La Patte de l ours - article ; n°1 ; vol.24, pg 5-42
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Description

L'Homme - Année 1984 - Volume 24 - Numéro 1 - Pages 5-42
38 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1984
Nombre de lectures 32
Langue Français
Poids de l'ouvrage 3 Mo

Extrait

Rémi Mathieu
La Patte de l'ours
In: L'Homme, 1984, tome 24 n°1. pp. 5-42.
Citer ce document / Cite this document :
Mathieu Rémi. La Patte de l'ours. In: L'Homme, 1984, tome 24 n°1. pp. 5-42.
doi : 10.3406/hom.1984.368468
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1984_num_24_1_368468LA PATTE DE L'OURS
par
RÉMI MATHIEU*
C'est probablement dès l'époque préhistorique que l'ours fit l'objet d'un culte
chez un grand nombre de populations de l'hémisphère nord. A. Leroi-Gourhan1,
tout en admettant cette hypothèse, émit des réserves sur la validité des argu
ments avancés pour l'étayer. Quelle fut, à cette haute époque, la fonction rel
igieuse de cet animal et pourquoi en eut-il une ? Dans le cas de la Chine, c'est à
travers quelques récits mythiques, quelques pages d'histoire que nous sont
parvenus des bribes de légendes, des récits tronqués relatifs à l'ours. Ce serait bien
mince si nous ne disposions pour notre enquête d'une vaste documentation ethno
graphique témoignant de pratiques cultuelles chamaniques sur un territoire qui
aurait couvert l'Europe, le Nord de F Asie centrale et orientale, ainsi que le
Nord-Ouest de l'Amérique du Nord. Hypothèses qu'illustreraient la peinture
célèbre du « sorcier » de la grotte des Trois-Frères en Ariège, représentant un
officiant (?) à pattes antérieures d'ours2, et surtout la prodigieuse communauté
de croyances attestées de part et d'autre du Pacifique. Sans doute exista-t-il des
formes variées d'arctolâtrie, mais leur comparaison viendra peut-être combler les
lacunes des textes chinois de l'Antiquité. Le culte de l'ours peut d'ailleurs avoir
disparu d'une société depuis des siècles ; les traces qui en subsistent prennent alors
valeur de signifiant pour l'imaginaire, ne fût-ce que sous la forme innocente d'un
ours en peluche3.
Notre enquête commence en Chine à la table du duc Ling de Jin (vne siècle
av. J.-C), prince déraisonnable s'il en fut, qui mit à mort (à coups de cuillère) son
* Centre national de la Recherche scientifique, Paris.
NB — Abréviations des ouvrages chinois : H S : Hanshu ; HHS : Hou Hanshu ; HNZ :
Huainan zi ; LSCQ : Lùshi chunqiu ; SHJ : Shanhai jing.
1. Leroi-Gourhan 1976 : 31-33.
2. Ibid. : 117 ; cf. également Leroi-Gourhan 1961 : 61, où la description diffère quelque
peu.
3. G. Durand (1969 : 71) note avec à-propos l'importance du rôle de l'ours en peluche
dans le monde des enfants occidentaux {cf. infra, n. 93),.
L'Homme, janv.-mars 1984, XXIV (1) , pp. 5-42. 6 REMI MATHIEU
chef cuisinier. Son crime était d'importance : il n'avait pas su faire cuire des
paumes d'ours. L'histoire est contée dans les ouvrages chinois de l'Antiquité, non
pour vanter les exigences gastronomiques de ce seigneur, mais pour déplorer son
manque évident de mesure. Sous les Zhou orientaux (770 à 221 av. J.-C), le
Zuozhuan^, le Gongyang zhuan5 et le Liïshi chunqiu6 ; sous les Han antérieurs
(205 à 24 av. J.-C), le Shiji7 ; puis, sous les Jin (265 à 420), le « Qi ming » de Zhang
Xie (?-3O7)8 rapportent cette lamentable affaire.
Les commentateurs des deux premiers ouvrages expliquent que la cuisson des
pattes d'ours est longue et délicate. On le croit volontiers à lire l'aventure du
« roi » Cheng de Chu (il régna de 671 à 621 av. J.-C.) qui, ayant refusé de nommer
son fils aîné prince héritier, fut assailli par l'armée de ce dernier. Dans le vain
espoir de gagner du temps, il demanda, espérant l'arrivée des secours, à manger
des pattes d'ours avant de mourir. Cela ne lui fut pas accordé et il s'étrangla.
L'anecdote est encore racontée dans le Zuozhuan9, le Han Feizi10 et le Guoyu11
des Zhou. Deux poèmes du WenxuanP1 indiquent que ce mets doit être consommé
rôti ; nous verrons plus loin qu'il peut aussi être bouilli. De tous les textes de
l'Antiquité chinoise, aucun, étrangement, ne mentionne d'autres parties de la
