Comment la psychothérapie est devenue un enjeu social & Une sociologie de l’automutilation
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Comment se mène la contestation de la domination que la psychanalyse exerce sur la psychiatrie française ? Comment l’État, les associations d’usagers et les médias infléchissent-ils ces controverses souvent violentes ? La « guerre des psys » fait rage depuis plus d’un siècle – et elle n’est pas finie.
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Une enquête conduite par deux sociologues américains explore les pratiques d’automutilation au prisme de la sociologie de la déviance. Basée sur des récits de vie récoltés sur Internet, l’ouvrage s’intéresse aux dimensions socioculturelles des blessures auto-infligées.
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Comment la psychothérapie est devenue un enjeu social
parHervé Guillemain[09-09-2009]
Comment se mène la contestation de la domination que la psychanalyse exerce sur la psychiatrie française ? Comment l’État, les associations d’usagers et les médias inLéchissent-ils ces controverses souvent violentes ? a « guerre des psys » fait rage depuis plus d’un siècle – et elle n’est pas Inie.
par Hervé Guillemain
Recensé : Françoise Champion (dir.),Psychothérapie et société, Paris, Armand Colin, 2008. 334 p., 24 euros.
Que la psychothérapie soit devenue un enjeu de société n’aura échappé à personne. Depuis quelques années, elle a fait une entrée fracassante dans le champ législatif et n’a depuis lors plus quitté la une des médias.L’amendement du député Bernard Accoyer, proposé en octobre 2003 dans le cadre d’un projet de loi sur la santé publique, visait à encadrer la formation et l’exercice des psychothérapeutes. Eectuée au nom de la politique médicale de santé mentale, cette intervention étatique dans un domaine jouissant jusque-là d’une relative autonomie engendra, comme on le sait, une polémique virulente qui redoubla lors de la publication, quelques mois plus tard, d’un rapport de l’INSERM sur l’évaluation comparée de l’ensemble des thérapies psychologiques [1]. Rapidement perçus par les psychanalystes comme les deux ailes d’un même mouvement oensif et menaçant, ces deux textes aux implications sociopolitiques non négligeables cristallisèrent des oppositions entre pro et anti-freudiens, qui s’exprimèrent avec force en 2005 et 2006 à travers une bataille éditoriale mémorable.Last but not least, la campagne menée par l’Institut national pour la prévention et l’éducation à la santé (INPES) contre la dépression – qualiîée dans les documents d’information de l’Institut de « maladie psychique » – déclencha en 2007 de nouvelles joutes verbales [2]. La concentration dans le temps de ces controverses et leur virulence pourraient laisser penser que la question sociale de la psychothérapie n’est posée qu’au début du XXIe siècle.
Ces textes ne font en réalité que cristalliser des évolutions historiques engagées depuis un demi-siècle aux États-Unis et perceptibles en France depuis une trentaine d’années.
Ces évolutions forment le cœur de ce livre collectif porté par les chercheurs du Cesames (université Paris Descartes), dont l’approche pluridisciplinaire – les contributeurs sont en majorité sociologues et historiens – est particulièrement bienvenue. L’étude des controverses portant sur la formation des thérapeutes, sur la redéînition médicale des troubles, sur l’évaluation des pratiques, sur le rôle des usagers ou de l’État, se révèle fructueuse et débouche sur des questionnements qui dépassent largement le domaine propre de la sociologie et de l’histoire de la psychothérapie. Des psychothérapies, faudrait-il d’ailleurs écrire, tant la déînition de l’objet du livre est matière à conits. En eet, si on peut uniformément penser la psychothérapie comme une action par un procédé psychique, sa nature exacte est considérée de manières diérentes par ses promoteurs : une technique de guérison, une pratique d’introspection, une méthode scientiîque, voire une philosophie. La psychanalyse – qui n’est pas l’objet principal de ce livre – fait évidemment partie de ce corpus éclaté. L’objet est donc complexe, mais il est digne d’intérêt, puisqu’à la lumière d’enquêtes récentes décortiquées dans l’ouvrage, il apparaït que la population française recourt assez massivement aux psychothérapies (toutes formes confondues) : 10 % environ des panels interrogés déclarent avoir déjà suivi une ou plusieurs psychothérapies. Il s’agit d’une clientèle majoritairement féminine et diplômée, dont la sociologie rejoint celle d’autres pays comme les États-Unis.
