Gilles Châtelet Les Animaux malades du consensus
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Niveau: Secondaire, Collège, Troisième
PARUTIONS C AH IER S P H I L O S O P H I Q U E S n ° 12 6 / 3e tr im es tre 2 01 1 123 NOTE DE LECTURE Gilles Châtelet, Les Animaux malades du consensus textes recueillis par Catherine Paoletti, Paris, Lignes, 2010, 252 p. Dans ce recueil organisé par Catherine Paoletti, qui en a également écrit l'Introduction et la très importante Notice biographique, Gilles Châtelet aborde au fi l de textes courts et parfois anciens, les sujets qu'il dévelop- pera en 1998 dans Vivre et penser comme des porcs. Le fi l conducteur de ces écrits de circonstances est l'étude des formes de pouvoir propres aux sociétés néolibérales (les « démocraties-marchés ») et leur articulation aux conduites individuelles et collectives. Châtelet mobilise non seulement sa propre philosophie de la physique-mathématique, qui est son legs théoré- tique principal, mais aussi un horizon spéculatif qui est celui des philoso- phies idéalistes et romantiques, et de la critique dialectique des sociétés capitalistes par l'École de Francfort. Les modes d'expression choisis par Châtelet doivent également retenir l'attention : son écriture foisonne de métaphores, néologismes et concepts allusifs. Tout se passe comme si la lutte contre la normalisation des pensées et des conduites ne pouvait que se démarquer de la fausse clarté que Châtelet reproche à la philosophie analytique.

  • cœur de la relecture par châtelet du trajet historique et des possibilités inexprimées de la physique mathématique

