Le temps et la véracité - article ; n°1 ; vol.62, pg 377-393
18 pages
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Description

Revue des études slaves - Année 1990 - Volume 62 - Numéro 1 - Pages 377-393
17 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1990
Nombre de lectures 27
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Monsieur Jean-Paul Sémon
Le temps et la véracité
In: Revue des études slaves, Tome 62, Fascicule 1-2. En hommage à Roger L'Hermitte. pp. 377-393.
Citer ce document / Cite this document :
Sémon Jean-Paul. Le temps et la véracité. In: Revue des études slaves, Tome 62, Fascicule 1-2. En hommage à Roger
L'Hermitte. pp. 377-393.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/slave_0080-2557_1990_num_62_1_5893LE TEMPS ET LA VÉRACITÉ
PAR
JEAN-PAUL SÉMON
1. QU'EST-CE QUE LA VÉRACITÉ 7
II existe des cas où l'univers de référence, celui dont parle l'énonciateur1, ne
se situe pas dans le même continuum que l'univers de renonciation, celui dans
lequel le texte est produit. La faculté dont use naturellement l'interprète de juger
vraies ou fausses les représentations qui lui sont proposées, est alors inutile et
comme suspendue. L'énonciateur y gagne la propriété de dire le vrai absolu
ment, mais un vrai dont la validité ne peut déborder les frontières de ces univers
déconnectés à la fois du je et du tu : univers mythiques, univers fantastiques,
univers romancés, univers psychologiques où l'énonciateur pénètre en faisant
fusionner sa conscience auctoriale avec celle d'un personnage, univers simple
ment réaménagés par l'imagination, fût-ce celle de l'historien saisi par la
passion démiurgique de recréer le temps. En somme un vrai incontestable parce
qu ' inauthentique.
Cette propriété que, dans certaines conditions, l'énonciateur acquiert de
paralyser le jugement aléthique de ses interprètes, comment la nommer ?
De Dieu Descartes dit qu'« étant souverainement parfait », il « ne peut être
cause d'aucune erreur» (4e Médit., 17), ni se tromper, ni nous tromper. Et
ľ« attribut de Dieu qui garantit la vérité de notre connaissance des choses
matérielles » (6e Médit., 9), il le nomme véracité2.
Je nommerai donc véracité cet attribut de l'auteur qui seul garantit la vérité
de notre connaissance des univers fictifs, inaccessibles, en rupture avec le nôtre.
L'homme qui lève la séance en disant la séance levée est dans sa fonction de
président doté d'une vertu particulière, la performativité, qui procède d'un
contrat social. La faculté qu'a l'énonciateur en tant que créateur d'univers fictifs
de dire le vrai incontestablement, si irréfragablement qu'il est non seulement
1 Par énonciateur j'entends le producteur du texte, celui qu 'Oswald Ducrot nomme le
locuteur. L'énonciateur selon Ducrot, celui qu'on dit qui dit, est pour moi un énonciateur relayé
ou même putatif.
2. C'est par un affadissement déplorable de son sens qu'on fait du mot véracité un inutile
synonyme de véridicité, qualité éventuellement fortuite de celui qui ne ment ni ne se trompe
(mais pourrait mentir et se tromper), qualité qui de toute façon ne lui est reconnue qu'après
jugement, ce qui implique qu'elle peut l'être par erreur.
Rev. Étud. slaves, Paris, LXII/1-2, 1990, p. 377-393. 378 JEAN-PAUL SEMON
impossible de rejeter ses propositions comme fausses mais même impensable de
les soumettre au jugement de vérité avant de les mémoriser procède elle aussi
d'un contrat, non plus social, mais culturel et personnel1. Il y a une analogie
entre l'énonciateur performatif et le créateur des univers inauthentiques : ils sont
l'un et l'autre doués de véracité. Les interprètes peuvent récuser cette véracité :
on se trouve alors dans une situation révolutionnaire qui entraîne une rupture de
communication : on jette le président de séance par la fenêtre, on jette au panier
l'ouvrage de fiction2.
