– Alors, Monsieur, comment je les coupe, vos cheveux
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Nouvelle de Patrick C HEGRANI– Alor s, Monsieur, com ment je les coupe, vos cheveux ?– Et bien, vous les raccourcissez d’une égale proportion dans leur ensemble ; je veux conserver à peu près la même coupe. J’aim erais que vous dégagiez bien l’arrière du crâne, notamment derrière les oreilles, et que vous les laissiez à peine plus long sur le des sus.– Je vois. Je vais vous soigner un dégradé que vous ne regretterez pas. Ce soir, Monsieur fera craquer ces dames. Elles ne verront plus que vous.– J ’espère d’abord enchanter mon épouse.– J ’entends bien, M onsieur. Les pattes, je les laisse de la mêm e longueur ?– O ui, s’il vous plaît. Ma fem me trouve que ça m e rajeunit.Cette fin d’après-m idi entame une calme soirée dans son immuable atmosphère froide et inerte. Une nouvelle journée de travail achevée, l’except ionnelle demi- heure précédant le retour au domicile conjugal sera consacrée à une allure qui depuis peu se néglige de cheveux gras et de pellicules. La fréquence de soins et nettoyages capillaires a en effet augmenté jusqu’au seuil de la contrainte quotidienne, d’où la nécessité d’une décision juste conférant aux habitudes chèrem ent acquises un retour au premier plan.Le petit salon à quelques furtifs pas du bureau va convenir pour une telle affaire. José, fatigué de ses réunions et de son sage clavier, balaie rapidement ses épaules orthogonalisées par son costume gris pour enneiger le trottoir de virevoltantes petites plaques blanches. Le ...

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Extrait

Nouvelle de Patrick CHEGRANI
– Alors, Monsieur, comment je les coupe, vos cheveux ? – Et bien, vous les raccourcissez d’une égale proportion dans leur ensemble ; je veux conserver à peu près la même coupe. J’aimerais que vous dégagiez bien l’arrière du crâne, notamment derrière les oreilles, et que vous les laissiez à peine plus long sur le dessus. – Je vois. Je vais vous soigner un dégradé que vous ne regretterez pas. Ce soir, Monsieur fera craquer ces dames. Elles ne verront plus que vous. – J’espère d’abord enchanter mon épouse. – J’entends bien, Monsieur. Les pattes, je les laisse de la même longueur ? – Oui, s’il vous plaît. Ma femme trouve que ça me rajeunit.
Cette fin d’après-midi entame une calme soirée dans son immuable atmosphère froide et inerte. Une nouvelle journée de travail achevée, l’exceptionnelle demi-heure précédant le retour au domicile conjugal sera consacrée à une allure qui depuis peu se néglige de cheveux gras et de pellicules. La fréquence de soins et nettoyages capillaires a en effet augmenté jusqu’au seuil de la contrainte quotidienne, d’où la nécessité d’une décision juste conférant aux habitudes chèrement acquises un retour au premier plan.
Le petit salon à quelques furtifs pas du bureau va convenir pour une telle affaire. José, fatigué de ses réunions et de son sage clavier, balaie rapidement ses épaules orthogonalisées par son costume gris pour enneiger le trottoir de virevoltantes petites plaques blanches. Le service quémandé n’est pas si anodin et matériel qu’il ne paraît – José n’ayant par ailleurs jamais fréquenté ce salon de coiffure – et doit ainsi s’accompagner d’un certain respect. La fierté bimensuelle qui couronne le franchissement de la porte de tels artisans envahit comme à l’accoutumée le visage de José.
