l'autre, se
complètent, dans l'élaboration d'une anthropologie du boire. Elles disent
le rôle du collectif sur la consommation et ses effets, c'est-à-dire la fonc
tion de la ritualisation — préventive ou non —, celle de la transgression,
et la place fondamentale de l'alcool, aujourd'hui, dans le champ des psy
chotropes. Aussi, contrairement aux apparences, cette recherche ne
concerne pas que de petites populations oubliées de la modernité et iso
lées dans leurs singularités. Peut-être n'y a-t-il, de l'insularité géogra
phique à l'insularité sociale, qu'une différence de degré, les deux pou
vant d'ailleurs coïncider.
Chez les dockers du Havre : Valcool joyeux et son déclin.
Les dockers du Havre ont, depuis toujours, la réputation d'être des
consommateurs excessifs d'alcool. Cette stigmatisation persiste aujour
d'hui encore, alors que, depuis 1992, avec l'abolition du statut de 1947,
le départ de nombreux dockers et la mensualisation de ceux qui restent
sur le port, mais avec un statut ordinaire de salariés, la corporation est
182 De quelques usages de V alcool dans la France de V Ouest
brisée. Il est vrai que, au moins jusqu'à une époque récente, manières
de boire et manières de vivre étaient indissociables.
Jusqu'au début des années 60, les dockers travaillaient en bordées,
équipes solidaires et égalitaires, et résidaient pour la plupart dans des
quartiers portuaires homogènes. Toujours en groupe, dans le temps de
la vacation comme en dehors, ils buvaient ensemble des quantités sans
doute parfois importantes d'alcool, mais seulement dans l'espace public
et ouvert du port, dans les lieux — les quais et les cafés — de leur socia
bilité masculine, contrôlant les débordements de l'ivresse et l'incapa
cité à travailler qui pouvait en résulter. Cette consommation codifiée et
ritualisée de l'alcool était le support de l'appartenance à la communauté
des hommes au travail, de sa cohésion, qui affirmait ainsi son existence
dans un environnement social et économique marginalisant les dockers,
et s'opposait à l'univers privé féminin.
Aujourd'hui, les dockers les plus âgés reconnaissent volontiers l'im
portance de la consommation d'alcool avant guerre, inévitable et obli
gatoire. Il y avait d'autant moins de choix (personne n'aurait songé à
boire de l'eau, sous peine d'exclusion du groupe) que les conditions et
la nature du travail nécessitaient d'importantes absorptions pour tenir
le coup : l'alcool était la vie qu'on leur refusait, les cafés les seuls lieux
où il faisait bon s'abriter. Une espèce d'admiration prédominait pour
ceux qui consommaient joyeusement des quantités considérables, de
mémorables « cuites » prenant des allures d'exploits chargés de virilité
et de santé.
Selon les uns, les pénuries et les restrictions de la guerre imposèrent
une prodigieuse cure de désintoxication forcée. D'autres y voient au
contraire la confirmation de leur propos, car de nombreux dockers mour
urent non, évidemment, de ce sevrage obligatoire, mais des consé
quences des privations. Dites sans malice ni ironie, ces paroles-ci ne
font pas référence à une quelconque conception de l'alcoolisme et de
son sevrage thérapeutique, elles affirment et confirment toute la valeur
bienfaitrice attribuée aux alcools distillés qui entretenaient le corps au
travail : privés de cordial, des dockers sont morts — preuve négative qu'il
leur était d'autant plus vital de boire que, longtemps encore, aucune eau
minérale ne fut en vente dans les épiceries mais seulement en pharmac
ie, réservée aux malades.
Dans un prodigieux éclat de rire, des dockers, aujourd'hui abstinents,
me racontèrent l'arrivée du premier chargement de rhum à la fin des
années 40, sur le San Marco : leurs collègues de service sur le bateau
n'eurent pas la patience d'attendre le retour à terre pour vérifier la qual
ité de la cargaison ; quatre d'entre eux moururent. Tant que les alcools
transitèrent dans des fûts, les dockers n'eurent pas besoin d'apporter à
183 Jean-Pierre Castelain <

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents