LA VILLE PROCHE I JEANNE La Luse soupirait en-dessous de ...
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Description

  • cours - matière potentielle : route
  • cours - matière potentielle : eau
  • exposé
Page 1 sur 64 LA VILLE PROCHE I JEANNE La Luse soupirait en-dessous de nous, en lents écoulements oisifs. Ce n'était pas grave, elle avait toujours fait ça. Toujours ainsi louvoyé et toujours aussi hébergé une faune peu abondante, qu'on qualifiait cependant de remarquable, à cause de la prestance des rares animaux peuplant son rivage. On voyait souvent des cygnes se promener dans le coin mais à cette heure, ils avaient tous la tête enfouie sous leur aile chaude et blanche ; sans plus faire de spectacle, ils laissent le courant emporter leur sommeil.
  • route vers la périphérie urbaine
  • sacré pelote sous le gris des nuages
  • grosses mains
  • futur traîneau
  • perpétuelle migration des aliments des animaux d'énergie
  • jeanne
  • faire
  • main
  • mains
  • temps

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Langue Français

Extrait

LA VILLE PROCHE

I

JEANNE
La Luse soupirait en-dessous de nous, en lents écoulements oisifs. Ce n’était pas grave, elle avait
toujours fait ça. Toujours ainsi louvoyé et toujours aussi hébergé une faune peu abondante, qu’on
qualifiait cependant de remarquable, à cause de la prestance des rares animaux peuplant son rivage. On
voyait souvent des cygnes se promener dans le coin mais à cette heure, ils avaient tous la tête enfouie
sous leur aile chaude et blanche ; sans plus faire de spectacle, ils laissent le courant emporter leur
sommeil. Clément les comptait, comme à son habitude. C’était comme les moutons de l’éveil, disait-il,
les savoir là, présents sur la rivière (le fleuve ! corrigeait sa petite sœur qui apprenait sa géographie),
c’était comme entendre des échos de la réalité. Alors, il avait fini par les connaître, ses moutons.
Celui-là avait la tête un peu plus ronde, le masque autour de ses yeux était d’un noir plus prononcé.
Tel autre avait la plume ternie, c’est qu’il se faisait vieux, il est connu pour avoir passé beaucoup de
temps à se chamailler pour un bout de pain. Ses acolytes en gardaient parfois des traces. Les gamins
faisaient des paris, s’échangeaient des billes ou des cartes colorées puis se couraient après pour
récupérer leur bien bêtement perdu. Tout cela finissait par quelques bleus, un regard penaud et la
complicité des grands-parents distraits dans leur vieillesse. Nous étions donc sur un des ponts qui
traverse le fleuve, un pont qui n’avait rien de particulier sinon d’être près de nos habitations
respectives. On s’y donnait souvent rendez-vous, mais aujourd’hui c’était un peu différent. Et comme
Clément finissait de compter (vingt-six et demi, le demi étant pour ce col-vert adopté par la bande), on
sentait bien que le « demi » final avait une tonalité différente, celles qu’on sent au moment des grands
jours et que chacun conserve en soi en se disant « il ne faut pas que j’oublie » mais on ne fait pas
toujours ce qu’on veut et un canard, ce n’est pas si important. Les chiffres avaient achevé de sonner
dans l’air froid du matin, de dissiper la brume qui tapisse l’eau en petits volutes, du moins, dans nos
esprits à tous. Nous avons laissé le silence courir un peu devant, pour lui laisser prendre de l’avance. Il
sera toujours temps de la rattraper. Puis, comme nous étions prêts, nous avons tous tendu le poing
fermé au-dessus de la rambarde. Nous n’avions pas prévu de le faire comme ça, c’était plutôt du genre
improvisé, mais la dramatisation faisait partie de notre spectacle intérieur. Conscients de notre
comédie, incapables de ne pas jouer, nous étions poussés à donner à l’acte une portée symbolique. Un
regard croisé, c’était le signal. Nous avons ouvert les mains, le minuscule bout de plastique s’est
échappé, n’était bientôt plus rien, disparu quelque part ailleurs que dans nos vies ; il n’y eut pas de
ploc, pas de remue-ménage intérieur, juste l’impression que tout était normal et que les choses allaient
continuer ainsi, sur leur route claire et muette, avec juste ce qu’il faut de poussière.
AGATHE
La maison a des volets bleus. C’est la raison pour laquelle je l’ai longtemps détestée. C’est surtout
l’argument que j’ai toujours utilisé en tout cas, pour justifier mes fugues ou, quand je fus plus âgée, la
lenteur de mes retours au domicile parental. En tout cas, avec le recul, je ne peux pas dire que la
couleur était la cause de mon dégoût de la maison. Disons que c’est plutôt à cause de tout ce que j’y
associais, le ciel, la pureté, la tranquillité, les dauphins, rien qui ne me m’attire vraiment, rien qui m’y
noue, rien qu’une prison inerte où mes parents essayaient d’installer des fauteuils confortables. Ils