José est beau, et il le sait. Son épouse et leur miroir le lui confient chaque matin avec une assurance et une franchise toujours plus enthousiastes. José est intelligent, et il en est plus que conscient. Ses raisonnements comme ses passions, sa carrière professionnelle comme ses conquêtes amoureuses, la vision globale de sa vie comme ses bonheurs ponctuels, José dans sa plénitude n’est que réussites, ce qui de tout point de vue l’élève largement au-dessus du piètre individu moyen. L’élite de la société l’a choisi comme garant de la stabilité du bonheur collectif, et le courage de José a accepté cette responsabilité parfois bien lourde à porter. Il n’a donc aucune raison de se priver d’un large sourire de satisfaction lorsqu’il se voit obligé de côtoyer la masse, ces ouvriers et petits employés qui ignorent que l’homme qu’ils croisent est un des plus solides piliers de leur vaste tranquillité. José n’attend toutefois aucune reconnaissance autre que la sienne, mais il lui tient à cœur de bien inscrire chaque élément du paysage social sur la ligne qui lui sied le mieux. En commençant par ses quelques mots de poésie qui émerveillent et anoblissent l’en-tête immaculé de sa page, jusqu’à la basse vulgarité sans ambition qui est agglutinée dans les profondeurs écœurantes et leur marasme noir et sale.
José accepte patiemment d’attendre, se félicitant ainsi de sa tolérance vis-à-vis des autres clients dont le temps – cela se voit à l’œil nu – n’est pas aussi précieux que le sien. Il expose alors, après un soupir soulignant davantage sa présence qu’une exaspération, son fidèle magasine d’économie et de finances, celui qui régit non seulement son existence mais encore le monde entier, et qui sait, bientôt, l’univers. Les premières lettres parcourues sont aussitôt suivies d’un petit rictus de suffisance tant les autres, tous ces autres qui occupent à cet instant la même place que lui, sont incapables de diriger leurs minutes et ne savent que
balader leurs regards globuleux à travers des revues féminines sans substance, à la recherche d’un minable ragot ou d’un sein dévoilé, sans même sentir le vent de cette vieillesse détestée mais par défaut attendue qui les emporte dans leur âpre et monotone échec.
Le décor du salon de coiffure n’est guère plus louable que son effroyable clientèle. Il peut certes se targuer d’être moderne, spacieux et doté d’étincelants miroirs qui se révèlent moins coûteux et largement plus efficaces que deux ou trois statiques caméras de surveillance. Mais il est par trop ancré dans cette répétition asservissante qui veut contenter chaque client d’un égal statut, avec cette nuée de petits ciseaux de même marque, ces tablettes minces et alignées, ces sièges de matière et de contenance identiques et ce cadre rigide à la goutte de shampoing près. Et puis tous ces cheveux – pour la plupart collants et crasseux – qui jonchent un carrelage bien trop brillant pour être honnête rappellent immanquablement ces tonnes d’algues puantes vomies par un océan malsain et revanchard dont l’unique volonté est de submerger le malheureux baigneur d’un déluge vert et gluant. Enfin, au comble de l’horreur, les narines et les poumons sont attaqués par l’air chaud et humide qui se développe de la féminité des casques, des industriels fers à friser et des insignifiants sèche-cheveux. Cette odeur de chien mouillé et de vapeur suspecte prend d’assaut les gorges, comme pour empêcher l’oxygène de s’exprimer, et elle se répand avec une lourde insistance jusqu’à l’éclosion de larmes inquiètes de ce malaise digne des plus atroces fièvres tropicales.
Devant ce nivellement par le bas de sordides peignes fins et autres pathétiques flacons de gel, seul l’héroïque résultat et la sympathie du patron maniéré de ce salon peuvent encore résigner le client à ne pas sortir. José s’est encouragé à rester, occupé par le douloureux souvenir des quelques malhabiles concurrents oeuvrant dans son quartier, et enchanté de faire connaissance avec ce professionnela priori talentueux – José possède suffisamment de prestance pour que le patron en personne s’occupe de lui – entre les mains duquel il va passer. Après une attente somme toute relativement brève et les premières questions d’usage éclaircissant une demande qu’aucun coiffeur digne de son métier n’oserait devancer – le complice et engageant « comme d’habitude ? » dissimulé entre deux potins étant le rapide apanage des quelques habitués de longue date – les ciseaux et les rasoirs entrent dans une énième danse. C’est alors tout le salon de coiffure qui vibre et se réjouit d’une telle précision, comme un navire qui soudain serait envoûté par son extraordinaire cargaison. Les coups assénés, si multiples et impulsifs, réservent à chaque cheveu un sort unique duquel chaque vitalité ponctuelle resplendira dans la parfaite courbure naissante, au volume étroit et pourtant magistralement relevé. Le coiffeur n’en cache d’ailleurs pas sa joie, un instant assis et appliqué, puis debout et solennel, sautillant avec bienveillance autour de son client auquel il n’hésite pas à confier les réflexions qui stimulent l’œuvre qu’il accomplit vaillamment.
