Au nom de quoi
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Description

Avant-propos 13 novembre 2015. J’ai regardé des dizaines, des centaines de fois les visages de ces êtres humains massacrés ce soir-là au nom de rien. À force, j’ai eu l’impression de tous les connaître, de tous les aimer, d’être en deuil d’eux tous alors que je ne les avais évidemment jamais croisés de ma vie. En boucle, j’ai vu et revu ces dizaines de silhouettes sombres qui s’échappaient du Bataclan, poursuivies par l’écho des rafales qui continuaient de retentir. En état de sidération devant la télévision, encore et encore. Paralysée, comme un certain 11 septembre, lorsque, à l’écran, des avions de la taille d’une mouche étaient venus s’encastrer dans deux tours gigantesques. « Ça ne peut pas être vrai. » J’étais adolescente en 2001 ; je suis adulte en 2015 ; les émotions sont les mêmes. S’y ajoute seulement la tristesse de se demander dans quel monde vont grandir nos enfants et comment on va bien pouvoir leur expliquer la folie des uns et l’impuissance des autres. Des semaines durant, les larmes au bord des yeux, la rage au ventre, l’envie de rien, je suis restée devant les actualités et sur internet, incapable de penser à autre chose qu’à cette soirée-là. Je me suis sentie gêné par la force de ce que je ressentais.

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Publié le 31 octobre 2016
Nombre de lectures 47
Langue Français