a contestation d’une psychanalyse dominante
L’histoire de la psychothérapie débute véritablement à la în du XIXe siècle. Certes, elle n’arrive pas enterra incognita. Les aliénistes pratiquaient le traitement moral depuis plus d’un demi-siècle et les « passes magnétiques » furent monnaie courante à partir de la Révolution française ; les catholiques, quant à eux, confessaient et exorcisaient depuis plusieurs siècles. Cependant la « psychothérapie » – le terme est créé dans les dernières années du XIXe siècle – émerge lentement comme pratique autonome au siècle suivant. Avant la Grande Guerre, aux États-Unis, les psychothérapies sont mises en avant par un mouvement médico-religieux inuent, celui de l’Emmanuel, avant d’être portées par le mouvement progressiste et démocratique. En France, le tableau dressé en 1919 par un Pierre Janet dessine un paysage hétéroclite de pratiques fondées sur le traitement moral, la persuasion et une hypnose déjà déclinante. Dans l’entre-deux guerres, les psychothérapeutes peinent encore à se distinguer du monde médical, religieux ou ésotérique. Après des débuts timides en France, la psychanalyse, dont l’inuence a gagné une partie de l’institution psychiatrique, devient à la în des années 1960 la référence majeure en matière de psychothérapie. Les psychothérapies analytiques n’ont certes pas la position institutionnelle de leurs homologues allemandes ou suisses, mais elles s’appuient sur les fortes positions intellectuelles conquises par les psychanalystes français. Largement déléguée au mouvement analytique, la formation à la psychothérapie
n’a pas d’existence autonome en France et elle transite par une formation universitaire traditionnelle. Cette position dominante de la psychanalyse sur la psychothérapie, qui a été aaiblie outre-Atlantique dans les années 1980, subsiste en France : parmi les individus qui déclarent aujourd’hui avoir suivi une psychothérapie, celle-ci reste la référence majeure.
C’est dans le creuset de la contre-culture des années 1970 qu’émergent de nouveaux psychothérapeutes : des professionnels plutôt âgés, reconvertis du monde éducatif ou médico-social, qui regardent du côté des thérapies humanistes et psychocorporelles. Comme les psychanalystes, ils orent une conception holiste qui répond à la représentation que se font les patients de leur mal – la répétition insensée du malheur –, une conception assez éloignée de la déînition scientiîque donnée par les traités médicaux. Jointe à l’aspiration à la connaissance de soi, cette orientation n’évacue pas la question de la spiritualité (ce qui la rend suspecte de dérives sectaires). Cependant, sur deux plans essentiels au moins, ces thérapeutes prennent leurs distances avec la psychanalyse. Ils disent d’abord l’utilité sociale de la thérapie dans un contexte de reconîguration faisant émerger la notion de « santé » mentale. Leur conception de la cure est extensive : on se préoccupe de guérir, mais aussi de prévenir le mal-être et de construire le bonheur individuel. L’optimisme foncier de ces psychothérapeutes tranche avec le tragique de la psychanalyse freudienne. Dans les années 1970-1980, l’autonomisation et la reconnaissance de ce « groupe » thérapeutique sont freinées par le monopole psychanalytique sur la formation en psychothérapie. Celle-ci n’est rendue possible, dans les années qui suivent, que par la conjonction de facteurs historiques conduisant à la remise en cause théorique et pratique de ce monopole.
Une redéInition des troubles qui s’accompagne de nouvelles pratiques
Les indices de cette évolution historique sont nombreux. Beaucoup font l’objet de développements particuliers dans le livre dirigé par Françoise Champion, mais on s’arrêtera ici sur trois exemples qui montrent comment, aux États-Unis et en France, dans les dernières décennies, une nouvelle classiîcation médicale des troubles psychiques s’accompagne d’une remise en cause des pratiques thérapeutiques dominantes.