– Vous savez, un métier comme le mien, c’est une vocation. Peut-être plus encore, une passion. Je ne comprends pas ces jeunes coiffeurs qui travaillent avec l’œil sur la montre. Tout client, quelle que soit l’heure à laquelle il se présente, doit être respecté. – Ma nièce en sa jeunesse entendait s’offrir à la coiffure. Quelle fierté ! Mais cette petite était d’une maladresse, je ne vous raconte pas. Elle avait par ailleurs un sens esthétique pour le moins douloureux, si j’ose dire. Ce fut un sombre échec. Que voulez-vous, il faut une certaine créativité pour lire les visages et leurs expressions avant de proposer le clou de leur spectacle. – Car figurez-vous, vous ne vous en doutez peut-être pas, mais mon expérience a noté une forte corrélation entre ces quelques innocentes minutes sur ce fauteuil même, et la naissance
de petits bébés précédée de neuf mois. C’est une joie immense et un pouvoir bien rare que de rajeunir de tel une libido. Voyez-vous, je crée la vie ; de mon art procèdent les générations. – Bien entendu, tous les professionnels n’ont pas le même talent. Je possède suffisamment de recul pour constater que j’ai été gâté. Certains coiffeurs français ont fait fortune à l’étranger, vous savez, à New-York, Londres, Canberra, et cætera, et cætera. Après, ce devient une question de business. C’est une autre histoire. Plus un seul cheveu, uniquement de la gestion de personnel et des complications de paperasserie. Loin de moi toute jalousie, mais comment notre profession peut-elle évoluer de façon aussi prosaïque ? – J’ai bien pensé m’installer à la campagne pour me préserver de cette répugnante logique financière. Mais, quel que soit le village en lequel j’eusse rangé mes peignes et ciseaux, je n’aurais pas trouvé un individu, vous entendez bien, pas un seul individu, pour admettre la chance qu’il possédait de me rencontrer. Quelle ingratitude ! Ils m’auraient peut-être même demandé de tondre leurs vaches. Quel gâchis c’eût été ! – Finalement, ce quartier, je ne pourrais pas vivre sans lui. Que de dynamisme ! Que de proximité ! Mon rôle est d’une importance stratégique plus que cruciale dans son tissu social. Imaginez ce qu’il adviendrait si je n’étais pas là. Mais ce serait une mort champêtre ! Il n’y aurait plus ni dialogue ni beauté. Je vous le promets : nous mourrions tous d’ennui.
Sous les embruns existentiels du coiffeur, des vagues de cheveux tombent peu à peu, faibles mais régulières. Le visage de José s’illumine d’un soleil maritime ; il retrouve ses jeunes années comme les secondes avancent, malgré ces paroles qui emplissent l’espace du salon. L’air n’est d’ailleurs plus que ces mots qui assomment ; José les écoute sagement sans répliquer – que pourrait-il répondre d’ailleurs ? – mais une découverte impromptue va soudain confondre le professionnel en d’inhabituels balbutiements.
– Monsieur ? – Oui – Monsieur ? – Oui ! – Vous avez… – Et bien ? – Vous… Vous avez… – Qu’ai-je donc ? – Ne vous a t-on… – Pardon ? – Ne vous a t-on jamais… – Mais que se passe t-il ? – Ne vous a t-on jamais dit ? – De quoi ? – Monsieur ? – Mais quoi ? – Monsieur, vous avez un trou dans la tête.
