LE DEVELOPPEMENT DU LANGAGE
*ORAL
**JEAN A. RONDAL
CONTENUS
1. INTRODUCTION : SYSTEME LANGAGIER , MODALITES , ET
FONCTION
2. L’ONTOGENESE LANGAGIERE : ELEMENTS DE DESCRIPTION
2.1. DEVELOPPEMENT PHONETIQUE , INFRAPHONOLOGIQUE, ET
PHONOLOGIQUE
2.2. DEVELOPPEMENT LEXICAL
2.3. RELATIONS SEMANTIQUES ET DEVELOPPEMENT GRAMMATICAL
2.4. ASPECTS PRAGMATIQUES ET DISCURSIFS
3. L’ONTOGENESE LANGAGIERE : ELEMENTS D’EXPLICATION
3.1. GENES, CERVEAU, ET LANGAGE
3.2. ASSISES COGNITIVES
3.3. MEMOIRE DE TRAVAIL ET LANGAGE
3.4. LA PROBLEMATIQUE INTERPERSONNELLE DE L’ONTOGENESE
LANGAGIERE
4. LISTE DE REFERENCES
*Laboratoire de Psycholinguistique, Université de Liège, B32, SART TILMAN, 4000 LIEGE, BELGIQUE .
2
1. INTRODUCTION : SYSTEME LANGAGIER, MODALITIES, ET
FONCTIONS
Le langage est le produit de l’intégration de plusieurs composantes ou sous‐
systèmes : (1) Le niveau phonologique regroupe les sons propres à une langue
(appelés phonèmes) ; (2) Le niveau morpho‐lexicologique reprend les éléments
lexicaux ou mots de la langue lesquels constituent le lexique ou vocabulaire. C’est le
« dictionnaire mental »; (3) Le niveau morpho‐syntaxique (ou grammatical, au sens
étroit) concerne la réalisation des structures complexes de sens sous forme de
séquences organisées de lexèmes; (4) Le niveau pragmatique regroupe une série de
sous‐fonctions visant à agir sur ou à influencer l’interlocuteur; (5) Reste le niveau du
discours au sens d’énoncé supérieur en taille à la phrase et considéré du point de vue
de son organisation informationnelle.
Chaque sous‐système dispose d’une certaine autonomie par rapport aux autres
sous‐systèmes, comme le montrent les considérations actuelles sur la modularité
neurofonctionnelle du langage et comme en attestent les dissociations observées dans
les pathologies du langage, particulièrement dans les syndromes génétiques du
retard mental (cf. Rondal & Edwards, 1997). Le calendrier de développement varie
également de manière substantielle selon le sous‐système langagier envisagé. On
peut, cependant, tracer une sorte de ligne de démarcation entre certains sous‐
systèmes langagiers et d’autres. Les aspects sémantiques (lexicaux et structuraux) du
langage sont davantage dépendants des systèmes conceptuels de l’esprit que les
aspects phonologiques et morpho‐syntaxiques. Pour cette raison et pour marquer
une différence de nature entre les deux séries de composantes, Chomsky (1981) a
suggéré d’appeler conceptuels les premiers aspects et computationnels les seconds. Il
serait sans doute plus approprié encore d’effectuer une répartition correspondante
mais selon trois catégories, à savoir: les aspects computationnels, les aspects
conceptuels (sémantiques), et les aspects socio‐informationnels du langage; ces
derniers regroupant les régulations pragmatiques et l’organisation informationnelle
du langage au niveau des macrostructures discursives. 3
Les langages humains existent en plusieurs modalités. Les principales sont la
modalité auditive et de parole, la modalité visuelle et graphique, et la modalité
visuelle et gestuelle. En principe toute modalité sensorielle et motrice peut servir de
base à une forme de langage. Les modalités de langage mettent en jeu le même
dispositif central, qu’on appelle parfois la « faculté » de langage. Cette faculté
s’organise autour d’une double capacité fondamentale: une capacité lexicale (établir,
retenir en mémoire, et utiliser réceptivement et productivement un stock important
d’associations signifiés—signifiants—référents) et une capacité grammaticale,
correspondant à l’organisation de la langue au niveau des séquences et des
dépendances structurales entre mots (énoncés—phrases) et des séquences de
séquences (paragraphes et discours). A cette double capacité, vient s’ajouter une
dimension instrumentale et sociale qu’on désigne par « pragmatique du langage ».
Les centres cérébraux qui régissent les aspects grammaticaux du langage sont
essentiellement les mêmes indépendamment de la modalité envisagée. Ce fait mérite
d’être souligné. Il n’a été établi que récemment. L’hémisphère cérébral gauche est un
analyseur principalement séquentiel. En cette qualité, il fournit, chez la très grande
majorité des personnes, le substrat anatomique et physiologique de la fonction
langagière. L’hémisphère droit est principalement un analyseur spatial. On a
longtemps pensé que la grammaire des langages gestuels, un langage de l’espace par
définition, devait être localisée dans ce dernier hémisphère. Divers travaux (cf.