Le premier exemple concerne la pédo-psychiatrie, un des lieux d’inuence de la psychanalyse. Au XIXe siècle, les enfants qui connaissaient un retard de développement ou se fermaient au monde étaient considérés le plus souvent comme idiots. Ils ont parfois connu l’internement asilaire, avec les adultes. Travaillant sur l’incommunicabilité des sujets schizophrènes, Eugen Bleuler, compagnon de route freudien méîant envers la théorie de la libido, construit au début du XXe siècle le terme d’« autisme », sacriîant l’« autoérotisme » du maïtre. Deux guerres plus tard, Kanner appliquait ce nouveau concept à la
psychose infantile précoce. La psychogenèse de l’angoisse des enfants autistes est par la suite l’objet de nombreux travaux de psychanalystes renommés, popularisés par Bruno Bettelheim. Dans les années 1980, on assiste à une amorce de renversement d’interprétation fondée sur une approche biologique et neurologique. Dans de nombreux pays, l’autisme est requaliîé comme « trouble envahissant du développement » (TED). En France, l’évolution est plus complexe car l’interprétation psychanalytique reste dominante. Des associations de parents d’autistes qui la contestent, devenues méîantes envers une psychiatrie française considérée comme décalée et archaque, cherchent à promouvoir des méthodes plus éducatives. La requaliîcation de la pathologie s’accompagne ici d’une pression sur les pratiques (et aussi d’une transformation du rôle des acteurs, on y reviendra). Sur ce terrain à vif de la prise en charge des enfants autistes, la confrontation est aujourd’hui devenue violente, comme en témoigne la virulence des attaques de certaines associations contre tout ce qui ressemble de près ou de loin à une inspiration psychanalytique.
Dans le même ordre d’idées, la conception de la névrose obsessionnelle a été contestée par la classiîcation psychiatrique du DSM III (Diagnostic and Statistical Manual) publiée en 1980. Le scrupule religieux ou la psychasthénie de Janet donnaient au XIXe siècle une dimension morale au trouble obsessionnel, au sens où la volonté intervenait dans le processus. Le TOC (trouble obsessionnel compulsif) rompt avec ces conceptions et avec celle de la névrose obsessionnelle de Freud, car il repose (comme le TED) sur une biologisation du trouble. Le rituel puriîcateur de l’obsédé renvoie à une anomalie cérébrale qui dé-moralise le trouble. Il ne s’agit plus de trouver le sens individuel de ce rituel, mais de désapprendre la culpabilité face à des conduites rituelles obsédantes qui ne sont que symptômes impersonnels.
Comment opérer pour réduire ces TOC ou ces phobies sociales ? Comment se réadapter à son environnement social ? Par une méthode de désensibilisation progressive destinée à réduire les symptômes névrotiques et fondée sur la relaxation et l’image mentale. Tel est l’objet des thérapies comportementales, qui se sont progressivement placées en opposition à la psychanalyse en mettant en avant un optimisme foncier et en soutenant un modèle censé répondre aux aspirations à l’évaluation scientiîque. Défense de l’évaluation qui, dans le domaine relationnel de la psychothérapie, est évidemment délicat, tout autant que dans l’éducation primaire ou la recherche en sciences humaines. On lira aussi dans cet ouvrage l’histoire de ces thérapies comportementales qui, dans une démarche toute progressiste, ont souhaité rompre avec le fatalisme organiciste en proposant une méthode de prévention et de contrôle du comportement humain, inspirée autant par l’expérimentation animale pavlovienne que par le behaviorisme américain. On notera qu’un des premiers théoriciens de ce courant behavioriste, John Watson, n’a rompu que tardivement avec la psychanalyse (dans les années 1920) après en avoir été un vulgarisateur.
Une reconIguration du rôle des acteurs sociaux
Cette mutation théorique et pratique de la psychothérapie est un enjeu social qui implique de nouveaux acteurs et modiîe le mode d’intervention d’acteurs traditionnels. On évoquera successivement le rôle des syndicats, des associations de parents, de l’Union européenne, de l’État, des médias. En France, l’organisation syndicale des psychothérapeutes est relativement récente. Le Syndicat national des praticiens de la psychothérapie, qui regroupe des thérapeutes d’obédiences diverses, a été créé en 1981. Il cherche à faire évoluer l’organisation de la profession du modèle associatif vers le modèle professionnel. C’est pourquoi son action vise à amorcer un processus de certiîcation des thérapeutes et d’agrément des écoles, tout en favorisant une reconnaissance de la diversité des sources d’inspirations thérapeutiques [3]. En 1995, plusieurs organisations [4] rassemblant des centaines de praticiens se sont fédérées au sein de la Fédération Française de psychothérapie, qui délivre un certiîcat européen de psychothérapie dans le droit îl de laEuropean association for psychotherapy(fondée quatre années plus tôt). La règlementation européenne tend en eet à favoriser la spéciîcité de la formation des psychothérapeutes [5].