Le silence, qui n’est autorisé en de tels lieux que la nuit, s’invite alors plus tôt que prévu. Les deux jeunes apprentis ne sont plus capables du moindre mouvement ; ils demeurent brutalement figés dans leur bataille contre cette tête blonde qu’ils tentent d’apprivoiser. Le premier en lâche son peigne, aussitôt noyé dans un marécage capillaire sans complaisance. La seconde échappe un cri d’horreur muet, avant de porter ses deux mains sur sa bouche et de regarder, atterrée, José.
Les autres employés, bien que leurs masques commerçants restent empreints de dégoût et de compassion, tentent avec peine de relancer d’éparses conversations, afin que l’odieux spectacle s’efface devant leur dynamisme professionnel. Le plus âgé d’entre eux a bien lancé ce mouvement loquace, mais ne se tenant plus, il ne tarde pas à sortir dans la rue en courant et à s’engouffrer dans le troquet situé en face, créant un ostensible attroupement aux abords du comptoir. Enfin, tous les magazines se ferment sèchement, en de grands sursauts, dans de vains claquements et froissements de feuilles, comme pour épargner les célébrités et familles princières qui s’y affichent des basses peines des petites gens.
Tout converge alors vers les deux protagonistes, vers ces quatre visages qui se croisent, se reflètent et s’inquiètent dans le grand miroir qui ne s’imaginait jamais assister à une telle trouvaille. La peur comme la surprise apparaissent sur des traits jusqu’ici détendus. La lame du rasoir, s’apprêtant à exécuter sa répétitive tâche de libération de nuques dont l’âge a renforcé une pilosité brouillonne et abondante, reste suspendue en hauteur. Dans la main tremblante dont l’auriculaire – réflexe professionnel – se dresse toujours aussi fièrement, cette lame emprisonne toute la lumière dans sa longue ligne et jette avec ambition et moquerie son reflet désagréable, comme pour crânement se justifier du sacrilège qu’elle n’a pas commis. José abandonne rapidement cet aveuglement sournois et irresponsable, puis parcourt d’un regard rempli d’assurance et d’autorité cet univers gagné par une affolante incompréhension. S’estimant le seul capable de maîtriser de tels évènements, il tient à constituer le dernier et imprenable refuge d’une rationalité qu’il sait par avance salvatrice. José laisse un court instant le coiffeur reprendre ses quelques esprits bien perturbés, et c’est d’un simple hochement de sourcil qu’il va demander des explications.
– Mais … vous n’en aviez pas connaissance ? – Bien sûr que non, sinon je ne serais pas ici et je ne me baladerais pas comme cela dans la rue. Mais que me dites-vous ? – Monsieur, vous avez un trou dans la tête. – Oui, j’ai bien entendu. Mais encore ? – Un trou dans la tête… Ce n’est pas possible… – S’il vous plaît, mon vieux, mettez un peu du vôtre, aidez-moi. Comment est-il fait, ce trou ? – C’est un trou dans votre tête. – Oui, mais un petit trou ou un grand trou ? Comme une sorte de bosse à l’envers ? – Oh là là, c’est bien pire que ça, mon pauvre Monsieur. Le trou ne semble pas très large ; comme une pièce de vingt centimes, dirait-on. Il est situé à l’arrière de votre crâne, à mi-chemin entre votre oreille gauche et le centre de la nuque. Mais après, ce qu’il devient une fois qu’il est en dedans, à l’intérieur de votre cervelle, je ne le sais pas plus que vous. – Vous ne pourriez pas regarder avec une lampe ? – Je ne sais pas si cela va vous apporter beaucoup d’informations. Non, je ne le crois pas. Nous resterons bien malheureux si je me limite à un lointain coup d’œil. Par contre, vous vous en êtes aperçu, j’ai un sens tactile extrêmement développé … Mais oui, bien sûr, c’est une excellente idée que vous m’avancez là, car lui, et lui seul, pourrait s’avérer bien utile.