  • démocraties-marchés

  • politique

  • idéal de la libre mathesis

  • puissances de l'auto-différenciation et de l'auto-mouvement

  • conscience critique diffuse

  • châtelet


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Langue Français

Extrait

PARUTIONS
CAHIERS
PHILOSOPHIQUES
n° 126
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trimestre 2011
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NOTE DE LECTURE
Gilles Châtelet,
Les Animaux malades du consensus
textes recueillis par Catherine Paoletti,
Paris, Lignes, 2010, 252 p.
Dans ce recueil organisé par Catherine Paoletti, qui en a également écrit
l’Introduction et la très importante Notice biographique, Gilles Châtelet
aborde au fi
l de textes courts et parfois anciens, les sujets qu’il dévelop-
pera en 1998 dans
Vivre et penser comme des porcs.
Le fi
l conducteur de
ces écrits de circonstances est l’étude des formes de pouvoir propres aux
sociétés néolibérales (les « démocraties-marchés ») et leur articulation aux
conduites individuelles et collectives. Châtelet mobilise non seulement sa
propre philosophie de la physique-mathématique, qui est son legs théoré-
tique principal, mais aussi un horizon spéculatif qui est celui des philoso-
phies idéalistes et romantiques, et de la critique dialectique des sociétés
capitalistes par l’École de Francfort. Les modes d’expression choisis par
Châtelet doivent également retenir l’attention : son écriture foisonne de
métaphores, néologismes et concepts allusifs. Tout se passe comme si la
lutte contre la normalisation des pensées et des conduites ne pouvait que
se démarquer de la fausse clarté que Châtelet reproche à la philosophie
analytique.
Le point de départ de l’analyse des démocraties-marchés est leur
manière d’utiliser la puissance collective révélée par les pouvoirs éton-
nants de l’« amibe géante », du « levain promeneur » (p. 39) composé
des masses mobilisées par la Grande Guerre. Le stalinisme, le nazisme
et le
New Deal
fournirent des réponses à cette irruption de l’intelligence
autonome du Nombre – ce fut la solution américaine qui s’imposa, cana-
lisant le potentiel de la masse vers les demandes d’un Grand Marché, ce
qui revenait à déjouer la dangerosité politique de cette entité. La « belle
unité mobile » fut morcelée en « unités de détresse », « Robinson-parti-
cules » qui, comme Hobbes l’avait vu, « deviennent équivalents et peuvent
être objets d’un calcul » (p. 95). La dissolution du « Million d’hommes »
en une circulation d’individus « consommateurs-prestataires » (p. 65) se
fait par la transformation des masses « en agents sommables et mani-
pulables, voués à une compétition farouche pour le partage du butin
mondial des biens et services » (p. 85). Cette stratégie de neutralisation de
l’« amibe » articule de manière perverse la différence et l’homogénéité ; les
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particules subissent une injonction incessante à se singulariser, à « bouger »,
à fl
uidifi
er et individualiser leurs goûts et jouissances. Mais l’activité fébrile
et la prolifération des différences tendent à « la convergence vers l’état d’in-
différenciation maximale » : la personnalisation par réitération du choix
entre alternatives équivalentes, et donc en effet insignifi
antes, tend à l’iden-
tité «
modulo
une certaine opération de consommation, de relation ou de
communication » (p. 53-54).
Mais les démocraties-marchés ont aussi fourni une identité collective
et une autorité morale à la « bouillie » uniforme surgissant du « plura-
lisme liquide » et du « droit à la différence » : l’Homme Moyen articule
la conduite de l’
homo oeconomicus
,
dont l’agitation affairée ne produit
que de l’équilibre, aux valeurs normatives de la démocratie des opinions et
des majorités. L’équation Marché-Démocratie-Majorité d’Hommes Moyens
érige en
vox populi
une moyenne résultant de tous les « égoïsmes et narcis-
sismes » (p. 41). L’autorité morale fondée sur la moyenne recompose « les
caprices de la Foire de la Différence dans la silhouette grassouillette de
Joseph Prudhomme » (p. 45) : elle fonctionne en imposant comme horizon
indépassable de l’agir le bon sens et le sens commun, ce qui rend indispen-
sable la fabrication d’un consensus bien-pensant et provincial, friand de
sécurité et de pluralisme, de certitudes autosatisfaites et de caprices puérils,
d’humanisme communicationnel et d’ennui de nantis. D’où, pour Châtelet,
l’importance dans les pratiques gouvernementales contemporaines de l’in-
dustrie du consensus, productrice de l’ordre moral postmoderne : « une
racaille communicative fait bien en effet la une de la promotion sociale :
attachés de presse, relations publiques, interviewers, présentateurs, univer-
sitaires recasés dans l’import-export » (p. 58).
L’une des conséquences principales que Châtelet tire de cette analyse
concerne l’incompatibilité de cette forme de société avec les grands projets
politiques et les orientations culturelles ambitieuses : la Société Libérale
Avancée ne peut avoir de « politique culturelle », car « quelle peut être la
culture d’une société d’enzymes gloutons ? » (p. 55). D’où des remarques
d’une très grande actualité à propos de la crise de l’Université, sa perte de
la «
fonction charismatique
d’organe de réfl
exion globale et de synthèse »,
garantie jadis par une « relative autonomie face aux demandes sociales »
(p. 75). L’impuissance de l’Université face aux autres centres de fabrication
de l’opinion (les médias, et l’ENA, qui non seulement écrase la fonction des
élites sur la gestion, mais surtout produit et diffuse une vision du monde
globale) et sa marginalisation vis-à-vis des pouvoirs économiques et politi-
ques annoncent un clivage épocal dans nos sociétés entre, d’une part, des
« techniciens-savants surspécialisés » et de l’autre, des millions de consom-
mateurs d’une « culture générale » (voire d’une « formation permanente »)
médiocre, inoffensive et imprégnée de conformisme (p. 77). Diffi
cile de ne
pas considérer comme clairvoyante ces lignes écrites en 1987. Elles ne font