On a vu plus haut comment les associations de parents sont devenues à partir des années 1980 des acteurs incontournables. Confrontées en France à une culture psychiatrique plutôt réticente à leurs demandes, elles soutiennent la création de structures nouvelles et s’appuient sur de nouvelles professions comme celles des orthophonistes ou des psychomotriciens. Leur action a été décisive au moment de la rédaction de la circulaire Veil du 27 avril 1995, qui proposait un plan d’action pour améliorer la prise en charge des autistes. En 2003, la condamnation de la passivité française par le Comité européen des droits sociaux a poussé les pouvoirs publics à développer le dispositif d’accompagnement scolaire pour ces enfants. Le vote de la loi de 2005 favorisant la scolarisation des handicapés est devenu un levier pour des associations qui n’hésitent plus à passer par la voie judiciaire.
La satisfaction d’une aspiration à la démocratie sanitaire et éducative n’est pas la seule raison de l’appui des pouvoirs publics à ces démarches. En eet, par le biais de cet investissement accru des associations privées, l’État peut accentuer son désengagement dans les prises en charge hospitalières au long cours. La contestation de la domination culturelle de la psychanalyse sur la psychiatrie française est en somme appuyée par les réalités politiques et économiques du temps, qui favorisent les thérapies courtes de type comportementales plutôt que les analyses existentielles au long cours. On assiste donc, sous des formes variées, à un interventionnisme étatique inédit dans le domaine psychothérapique. Dans les années 1990, les gouvernements, interpellés à plusieurs reprises par le biais des questions écrites pour modiîer la donne en termes de formation et de reconnaissance des psychothérapeutes, répondirent systématiquement par la négative : la situation était trop complexe pour
intervenir. C’est seulement dans le cadre de la réexion sur le plan psychiatrie santé mentale (2005-2008) que ressurgit la volonté de l’État de réguler les pratiques.
Enîn, dans cette description des nouveaux acteurs de la psychothérapie, il faut réserver une place particulière aux médias écrits et audiovisuels, qui contribuent à diuser les nouvelles représentations des pathologies et sont devenus des lieux de prescription thérapeutique. Le livre fait état de cette problématique à partir de l’exemple dePsychologies magazine, un titre qui connaït un vrai succès à partir de sa refondation par Jean-Louis Servan-Schreiber en 1997. Si la revue consacre le choix autonome de l’usager de psychothérapie dans un marché libre et concurrentiel, en publiant par exemple un banc d’essai des pratiques, elle n’en est pas moins porteuse d’une culture thérapeutique qui, sans être totalement novatrice, contribue à transformer le marché thérapeutique. Le maïtre mot est ici la synthèse, principalement à partir des thérapies comportementales et de la psychologie humaniste, de la tentation d’une spiritualité laque fondée sur l’optimisme, les techniques de développement personnel et d’hypnose et les religions orientales. Très éloignées de cet esprit de contestation sociale qui pouvait être présent dans la contre-culture des années 1970, ces pratiques psychothérapeutiques, après avoir collé un temps à l’esprit d’entreprise et de performance, sont désormais au service d’un idéal de progrès individuel détaché de tout espoir collectif.
Ce que l’on a pu appeler la « guerre des psys », entre 2003 et 2006, n’est en fait qu’une bataille particulièrement vive et visible dans cette histoire longue de la psychothérapie reprise pour la première fois dans cet ouvrage collectif. Si les enjeux professionnels sont importants, ils ne susent pas à faire de la psychothérapie une question sociale.
