Une histoire de singes et de malentendus - article ; n°1 ; vol.50, pg 195-211
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Une histoire de singes et de malentendus - article ; n°1 ; vol.50, pg 195-211

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Description

Communications - Année 1989 - Volume 50 - Numéro 1 - Pages 195-211
17 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1989
Nombre de lectures 37
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Raymonde Carroll
Une histoire de singes et de malentendus
In: Communications, 50, 1989. pp. 195-211.
Citer ce document / Cite this document :
Carroll Raymonde. Une histoire de singes et de malentendus. In: Communications, 50, 1989. pp. 195-211.
doi : 10.3406/comm.1989.1763
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1989_num_50_1_1763Raymonde Carroll
Une histoire de singes
et de malentendus
L'argent est devenu dicible. Si l'on en croit le nombre d'articles de
journaux et magazines consacrés à ce sujet dans les dernières années,
nous assistons à une véritable « libération argentuelle » en France.
Des hebdomadaires nous font connaître les familles les plus riches et
la source de leur fortune, nous apprennent à évaluer nos propres
salaires, ou s'attachent à nous révéler les mystères de la Bourse et du
profit. De nombreux livres continuent de paraître sur l'importance^
le sens et l'origine de notre rapport à l'argent, mais le sujet ne semble
pas près d'être épuisé, ou du moins l'intérêt qu'il suscite. Bref, le mot
d'ordre est de parler ouvertement d'argent et de l'argent et, dans le
contexte politique, de rechercher la transparence.
Cet appel à la transparence peut paraître curieux, dans la mesure
où le modèle en est américain. L'association argent/américain n'est
pas surprenante chez des Français, mais que cette association puisse
être valorisée et valorisante est, pour le moins, inattendu. En effet,
nous le savons, un Français « reconnaît » un Américain au signe « $ »
qui lui tient lieu de tête ou de cœur. Il n'est pas besoin de prouver, je
crois, que, pour les Français, l'association quasi automatique entre
« argent » et « américain » est des plus banales, de même que la réac
tion de rejet qu'elle provoque. Amérique où « le fric est roi » ; Améric
ains prosternés devant le « dieu dollar », adorant le profit au mépris
des « vraies valeurs humaines » et, comble d'impertinence et de
« manque de goût », faisant étalage de leurs richesses et se vantant de
leurs triomphes. Etalage, donc, ou transparence ?
Par ailleurs, de nombreux informants américains se sont étonnés
devant moi de la fréquence avec laquelle les Français leur semblaient
parler d'argent, indépendamment, en apparence, de leur situation
économique. De jeunes Américains se sont dits « profondément cho
qués » par les questions de leurs « parents » ou amis français sur le
195 Raymonde Carroll
prix de tout ce qu'ils portaient ou achetaient pendant leur année en
France. Une étudiante américaine disait avoir été très secouée par la
question de ses « parents », qui lui avaient demandé combien
d'argent elle avait sur son compte en banque. Elle s'est sentie obligée
de le leur dire (« ils avaient sans doute peur que je me fasse arna
quer »), mais en parlait encore comme d'une sorte de viol.
Transparence américaine ? Gêne française ? De si contradictoires
lectures de l'autre ne peuvent que pointer dans la direction du
malentendu culturel.
De nombreux textes que j'ai recueillis des deux côtés de l'Atlan
tique suggèrent en effet que, dans le contexte des relations inter
personnelles, il y a bien malentendu entre Américains et Français sur
le sens qu'ils donnent à l'argent, alors que, dans le contexte de multi
nationales, de dette mondiale, de marché international, de Bourse
vertigineuse et d'argent traversant les frontières à la vitesse électro
nique, il est facile de se convaincre que l'argent parle toutes les
langues sans besoin de traduction. Ce va-et-vient entre vérité locale
et vérité universelle constitue le tissu anthropologique, parfois jus
qu'à l'obsession. Mon obsession, c'est le dépistage du malentendu
interculturel. Je vais donc m'y adonner ici.