pas qu’esquisser un diagnostic pessimiste, mais débouchent sur une
pars
construens
que Châtelet confi
e à des remarques fragmentaires et allusives,
assez typiques de ce philosophe ennemi des « ultimatums de clarté » qui ne
visent qu’à soumettre la pensée à l’opinion moyenne.
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Pour Châtelet, les fonctions intellectuelles de la critique et de l’expéri-
mentation restent irréductibles aux démocraties-marchés : il cite à la fois
Gramsci, à propos de la notion d’intellectuel collectif comme « conscience
critique diffuse » par-delà la division du travail et la spécialisation, et
Husserl, identifi
ant à l’idée de « tâche infi
nie » de la construction rationnelle
de la vérité le noyau téléologique de la culture européenne. Cette culture ne
consiste pas seulement dans l’idéal de la libre
mathesis
: Châtelet évoque le
rêve de l’Occident comme « grand poème technique » et le « soliloque vivi-
fi
ant du poète et du grand romancier » (p. 62). Mais il est d’autres éléments
qui opposent une résistance faible et pourtant ineffaçable à ce qu’il appelle
la « Grande Convergence » : ces éléments sont le « réel du travail » – que
la Contre-Réforme libérale veut réduire à une denrée immatérielle et trans-
parente, infi
niment formalisable et manipulable (une manière de penser
le travail qui a gagné à sa cause nombre de milieux « radicaux ») – et la
politique dans ses dimensions d’héroïsme et de convergence vers un « point
idéal » orientant les « consciences politiques » (p. 50).
Cette triade porteuse d’excès et d’exception, Culture-Travail-Politique,
renvoie, pour Châtelet, aux véritables puissances des multitudes humaines :
les puissances de l’auto-différenciation et de l’auto-mouvement, dont il
retrouve la formulation spéculative chez Leibniz, Hegel et Marcuse. Loin
de réagir aux sommations de la circulation marchande, les monades leibni-
ziennes « portent
en elles
le principe de leurs changements » (p. 55), tout
comme la mobilité que fonde, pour Marcuse, la pensée de l’histoire est à
penser surtout comme négativité vis-à-vis des « horizons bornés » et des
« mobilisations » extérieures et mécaniques (p. 229). Ce dynamisme interne,
qui coïncide pour Gilles Châtelet avec le processus de l’individuation, se
manifeste dans ces domaines – Culture-Travail-Politique –, qui sont les para-
digmes de la libre auto-activité par quoi un sujet advient à soi-même comme
processus d’autodétermination.
En dernière instance, ces puissances formatrices immanentes conver-
gent, pour Châtelet, vers la constitution de l’individualité d’un Peuple. Cette
notion assigne ces écrits politiques à une tradition de pensée proprement
romantique, pour laquelle l’individuation et l’autodétermination représen-
tent à la fois les moyens et les buts de l’agir politique. D’ailleurs, les textes
politiques de Châtelet présentent des analogies ou des résonances certaines
avec le
Discours du rectorat
de Martin Heidegger, où l’articulation entre
l’Université et le Travail est explicitement proposée comme ressort de l’af-
fi
rmation-de-soi du peuple allemand ; les thèmes de la parole poétique, de
la politique héroïque et de la signifi
cation esthétique et spirituelle de la
technique sont également des points où Châtelet rencontre, ou aurait pu
rencontrer, la pensée heideggerienne. D’ailleurs, dans ses Cours des années
1930, Heidegger avait creusé les notions de
dynamis
et de
physis
à partir
de la question de la compréhension de l’être comme mobilité qu’il retrou-
vait chez Aristote et Leibniz, et qu’il opposait à l’interprétation mécaniste
de la nature. Or, l’idée de nature comme dynamisme interne est au cœur de
la relecture par Châtelet du trajet historique et des possibilités inexprimées
de la physique mathématique. Donc, la question de la mobilité comme
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libre activité formatrice relie les positions politiques et épistémologiques
de Châtelet, et assigne ce philosophe atypique à une tradition spéculative
qui a élaboré le rapport structurel entre mouvement et liberté.
Il faut pourtant dissiper des équivoques toujours possibles. Pour les
déclinaisons conservatrices de la problématique romantique de la « forme »,
le Peuple ne se donne jamais que la forme qui lui revient depuis toujours, en
tant qu’accomplissement de son destin et de son essence. Au contraire, le
philosophe-mathématicien insiste sur la nature « générique » de ce Peuple
qu’il appelle de ses vœux. La constitution du Peuple n’implique aucunement
la présence cachée d’une origine, elle peut se faire littéralement à partir de
nulle part. Châtelet évoque, à propos de son idée de Peuple, le « monstre
plein d’espoir » : il s’agit d’une référence à des théories évolutionnistes
discontinuistes, pour lesquelles une mutation brusque et imprévisible peut
produire une forme de vie capable de prospérer dans une niche écologique
que rien ne permettait de prévoir ni d’anticiper. Le Peuple de Châtelet est
donc le fruit d’une mutation, l’invention d’une forme imprévue qui explore
des modes possibles d’existence, sans origines ni essences. Le Peuple est
donc radicalement Quelconque, et c’est pourquoi le processus de son indi-
viduation est une tâche que rien ne vient garantir
a priori
. Saurons-nous
réveiller les pouvoirs formateurs dont nous sommes les porteurs virtuels ?
Telle semble être la question posée par Châtelet lorsque, peu avant sa mort,
il raillait le « prosaïsme », l’« horizon borné », l’« inertie », à quoi nous nous
résignons tous trop rapidement.
Dans les lignes qui précèdent, il a fallu citer souvent les textes de Gilles
Châtelet, du fait de l’impossibilité d’en résumer convenablement la densité.
Qu’il nous soit permis de les citer une dernière fois, en guise de conclusion,
lorsque le philosophe fustige la « résignation qui nous interdit de saisir
cette coalition du patient et du rauque qui forge la splendeur de l’indivi-
duation humaine » (p. 234).
Andrea Cavazzini
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