Ces controverses réactivent en fait des enjeux anciens sur la nature de cette pratique. Elles relancent la lutte pour l’autonomie et contre la régulation étatique et médicale ; elles participent d’un conit culturel et scientiîque dans lequel la France (avec quelques autres pays) joue le fer de lance contre une standardisation thérapeutique passant notamment par une évaluation dont les fondements – les essais contrôlés « randomisés » – sont clairement ajustés pour favoriser les thérapies comportementales. Lestatu quoactuel, issu d’un texte législatif qui attend ses décrets d’applications depuis 2004, n’est probablement qu’un répit avant la prochaine bataille.
parHervé Guillemain[09-09-2009]
Une sociologie de l’automutilation
Une sociologie de l’automutilation
parBaptiste Brossard[18-04-2012]
Une enquête conduite par deux sociologues américains explore les pratiques d’automutilation au prisme de la sociologie de la déviance. Basée sur des récits de vie récoltés sur Internet, l’ouvrage s’intéresse aux dimensions socioculturelles des blessures auto-inigées.
par Baptiste Brossard
Recensé : Patricia et Peter Adler,The Tender Cut. Inside The Hidden World of Self-Injury, New York University Press. 264 p., $22.
Premier couple à recevoir en 2010 le très prestigieux « George Herbert Mead Award for Lifetime Achievement », Patricia et Peter Adler livrent le résultat d’une longue recherche portant sur les pratiques d’automutilation [1]. S’il n’est pas seulement pertinent d’étudier ces conduites au prisme de la sociologie, le choix de recourir à Internet pour y eectuer la majeure partie du travail de terrain en double l’intérêt. C’est en eet à partir de l’observation du web anglophone et d’entretiens conduits avec des internautes (mais pas seulement) que Patricia et Peter Adler ont pu mener leur enquête [2]. Avec cet ouvrage, les deux sociologues communiquent l’aboutissement de leur réexion sur le sujet, commencée ociellement dans les années 2000 ; mais, est-il expliqué, l’idée commença à éclore au début des années 1980, lorsque Peter Adler recueillit les conîdences d’une étudiante qui lui avoue se blesser volontairement… En déînitive,The Tender Cutest un ouvrage rigoureux et remarquablement écrit en douze chapitres courts, clairs, et parsemés d’extraits d’entretiens. De la « phénoménologie » des blessures auto-inigées à l’exploration des communautés en ligne, d’un aperçu des diverses postures théoriques ayant appréhendé l’automutilation aux relations sociales progressivement mobilisées autour de la conduite, chacun de ces chapitres immerge pas à pas le lecteur, tel que le désigne le sous-titre du livre, dans le « monde caché des blessures auto-inigées ».
Au delà du modèle psycho-médical
L’apport conceptuel de l’ouvrage est de fournir une vision sociologique de l’automutilation, conduite qui n’a longtemps été étudiée qu’au prisme des conceptions psychologiques ou médicales selon lesquelles l’explication de ces phénomènes réside essentiellement « dans » l’individu. Au contraire,The Tender Cutmet en exergue la dimension sociale de l’automutilation, montrant comment ce comportement témoigne à l’échelle macro-sociale d’une certaine conîguration socioculturelle et, à l’échelle individuelle, comment se construit la pratique quotidienne.
Une telle initiative pose principalement deux questions (qui ne sont pas formulées directement) : d’une part, comment faire, d’un point de vue méthodologique, pour étudier un comportement solitaire et soustrait au regard des autres, sans se limiter aux personnes engagées dans un suivi psychiatrique ? Le recours à Internet résout le problème, puisqu’il est devenu possible d’y rencontrer, sur des forums spécialisés, des internautes favorables à la tenue d’entretiens, en ligne et/ou en face à face. Les nombreux discours et témoignages par ailleurs postés sur ces forums constituent autant de matériaux utiles aîn d’enrichir les données de l’enquête.