viande de cet animal. Seul le Huainan zi13 dit, sans autre précision, que l'homme
« mange de sa chair ». Faut-il en déduire qu'on ne mangeait alors que ses pattes
ou, plus exactement, ses paumes ? A toutes les époques, on s'est plu en Chine à
voir en elles le plat succulent par excellence : le philosophe Mencius (ive siècle
av. J.-C.) n'écrivait-il pas dans le Mengzi que c'était là son mets favori ?14 Le Xu
Soushen ji, cité par Li Shizhen (1518-1593) dans le Bencao gangmu15, signale que
les paumes d'ours constituent l'un des « huit plats succulents » et qu'elles étaient
très appréciées des hommes de l'Antiquité. Dans un festin grandiose que narre le
Shuihu zhuan16, on servit des « soles de chameaux et des paumes d'ours ». Passant
4. Xuangong 2 (« Deuxième année du duc Xuan »), trad. S. Couvreur, Paris, Cathasia,
195 1, I : 568. La transcription utilisée ici pour le chinois est le pinyin.
5.6, § 1, in Ch'un-ch'iu ching-chuan yin-teh, 1, Taipei, Harvard- Yenching
Institute, Chinese Materials Center, 1966 (« Sinological Series ») : 186, 1. 8.
6. LSCQ (« Printemps et automnes de Maître Lu »), éd. Sibu beiyao (sbby), chap. 23 : 7a ;
le mot désignant la patte n'est pas le même que dans les textes précédents.
7. Shiji, chap. 39, trad. É. Chavannes : Les Mémoires historiques , Paris, A. Maisonneuve,
1967, IV : 313.
8. « Qi ming », in Wenxuan, éd. Siku shanben congshu, chap. 35 : 17b.
9. Wengong i, trad. S. Couvreur, I : 446.
10. Han Feizi, éd. Shijie shuju, chap. 10 : 190.
11. Guoyu («Propos sur les principautés »), éd. Shanghai guji chubanshe, 1978 ; « Chuyu »,
2e part., chap. 18 : 575.
12. « Mingdu pian », chap. 27 : 28a et « Qi fa », chap. 34 : 6a.
13. HNZ (ouvrage écrit au 11e siècle av. J.-C. par Huainan zi), éd. sbby, chap. 15 : 10b.
14. Mengzi, chap. 6a, § 10, trad. S. Couvreur, Paris, Cathasia, 1949 : 571.
15. Bencao gangmu, Hong Kong, éd. Shangwu yinshuguan, 1974, chap. 51 : 19.
16. Édition en 100 chap., chap. 92, trad. J. Dars : Au Bord de l'eau, Paris, Gallimard,
1978 (« La Pléiade »), II : 1324, n. 2. LA PATTE DE L OURS 7
des Song (960 à 1279) aux Qing (1644 à 1911), on lit dans un autre grand roman,
le Honglou meng17, que les paysans d'un village devaient remettre à titre de rede
vance au seigneur du lieu vingt (!) paires de pattes d'ours.
Sans doute, les paumes d'ours sont-elles succulentes18, mais pourquoi a-t-on
ainsi limité la consommation alimentaire de l'animal que d'autres cultures et
d'autres époques considéraient comme entièrement comestible ?19 Les recherches
archéologiques montrent que la chair de l'ours était aux temps préhistoriques
une nourriture relativement courante20. L'exemple de la civilisation chinoise,
d'autres aussi d'ailleurs, tendent à montrer que le goût pour cette viande s'est
peu à peu restreint aux seules paumes. Dans l'Antiquité occidentale, Pline et
Plutarque en ont vanté l'excellence21 ; au xvne siècle, elles étaient servies à la
table des princes allemands22. A l'époque moderne, on en constate la consommat
ion chez les Nivkh de l'île de Sakhaline23. Les autres parties de l'ours mangées
par les hommes sont rôties au feu de bois, celles réservées aux femmes bouillies
dans un chaudron24. On retrouve dans le Nord-Ouest de l'Amérique du Nord et
cette pratique culinaire et une ségrégation plus prononcée à l'égard des femmes :
chez les Déné, celles-ci n'ont pas le droit de manger les pattes de l'ours « à cause
d'un mythe où l'ours s'était montré libidineux »25. La minorité miao de Chine
méridionale exerça, au moins jusqu'au début de ce siècle, un florissant commerce
17. Honglou meng, chap. 53, trad. Li Tche-houa : Le Rêve dans le pavillon rouge, Paris,
Gallimard, 1981 (« La Pléiade »), I : 1233.
18. Il ne m'a pas encore été permis de vérifier cette affirmation. En fait, il semble que la
consommation des paumes d'ours chez les Chinois proprement dits (minorités nationales
exceptées) ait pris fin aux alentours du xixe siècle (communication personnelle de M. Chang
Fu-jui). Les Ewenke (Toungouses) de Mongolie intérieure en font toujours, semble- t-il, leurs
délices : voir Wureertu & Huang Guoguang,

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