Sans que José ne puisse devancer la généreuse initiative, le coiffeur – dont le dévouement envers sa clientèle dépasse le simple coup de peigne – écarte les quelques cheveux qui tombent en une opaque cascade protégeant l’inquiétant abri des regards indiscrets, et enfonce sans sourciller son doigt dans la mystérieuse cavité. L’index gauche s’engage entièrement, sans la moindre difficulté, jusqu’à heurter en son ongle une matière collante et poisseuse – l’index droit musclé par les ciseaux ne pouvant pas s’y aventurer, témoigne avec une certaine précision du diamètre de l’orifice.
Les expressions des deux visages, communes dans leur étonnement lors de l’annonce retentissante, continuent de s’éloigner dans des directions opposées, mais à présent inversées. Si José paraissait d’abord si confiant, ses traits désormais se resserrent et se creusent. Il pâlit à vue d’œil, épouvanté par la proposition du patron du salon, mais tant surpris qu’incapable de réagir, comme s’il avait besoin de cette intrusion digitale pour matérialiser le concept que les autres personnes ont en lui-même jugé effroyable. Le coiffeur, pour le moins intrigué par sa découverte, adopte quant à lui une attitude beaucoup plus assurée, mélange de la curiosité sérieuse de l’explorateur cheminant vers un nouvel horizon et de la concentration solitaire du joueur de bowling se recueillant dans l’intime contact physique avec son objet de culte.
– Ca y est, j’y suis. Me voilà bien installé. Je suis en vous. – Comment ? – Oui, c’est cela, je suis parvenu jusqu’au bout. Et mon doigt est rentré complètement. – Mais … vous … – C’est une curieuse sensation que vous me suggérez. Je n’imaginais pas que votre intérieur pouvait présenter de telles propriétés de … euh … disons … de viscosité. – Vous … vous avez mis votre doigt dans ma tête ? – Oui, mais enfin, cessez de vous agiter comme ça ! C’est bien vous qui avez voulu en savoir davantage, n’est-ce pas ? Bon, je n’étais pas obligé, alors ayez au moins l’obligeance d’être un peu coopératif. Dites-moi plutôt, comment vous sentez-vous, là ? – Mais … je … – Je n’aimerais surtout pas apprendre que mon toucher laisse indifférent. Que songez-vous de ma présence en votre for ? – Euh … – Je ne vous fais pas mal au moins ? Si jamais il en est ainsi, bien que là ne soit pas l’objectif de la manœuvre, je me retire immédiatement avec la plus grande précaution. – Non. – Peut-être sont-ce de légers chatouillis qui soudain affolent votre si prégnante matière grise ? Craignez-vous que l’on frôle, avec délicatesse, certaines vulnérables parties de votre corps, dont celle en laquelle je me repose en ce moment ? – Non. – Et bien, expliquez-vous, enfin ! Je ne peux pas tout deviner ! Que sentez-vous ? – Je … Je ne sais pas.
Le sourire du coiffeur, qui s’amplifiait d’une excitation enfantine au fur et à mesure de la démarche scientifique et altruiste, disparaît brusquement. L’amabilité entraîne même avec elle dans son abyme de déception la lueur empirique qui conduisait son regard étonné et qui, dans l’inattendue réponse indécise, s’est transformée en de stroboscopiques et virulents éclairs déshabillant les lentes hésitations de José. Le coiffeur extrait alors l’index de ses espoirs sans aucun ménagement, occasionnant une légère et courte oscillation de la tête de la victime délaissée, au visage de plus en plus déconfit d’incompréhension. Il déplie ensuite d’une mine basse et pincée une serviette blanche, la faisant sèchement claquer, comme pour étaler ses tonnerres, et l’applique avec une vibrante énergie sur l’arrière du crâne de José . Un petit rictus de sadisme accompagne enfin ses doigts qui lentement resserrent le col du tablier de son client ; tout est prêt pour un nouveau départ, le coiffeur s’assied et reprend son travail sans un mot, vexé comme une adolescente à laquelle son impertinent jeune frère eût osé une remarque sur son tour de cuisse.