D’autre part, l’autre question est de savoir quelle discipline est légitime – épistémologiquement – pour étudier l’automutilation. Notre interrogation trouve sa réponse de fait par la mobilisation de la sociologie de la déviance. Après un état des lieux de la littérature (p. 22-29) et une rapide mise en contexte de la population concernée (p. 30-37 : entre autres, majoritairement des femmes, jeunes, issues de milieux sociaux moyens ou aisés), la présentation de cette conduite comme une forme de transgression înalise sa construction en tant qu’objet sociologique : penser les blessures auto-inigées comme des déviances permet en eet d’intégrer l’analyse de ces comportements à une tendance éprouvée des sciences sociales. Inspirés en cela par l’approche de Joel Best et David Luckenbill [3], Patricia et Peter Adler comparent régulièrement la pratique de l’automutilation à d’autres pratiques déviantes ayant fait l’objet de travaux sociologiques. Par exemple, ils rattachent le début des automutilations, donc l’entrée dans la « carrière », aux voies plus générales d’entrée dans une carrière déviante (p. 64-65). De cette manière, ils réussissent à la fois à conduire leur travail vers une ambition plus large (propre à une frange de la sociologie nord-américaine), celle de produire une analyse globale des comportements déviants, tout en désenclavant les blessures auto-inigées du seul domaine de la santé mentale.
a place de la culture
Comment la pratique de l’automutilation et les relations sociales auxquelles elle donne lieu peuvent-elles être saisies dans leur dimension socioculturelle ? Les blessures auto-inigées, en tant que phénomène social, ont d’abord une histoire. C’est du moins ce qu’observent les auteurs, qui, grâce au temps long de leur recherche, se font les observateurs en direct d’un mouvement historique : le développement de la « visibilité » publique des blessures auto-inigées depuis le milieu des années 1990, conjointement à l’émergence des espaces en ligne consacrés à ce sujet (p. 44-52). Cette période concide avec une médiatisation accrue de la conduite. L’automutilation passe donc en quelques années du statut de comportement isolé et marginal (pleinement associé à la psychiatrie) à celui de comportement culturellement connu (notamment parmi les adolescents et les sous-cultures juvéniles). Ce processus change la manière dont les individus entrent dans leur « carrière » d’automutilation, car ceux-ci ont d’emblée connaissance de l’existence de ce comportement chez d’autres personnes.
Il est également question de décrire la pratique sous ses aspects les plus quotidiens. Le cinquième chapitre propose par exemple une « phénoménologie
des blessures auto-inigées ». Les auteurs y procèdent à une analyse minutieuse des éléments matériels (moment de la journée, le lieu, l’endroit visé du corps, le matériel utilisé), des motivations (ce qui est « recherché » par la blessure) et des émotions (ils décrivent l’automutilation comme « hautement émotionnelle du début à la în », p. 93) qui constituent la pratique. Le quatrième chapitre se consacre aux motivations multiples qui expliquent d’après les enquêtés leur recours à l’automutilation : en d’autres termes, comment on « devient » un « self-injurer ». Une part importante de l’ouvrage traite également du rapport des individus concernés au monde social. Si l’aspect solitaire de la pratique est discuté (chapitre 6), on apprend que, du moins parmi les enquêtés, l’isolement s’estompe au îl de la carrière d’automutilation, à mesure que se tisse autour des individus un réseau relationnel composé des fréquentations sur Internet (chapitre 7), des « self-injury communities » (chapitre 8), des « partenaires » d’automutilation (chapitre 9). Concernant le reste des fréquentations, les auteurs reprennent la notion de « double vie » (p. 127) formulée par Goman [4] pour désigner la gestion d’un stigmate par le secret vis-à-vis d’une partie de l’entourage. Ils remarquent enîn l’un des aspects les plus frappants de l’automutilation (p. 103 ; p. 216) : tout comme l’anorexie, il s’agit d’une manière déviante (illégitime socialement) d’atteindre une forme de conformité sociale, ici la préservation d’un état émotionnel, en se « sentant mieux » grâce à la blessure.