Poizner, Klima, & Bellugi, 1987 ; Hickok, Bellugi, & Klima, 1998) ont montré qu’il
n’en était rien et que cette grammaire, comme les autres grammaires, était contrôlée
au niveau de l’hémisphère gauche.
Par fonctions langagières, nous entendons non les usages généraux du langage
appelés parfois fonctions (par exemple, la fonction représentative, la fonction
communicative, la fonction descriptive, la fonction instrumentale — consistant à se
servir du langage comme d’un instrument pour agir sur autrui —, la fonction
autorégulatrice — consistant à se servir du langage, le plus souvent en modalité de
parole à voix basse ou intérieure, pour organiser ses propres pensées ou ses activités 4
—, etc.), mais bien les deux grands volets de l’activité langagière que sont la
production et la compréhension des énoncés.
Dans un sens général, la production d’un message linguistique consiste à aller
de l’idée à la réalisation vocale d’une séquence canonique de lexèmes. La
compréhension est la série d’opérations qui à partir d’un énoncé permet de retrouver
l’idée de départ. Contrairement à ce qui peut paraître à première vue, la
compréhension du langage n’est pas simplement l’opération inverse de la
production. Les deux fonctions sont asymétriques bien que partageant de nombreux
éléments d’une même trame. De façon à concrétiser notre propos, nous nous référons
à un schéma simplifié des opérations impliquées dans la production du langage oral
(Figure 1), schéma inspiré de Levelt (1989) mais avec plusieurs modifications
importantes qu’il n’est pas indispensable de discuter ici.
Insérer la Figure 1 ici
Le point de départ d’un message langagier réside dans une intention de
communication, la sélection d’une ou plusieurs informations à communiquer,
l’ordonnancement de ces informations à fin d’expression, leur mise en rapport avec
ce qui a été dit précédemment et, éventuellement, avec la situation d’échange, les
interlocuteurs présents et certaines de leurs caractéristiques. On peut appeler ce
premier niveau conceptuel‐sémantique. Les informations à communiquer font
également l’objet d’une élaboration sémantique. C’est là que se situe le passage du
conceptuel au linguistique. En effet, les structures sémantiques encodent un certain
nombre de relations, dimensions, et propriétés de la réalité qui sont retenues par une
langue déterminée. Par exemple, on reconnaît l’existence d’agents (entités
responsables d’actions), de patients (entités réceptrices ou « victimes » d’actions),
d’actions, d’états, de processus, d’instruments, et d’autres catégories sémantiques
comme les indications de temps et de localisation dans l’espace. Le produit du
fonctionnement conceptuel‐sémantique est un message préverbal constitué de 5
structures sémantiques mises en rapport les unes avec les autres (mais non
séquentialisé linéairement).
Un deuxième niveau d’élaboration productive est lexico‐grammatical. Des
éléments lexicaux non‐articulés ou lemmes sont sélectionnés à même le lexique
mental de façon à réaliser un message verbal. Les lemmes sont ensuite disposés et
marqués selon les règles morpho‐syntaxiques du langage, avant d’être réalisés sous
forme de mouvements articulatoires au niveau phonologique (message articulé). Ils
deviennent alors des lexèmes. D’autres réorganisations des lemmes, ou plus tard des
lexèmes, peuvent intervenir selon les caractéristiques pragmatiques et discursives
des messages. De même, parallèlement à l’élaboration du message, du préverbal au
verbal articulé, prennent place plusieurs contrôles par des instances incluant des
analyseurs, des dispositifs de vérification de compréhension, des comparateurs du
produit de ces analyses avec les intentions de communication et les informations de
départ, ainsi que l’intégration du message dans le contexte pragmatique et,
éventuellement, discursif de la communication. Nous n’avons pas élaboré ces aspects
dans le schéma de la Figure 1 de façon à lui conserver un caractère de simplicité.
On ne peut donc séparer trop nettement les fonctions de production et d’auto‐
compréhension du langage. La production d’un message requiert un monitoring
basé sur la capacité de comprendre son propre message à mesure qu’il prend forme
et de le comparer avec ce qui était projeté et ce qui convient selon la situation.
En se référant aux étapes de la production d’un message linguistique présentées
à la Figure 1, on peut situer et définir différents « types » de compréhension
langagière. Une première forme de compréhension (non‐linguistique ou plus
exactement non nécessairement linguistique) consiste à deviner le sens d’un message
à partir du contexte situationnel, éventuellement de l’intonation utilisée par le
locuteur, et de suppositions sur ce qu’il (elle) a pu vouloir signifier dans un tel
contexte. Une deuxième forme de compréhension est linguistique mais limitée au
lexique (compréhension lexicale ou, plus exactement, non nécessairement