2. QUELLES SONT LES CONDITIONS DE LA VÉRACITÉ ?
La véracité a pour condition nécessaire et suffisante la rupture du continuum
entre l'univers de référence et l'univers de renonciation (continuum UR/UE),
rupture affichée grammaticalement et/ou déductible sémantiquement du texte et
de ses rapports avec son champ d'incidence.
D'après la nature de son texte, l'énonciateur sait d'avance si la foi de ses
interprètes potentiels qu'il se représente sous la forme de l'énonciataire lui est
inéluctablement acquise ou s'il devra la négocier pas à pas. Le texte en portera
des marques que tout interprète, singulièrement le destinataire (c'est-à-dire
l'interprète visé en tant qu'énonciataire), devra pouvoir reconnaître :
— organes grammaticaux ou lexicaux (embrayeurs de personne, de temps,
de lieu, de mode ; indices d'affectivité, etc.),
— relation sémantique du texte à son champ d'incidence (dans la recon
naissance de laquelle joueront leur rôle tant les considérations logiques et
grammaticales que la pure intuition).
Le rôle de la grammaire est donc important en l'occurrence et, la grammaire
variant selon les langues, il faut s'attendre que les indices textuels de la rupture
dont découle la véracité ne seront pas les mêmes en russe et en français.
1. C'est parce que je refuse de renoncer à connaître un univers jusque-là inexistant pour
moi que je passe avec l'énonciateur ce contrat qui fonde sa véracité et je le fais pour assouvir une
soif qui n'est pas précisément une soif de savoir mais plutôt une soif d'expérience dérivée de la
soif de vivre. Les conditions de cette véracité de l'énonciateur ne sont donc pas celles que la
théologie exige pour la véracité divine, mais elles en sont analogiques. Adaptant la pensée d'un
philosophe dont la vision du monde est toute différente, je dirais que « puisqu'une analogie a
déjà révélé dans la natura naturans l'art d'un sujet-auteur et, on peut même le dire, d'un dieu-
artiste, la mimésis déploie l'identification de l'acte humain à l'acte divin ». (J. Derrida écrit : a
déjà fait de et non révélé dans ; « Economimesis », in Mimesis des articulations, p. 67.)
2. Je distingue donc soigneusement deux pratiques fort différentes de l'énonciateur par
rapport à la vérité de ce qu'il énonce, pratiques généralement confondues sous le terme
d'assertion :
— celle de l'homme qui porte témoignage sur le présent ou ses racines passées - or toute
information qui ressortit à l'univers réel est toujours (devrait toujours être) assertée (cf. les
manipulations dont traitent certains participants de ce colloque) ;
- celle de l'homme qui crée un nouvel univers déconnecté du réel, un univers auquel son
discours est le seul accès possible.
On ne peut asserter au sens propre du terme que ce qui peut être contesté. Les situations
énonciatives, connues depuis Searl, qui ne pourraient tolérer la contestation qu'en se détruisant
elles-mêmes, récusent l'assertion, y sont étrangères, et sont au contraire celles où se déploie la
véracité. LE TEMPS ET LA VÉRACITÉ 379
Dans les langues comme le russe, qui ne possèdent pas d'outil grammatical
permettant de spécifier la rupture modale génératrice de véracité, elle sera
induite de la transcendance de l'énonciateur à l'univers de référence, transcen
dance qui ne peut être établie sans une sévère censure des faiblesses inhérentes à
toute personnalité : épistémiques (on ne doit avouer ni ignorances ni erreurs),
artistiques (on ne doit ni hésiter ni se corriger), psychologiques (on ne doit
jamais dévoiler aucune tentative de manipuler l'énonciataire).
Le statut de l'énonciateur est alors l'extratextualité et la dépersonnalisation,
ce qui implique qu'il ne peut être qu'apophatiquement présent à son texte et que
nul ego personnalisé prétendument énonciateur ne peut l'y relayer1.
La dépersonnalisation de l'énonciateur n'implique toutefois nulle passivité et
permet en fait une maîtrise accrue de l'univers de référence. L'auteur acquiert
des pouvoirs de connaissance dont l'homme est dépourvu dans l'univers réel :
connaissance de situations qui coexistent tout en s 'excluant (don d'ubiquité), des univers mentaux étrangers qui font de lui une espèce
d'Asmodée2. C

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