En quoi consiste ce malentendu ? Pour reprendre très rapidement
une analyse amorcée ailleurs {Evidences invisibles : Américains et
Français au quotidien, Éd. du Seuil, 1987), je dirai qu'il y a terrain
propice à la naissance du malentendu quand, dans ma rencontre avec
l'étranger, mon « naturel » ne coïncide pas avec son « naturel » ;
quand je n'ai pas conscience du fait que ce que je prends pour la
vérité n'est qu'une vérité ; quand je conçois la vérité de l'autre
comme une menace à la mienne parce qu'elle la contredit.
Comme il n'y a pas nécessairement malentendu dans chaque ren
contre interculturelle, il est très difficile de s'en rendre compte quand
cela arrive.
Pour cerner ces différences, j'ai montré alors comment utiliser
l'analyse culturelle - le mot culture étant pris dans son sens anthro
pologique. Qu'il me suffise donc de rappeler que je conçois la culture
comme la logique selon laquelle nous avons appris à construire notre
univers (et donc notre quotidien). Les prémisses de cette logique
étant implicites, nous ne pouvons les appréhender que par l'analyse.
A l'encontre de mes habitudes et coutumes, que je peux apprendre à
changer ou abandonner après en avoir pris conscience, je ne peux pas les prémisses de cette logique que j'appelle ma culture ; je ne
peux qu'apprendre à en prendre conscience et, tout au plus,
apprendre à comprendre comment et quand elles entrent en conflit
196 Une histoire de singes et de malentendus
avec celles de l'autre, de l'hetéroculturel. Cette pratique n'a donc pas
pour but de changer ma façon « naturelle » de penser, et de m'effacer
devant celle de l'autre - conclusion souvent attribuée à tort au « rela
tivisme culturel » -, mais de me donner un moyen d'explorer l'ima
ginaire de l'autre, et de m'en enrichir.
J'ai déjà abordé la question de l'argent (dans Évidences invisibles)
et du malentendu culturel qui existait, à ce sujet, entre Français et
Américains. Il se trouve que lorsque Daniel Percheron m'a demandé
de réfléchir davantage à cette question, je suis tombée par hasard sur
un texte qui semblait avoir été fabriqué pour les besoins d'une illu
stration (« Le sexe des singes », Le Nouvel Observateur, 27 nov-3 déc.
1987). Dans cet article, Françoise Giroud s'amuse à commenter ainsi
une émission de télévision :
Christine Ockrent a entrepris de faire notre éducation, misérables
Français que nous sommes, entêtés à refuser de mettre nos revenus
et nos salaires sur la place publique. [...] « Quel est le montant de
votre patrimoine ? », a-t-elle demandé à David de Rothschild. [...]
Il l'a envoyée [...] sur les roses. [...] Il est vrai que, interrogé de la
sorte aux Etats-Unis, David de Rothschild ne se serait pas dérobé.
F. Giroud explique ensuite les raisons de cette « transparence »
américaine :
...elle est le fruit, là-bas, d'une société qui, pour des raisons histo
riques, a fait de l'argent la première de ses valeurs. L'aune à
laquelle on mesure un homme. On montre son argent aux États-
Unis comme les singes montrent leur sexe, à qui aura le plus
grand. La publicité faite par chacun à ses revenus est le produit du
primat accordé à l'argent.
Et de conclure :
Alors, si déplaisante que soit parfois l'hypocrisie française en ce
domaine, on me permettra de la trouver préférable si elle doit nous
protéger de devenir, à l'égard de l'argent, américains.
Ce texte, qui fait écho à d'innombrables réflexions d'informants
français, montre comment fonctionne le malentendu culturel. C'est
donc en tant que texte français que je voudrais lire ici l'article de
Françoise Giroud. Ce qui veut dire que son style, si alerte qu'il soit,
et son propos, si juste ou non que je puisse le trouver, n'entrent pas
ici en ligne de compte, bien qu'ils aient certainement joué un rôle
dans mon choix. Mais, si injuste que cela puisse être à l'égard de
197 Raymonde Carroll
F. Giroud (et je demande ici pardon de cette inélégance), ce n'est pas
l'auteur, mais la logique culturelle du texte qui m'intéresse ici,
logique qui ne doit rien à l'auteur, mais qui informe ce texte en dépit
même de l'auteur.
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