Ce simulacre de retour à la normale est – avec une certaine lenteur mais un entrain non forcé – suivi par l’ensemble du personnel, toujours plus affable, causant et affairé. Chacun va
de son coup de peigne, d’un maniement de bigoudi, d’un petit éclat de rire, pour certes rassurer la clientèle présente du caractère peu fréquent et maîtrisé du genre d’événement auquel elle vient d’assister, mais surtout pour consoler leur extraverti et attristé patron du cuisant échec qu’une inconcevable insensibilité lui a administré. S’il a en effet fait preuve d’empathie et de réactivité, son impulsion artistique n’a pu qu’être en mesure de se heurter à cette si redoutée mais tristement connue étroitesse d’esprit du public.
Dans une ambiance qui ne se résout toutefois pas pleinement à ignorer les dernières traces de doute planant en son sein, l’histoire reprend, boitillante. C’est alors que José – dont la courte frange est depuis quelques minutes soigneusement retravaillée ; le meilleur moyen de ne pas ranimer une polémique n’est-il pas de s’en éloigner ? – émet un premier son. De sa bouche bée s’échappe une onomatopée, certes relativement expressive, mais dont une compréhension plus fine nécessite toutefois un bref développement. José ne s’en laisse d’ailleurs pas prier et insiste, parvenant quasiment à construire un mot, puis, par un effort relevant de la performance olympique, la juxtaposition de ces mots apparaît devenir phrase. Toujours est-il, rigueurs lexicale et grammaticale mises à part, que José crée une source sonore généreuse, et que celle-ci éprouve quelques difficultés à s’intégrer dans la trame des timides mais agréables conversations qui se sont à nouveau installées. Outre cette expansive fièvre verbale, le corps de José se prend également à réfracter ses incrédulités intérieures ; ses membres s’éprennent de sursauts incontrôlés en quête d’une inaccessible connaissance, et son visage défait s’efface devant un teint alarmant et écarlate.
La fragile théâtralisation des échanges commerciaux ne tarde alors guère à être déséquilibrée, trop fluette pour contrôler les fronts en sueur des clients, trop artificielle pour contenir une égoïste et cruelle confiance qui ne songe qu’à s’échapper. Le silence sournoisement s’impose à nouveau, décochant une invisible et diffamante flèche en direction du déchu coiffeur qui avec peine essaie de convaincre une impossible concentration de l’apaiser. La malheureuse cible est atteinte, comme toujours, quand il ne le lui faut guère ; et c’est toute une ambiance froissée et dénonciatrice qui de dizaines de regards opaques s’abat sur elle ; c’est ce désagréable et injuste sentiment de culpabilité malsaine qui vient l’assaillir en se gaussant.
La tension, palpable, monte ; hargneuse, elle développe ses ondulations crochues ; espiègle, elle surprend les regards et condamne leur innocence à jamais. Faire le sourd est inutile ; si son chant nasillard se tait, elle viendra danser sur les pupilles ; et si les paupières conquièrent la force de se fermer, elle devinera encore mille voies pour pénétrer un corps sans défense dont chaque cellule sera contaminée d’un incroyablement puissant flux électrique.
Quelles pensées déplaisantes se cachent derrière ces visages ? De quelles humiliantes accusations le pourtant téméraire coiffeur va t-il être le déshumanisé objet ? La rumeur ne concèdera nulle pitié ou compassion, surtout si elle est multiple. Les langues du bistrot et de la rue se sont peut-être suffisamment propagées pour que l’irréparable se soit déjà produit. La question n’est désormais plus de toucher le fond du trou pour venir en aide à une âme égarée, mais de ne pas laisser dériver ses propres pas vers les abords du gouffre pour espérer survivre. L’heure des inquiétudes est en train de tourner, comprend alors le patron du méconnaissable salon de coiffure. Car si son honneur créatif a été bafoué par un homme, il aurait plus de mal encore à tolérer que son honneur financier périsse à cause d’un incident dont il aurait pu ne jamais prononcer le nom.