Internet est un objet omniprésent dans le livre. Ce média est envisagé selon deux approches. (a)Le fonctionnement interne des espaces en ligne et les formes d’interaction qui y prennent place.Entre autres, la description de forums mène à l’identiîcation des rôles sociaux qui y sont « joués » par les internautes (p. 128-131) : les « rois et reines de la tragédie », écrivant de longs paragraphes désespérés sur le drame de leur vie, les « teenyboppers », adolescents (dis)qualiîés ainsi par les membres les plus âgés pour ironiser sur leurs plaintes répétitives et leurs demandes d’attention, les « enfants », qui recherchent auprès des internautes un soutien quasi-« maternel », les « adultes mûrs » qui se placent dans une posture bienveillante et plus « raisonnée » que les autres membres. (b)Le rôle de la fréquentation d’Internet dans la carrière d’automutilation, ou l’impact de la vie « online » sur la vie sociale des enquêtés. Notamment, les étapes successives conduisant à l’intégration sur un forum sont retracées (p. 108-119), de la recherche du label déînissant la conduite et permettant de s’orienter en ligne, aux premiers contacts, jusqu’au départ des forums.
Comparaisons
L’ouvrage de Patricia et Peter Adler se termine par une démarcation vis-à-vis des modèles classiques d’analyse des blessures auto-inigées ; le modèle biomédical certes, en ce que la dimension socioculturelle du phénomène est désormais indéniable, mais également les théories féministes selon lesquelles l’automutilation, principalement pratiquée par les femmes, serait l’une des formes de la domination masculine – ce à quoi les auteurs répondent que non seulement des hommes s’automutilent, mais aussi que les rapports de genre ne sont pas la dimension centrale du discours des intéressés.
L’ensemble des observations présentées par Patricia et Peter Adler au cours de leur livre concident enîn avec celles que j’ai moi-même eectuées dans le cadre de ma thèse de sociologie, qui porte également sur les pratiques d’automutilation et se base essentiellement sur un travail de terrain en ligne, mais sur le web francophone [5]. La mise en évidence de quelques diérences entre nos constats respectifs laisse penser qu’outre-Atlantique, les blessures auto-inigées ainsi que les espaces en ligne se sont structurés selon des modalités parfois distinctes.
Tandis que les auteurs deThe Tender Cutrelèvent le rôle important joué par les sous-cultures juvéniles sur le web anglophone, et la persistance d’un mouvement « pro-am » (favorable à l’automutilation), ces deux traits ne sont pas si présents sur le web francophone. Concernant les sous-cultures juvéniles, on y trouve tout juste des allusions esthétiques au mouvement gothique. Concernant les « pro-am », ils se font extrêmement rares et peu visibles car rejetés par les communautés francophones fondées sur l’idée d’« entraide ». Par ailleurs, au sein des forums anglophones apparait d’après Patricia et Peter Adler une identité de « self-injurer » parmi les internautes. Il n’en est rien dans le monde francophone, probablement en partie pour une raison triviale : en français, aucun nom commun ne permet de désigner les individus qui s’automutilent, sauf quelques mots peu usités et symboliquement très violents (« automutilant », « automutilateur », « scariîcateur »). Ces individus sont souvent stigmatisés par d’autres termes plus « généraux » (« fou », « taré », « dingue », « dépressif », etc.). La structure de la langue semble ici produire des possibilités diverses d’étiquetage et d’auto-étiquetage.
On retrouve en revanche la même organisation des rôles sociaux au sein des espaces en ligne. L’expression « teenyboppers », dicile à traduire en français, a néanmoins trouvé son équivalent sur certains sites : les « bisounours », qui désignent les adolescents « immatures » en mal d’aection d’après les membres plus âgés. Cela suppose que sur le web anglophone et francophone se met en place le même type de catégories distinctives basées sur l’âge et les attributs socialement associées. J’ai pour ma part relevé un rôle supplémentaire, celui d’« entrepreneur de morale psychologique » ; ce sont des internautes, souvent étudiants en psychologie, qui font la promotion inconditionnelle des thérapies par la parole et incitent les membres à consulter. Il faudrait, pour éclaircir cette diérence, comprendre en quoi le rapport aux psychologies change d’un pays à l’autre, à moins que Patricia et Peter Adler n’aient rangé ces « entrepreneurs de morale » parmi les « adultes mûrs », tant il est remarquable sur les forums francophones qu’une certaine promotion des thérapies contribue à établir sa « maturité ».
Les motivations des blessures telles que racontées par les enquêtés, les émotions soulignées et les modalités matérielles de l’acte sont à peu près identiques. Cependant, contrairement aux auteurs deThe Tender Cut, j’ai sans arrêt été
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