Extrait

Avant-propos 13 novembre 2015. J’ai regardé des dizaines, des centaines de fois les visages de ces êtres humains massacrés ce soir-là au nom de rien. À force, j’ai eu l’impression de tous les connaître, de tous les aimer, d’être en deuil d’eux tous alors que je ne les avais évidemment jamais croisés de ma vie. En boucle, j’ai vu et revu ces dizaines de silhouettes sombres qui s’échappaient du Bataclan, poursuivies par l’écho des rafales qui continuaient de retentir. En état de sidération devant la télévision, encore et encore. Paralysée, comme un certain 11 septembre, lorsque, à l’écran, des avions de la taille d’une mouche étaient venus s’encastrer dans deux tours gigantesques. « Ça ne peut pas être vrai. » J’étais adolescente en 2001 ; je suis adulte en 2015 ; les émotions sont les mêmes. S’y ajoute seulement la tristesse de se demander dans quel monde vont grandir nos enfants et comment on va bien pouvoir leur expliquer la folie des uns et l’impuissance des autres. Des semaines durant, les larmes au bord des yeux, la rage au ventre, l’envie de rien, je suis restée devant les actualités et sur internet, incapable de penser à autre chose qu’à cette soirée-là. Je me suis sentie gêné par la force de ce que je ressentais. Remplie de l’impression que mon chagrin et mon état de choc étaient déplacés, presque indécents,
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vis-à-vis de tous ceux qui étaient là-bas, ceux qui venaient de perdre un proche, ceux qui seraient traumatisés pendant combien de temps par ce qu'ils avaient vu et vécu. Malgré moi, je suis resté bloquée à la date du 13 novembre en ayant le sentiment que le monde n’attendait pas assez pour se remettre à tourner avec sa frénésie habituelle. En décembre, je suis allée me recueillir devant les terrasses de ces cafés parisiens et devant le Bataclan. Un immense vide m’a envahie lorsque j’ai vu toutes ces fleurs fanées, tous ces dessins délavés, toutes ces lettres, toutes ces bougies qui peinaient à résister au vent. Au moment où j’écris ces lignes, je peux presque à nouveau sentir l’odeur de cire chaude qui flottait là-bas, si inhabituelle dans les rues d’une ville. L’odeur de tous les anniversaires que l’on a eu la chance de fêter dans sa vie. Les nôtres, ceux de notre famille, ceux de nos amis. Toutes ces fois où l’odeur de cire chaude était synonyme de bonheur. Je n’ai pas eu envie d’écrire ce texte, dont chaque image, chaque idée a été éprouvante à transposer en mots, dont chaque mot a été douloureux à extraire : il s’est imposé à moi et m’a fait mettre tout le reste de côté pendant les semaines où il s’est écrit. Naïvement, j’ai cru qu’une fois que les phrases seraient sorties de moi, le tourbillon intérieur s’apaiserait. C’est l’inverse qui s’est produit. Tous les personnages de ce livre sont fictifs, parce que lorsque je me suis levée le matin du 14 novembre et
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que j’ai appris, lorsque, ensuite, j’ai lu et visionné les témoignages éparpillés un peu partout sur internet, j’ai eu le sentiment brutal, presque oppressant, que ceux qui étaient là-bas la veille au soir étaient comme moi. Ils étaient de ma génération, comme on dit. Une génération pour qui la guerre n’existe que dans les livres d’histoire, ou loin, si loin qu’elle semble irréelle, impalpable. Une génération qui sort voir un concert de rock et qui apprécie le simple fait de se retrouver, de communier, presque, au milieu d’inconnus qui vibrent au rythme de la même musique. Une génération qui aime prendre un verre en terrasse et profiter des derniers jours de douceur automnale. Une génération à qui l’on a appris que tant de choses étaient dangereuses, risquées. Qu’il fallait avoir peur du sida, de la crise économique, du réchauffement climatique, de la malbouffe, de la clope, du cancer, du chômage, des ondes wifi, et j’en passe. Une génération que les parents laissaient sortir et s’amuser dehors et qui ne fera sans doute jamais de même avec ses enfants. Trop dangereux, trop risqué. Une génération sans illusions, mais tellement pleine de rêves. Une génération qui peut désormais ajouter « terrorisme » à la liste des choses à craindre, à la liste des choses contre lesquelles se battre et résister. Parce que c’est ce que nous sommes, c’est ce qu’ils étaient : une génération de battants. Une génération censée avoir peur de tout, mais qui se doit de n’avoir peur de rien. Pour tout un tas d’autres raisons indicibles, ils étaient nous.
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Et parce qu’ils étaient nous, j’ai eu besoin de leur imaginer une histoire, un destin, de les transformer en personnages. Je les ai inventés, je ne les ai pas recréés, je ne les ai pas reconstruits à l’issue d’une enquête, d’une minutieuse collecte de renseignements auprès de toutes sortes de sources vérifiées et contre-vérifiées. Je ne souhaitais pas fouiller dans l’intimité de vraies personnes – je ne pourrais ni ne saurais le faire, et ce n’est pas mon rôle, moi qui ne suis pas journaliste. Je les ai inventés en ce qu’ils sont sortis de moi, d’eux-mêmes, parce qu’ils sont eux aussi, à leur manière, moi, et nous. Peut-être vous reconnaîtrez-vous en eux comme vous auriez pu vous reconnaître en chacun de ceux qui se trouvaient ce soir-là au Bataclan. Tous les personnages de ce livre sont donc fictifs. Ils ne sont pas réels, mais sont, je l’espère, vrais. Ce texte suit les destins croisés de dix personnes imaginées et de leurs proches. Dix personnages peut-être plus vrais que nature, que j’aurais tous tellement voulu sauver. Je n’étais pas au Bataclan avec eux le vendredi 13 novembre 2015. Ce qui suit n’est donc pas un document ni un témoignage. Ce n’est pas tout à fait un roman, cependant ; il est bien trop ancré dans la réalité pour cela. C’est simplement une tentative – maladroite, probablement, illégitime, peut-être, mais profondément sincère et si inévitable – de créer quelque chose d’un peu lumineux à partir de toute cette noirceur. Il me semble que là est le rôle de l’écriture. Réinventer la réalité, l’exorciser, la transcender, pour la rendre moins terriblement sombre, plus approchable sans doute.
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J’espère que ceux qui liront ce texte comprendront, que mes mots pourront apporter quelque chose. J’ai écrit en plein cœur des émotions, avant que les souvenirs et les sentiments ne se ternissent, avant qu’ils ne perdent de leur violence et de leur omniprésence. J’ignore si ce livre arrivera trop tôt pour ceux qui le découvriront, mais il me semblait nécessaire, primordial qu’il soit lu à vif, au bord encore de ce gouffre insondable. Au nom de quoi est l’hommage que je tiens à rendre aux victimes et à leurs proches, et surtout, c’est un cri contre l’oubli, parce que celui-ci viendra vite, trop vite, et que l’on passera à autre chose, comme toujours. C’est la bougie que je dépose en toute humilité, en espérant qu’elle résiste au vent et au temps qui passe. Je ne veux pas que l’on oublie. Lille, janvier 2016
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