étaient persuadés qu’un jour j’entendrais raison, mon frère l’avait fait avant moi, je n’étais pas idiote,
je pouvais être convertie. Mais comment vouliez-vous que je fasse, si chaque matin ces volets, il fallait
les ouvrir, leur faire face, eux chargés de leur force répulsive ? Jeanne à qui j’ai un jour parlé de mes
problèmes de fenêtres et de tout le sinistre dont elles recelaient (cette confidence m’a demandé
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beaucoup de courage, je l’ai dit sans la regarder en face, on marchait, j’ai senti que c’était le bon
moment dans la conversation, je me suis jetée à l’eau), m’a conseillé de les laisser ouverts, car « une
fois ouverts, tu ne les vois plus, tes volets, si ? ». Sa remarque étant juste, je l’ai appliquée. Pendant un
temps, c’est allé mieux et je pense que ç’aurait pu continuer comme ça si la mairie n’avait pas décidé
d’installer un réverbère juste devant mes fenêtres. J’ai passé un très mauvaise nuit et le lendemain,
quand je suis allée retrouver Jeanne assise sur les marches du tabac de ses parents, je lui ai exposé mes
cernes. Elle m’a proposé un café pour me réchauffer (l’automne avait des accents glacés à ce moment-
là), peut-être aussi pour balayer la mauvaise humeur qui m’éraillait et me rendait peu aimable. Je
m’excusai plus ou moins sincèrement, elle me proposa d’aller acheter des tringles et des rideaux épais,
pour empêcher la lumière de passer, il suffisait d’aller au bazar à cinq minutes de là. Nous y sommes
allées. En traînant des pieds dans la magasin de décoration d’intérieur, tout indifférente au choix d’un
coloris – et ce, malgré les suggestions incessantes de Jeanne, je me rendais compte qu’il n’était plus
question ni de volet ouvert ni de rideau ni de store, de grille de cactus, ni d’étagère à mettre devant ni
rien de tout ce qui était proposé, il n’était plus question que de sortir de la maison aux volets bleus, de
les laisser derrière moi et non devant, de les mettre au rang des mauvais souvenirs et pas à celui de
l’habitude. De retour au café les mains vides, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Je n’allais pas
pouvoir retourner à la maison. « Allons, viens habiter quelques temps chez moi » avait alors proposé
Jeanne. Comme dépannage ou bien pour une plus grande période, ce n’était pas bien clair. C’était un
31 octobre et elle fêtait Halloween avec d’autres amis rencontrés à l’école.
BARTHOLOMÉ
Pas très original, je sais. Je ne suis pas quelqu’un d’extraordinaire, je ne me fais pas d’illusions. J’ai
bien essayé… Ma vie, j’ai parfois l’impression qu’elle ressemble à une photocopie grossièrement
gribouillée, mal passée. Je grappille des images, ici et là, sans faire de mal à celui que je vole, je
retiens dans mes filets ce qui me semble bon, ce qui me semble s’ajuster à mes envies (elles ne sont
pas toujours très claires, je m’y suis fais, à force et je sais plus ou moins sélectionner ce qui me
convient). Mais je ne suis moteur de rien. Je l’ai remarqué assez tôt, mon manque d’imagination, le
fait que j’étais différent des autres enfants. Quoique… Nous avons tous poussé. Pris des centimètres et
pillé nos puits d’inventivité pour le faire. En grandissant, la plupart des gosses devenus réalistes sont
venus grossir ma bande en grand nombre et il en restait peu, des autres qui faisaient de la musique ou
qui dessinaient autre chose que des bêtises et des insultes dans la marge de leurs cahiers. Ceux-là, je
les côtoie depuis toujours, ils sont de bonne compagnie et veulent bien de la mienne (je m’arrange
pour ne pas faire chuter la balance du côté de l’immobilisme, pour être à l’écoute) ; je me dis que leur
aura percera un jour ma carapace, qu’il est toujours bon d’aller et venir avec eux autour. Après tout,
j’ai une vie à vivre, comme tout le monde, il y aura bien un moment, il y aura forcément un moment
où les barrages cèderont. En attendant, j’ai remarqué un phénomène assez triste. C’est que ma tête
repousse les idées. C’est véridique : dès qu’elles viennent dans ma direction, à peine mon cerveau les
détecte-t-elles que déjà elles rebroussent chemin. Alors je n’en retire qu’un soupçon d’odeur créative,
une vague silhouette au travers de la pluie, vous pensez bien, rien d’exploitable en l’état. Rien qui me
permette d’exprimer quelque chose d’inédit, qui vienne de moi, venu d’on ne sait où, peut-être d’un
éclat de lumière croisé sur une route. Je me contente d’observer les idées de loin, de les admirer, de
déduire les techniques utilisées, d’en prendre de la graine. Je me nourris de toute culture, en particulier
de livres et de recettes de cuisine. Mon tamis n’est pas toujours efficace, parfois, je ne retiens rien
d’

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