Il faut agir, que les idées et opinions l’autorisent ou non. Le coiffeur en devient réduit à abandonner ses regards en coin fuyants et à affronter les impitoyables vipères dans l’arène qui se referme sur son éprouvante et rare solitude. C’est alors que brusquement, il se lève, jetant derrière lui son tabouret à roulettes, telle une rock-star se débarrassant avec rage de son blouson en cuir dans la sueur de ses prouesses vocales. Il affronte ensuite vaillamment le sursaut général de son assemblée avec une moue dédaigneuse et arrogante, dont le charisme et la persuasion frôlent ceux du mafioso venant mettre à jour les comptes de sa famille. Puis sa main s’élève, ferme et lente, au-dessus d’un José redevenu pâle et dont le faciès traduit moins une angoisse soudaine qu’un étranglement sauvage causé par sa propre salive. Cette main gauche monte, soulevant des regards vaincus par la surprise, emmenant vers ses hauteurs un tourbillon de laque et de vapeurs. Elle monte toujours, jusqu’à la frontière du miroir muet et intrigué, déchaînant la froide enveloppe d’une improbable violence, se voulant l’écho de la délatrice lame de rasoir qui a bassement tout amorcé.
Les cinq doigts s’abattent, vifs et sévères. La foudre tombe sur l’épaule droite tremblotante de José, accompagnée de deux yeux qui lentement se penchent et se rapprochent, intenses, impossibles à contourner, et dont la conviction ne souffrirait la plus faible hésitation de la part de l’interlocuteur.
« Bon, qu’est-ce que je fais, moi, maintenant ? Je vous laisse les cheveux un peu plus long au-dessus pour que ça se voit pas ? »
José, intimidé, écrasé contre son fauteuil, le visage figé, comme détaché de son corps, de son esprit et de son trou, ne peut qu’approuver brièvement de la tête. Le coiffeur appuie la puissance de son regard quelques secondes supplémentaires – de longues heures d’oppression pour José – comme pour lui rappeler la volonté de ses précédents instants et confirmer ses intentions. Face à l’attitude béate et recluse de son client, il rappelle avec fermeté son tabouret, arborant une attitude d’autorité fière mêlée à ce dynamisme efféminé qui constitue sa personnalité. Tandis qu’il retrouve avec application les abords d’une nuque abandonnée en un désordonné chantier, un nouveau silence temporairement se substitue au précédent. Il n’est plus pesant ou suspicieux ; il n’est plus en quête d’une condamnation ou d’un affrontement. C’est ce silence qui suit une bataille, qui déplore certes une victime humiliée en public, mais qui s’engage d’un nouvel équilibre, qui célèbre l’avènement d’un vainqueur et choisit de l’admirer dans ses analyses et réflexions immédiates, avant de s’effacer devant quelques niaises remarques de spectateurs en mal de sensations, trop heureux d’avoir vu un homme jeté en pâture à un autre.
Malgré le caractère assez exceptionnel de la situation, il n’existe pas davantage – encore moins témoigneront les plus rusés – de raison valable de déroger à l’ultime et classique test de satisfaction du client. L’habituel miroir circulaire – le point final enjoué et jovial de toute coupe masculine – s’épanche sur le côté droit, puis sur le côté gauche, et enfin étale crânement sur chacune des glaces la flagrante réussite de celui qui le fait tournoyer avec une grâce toute lyrique. Le salon s’éprend alors d’un élan d’enthousiasme total, expire de joie un souffle convaincu, acclame d’interminables applaudissements l’auteur de telles prouesses, félicite avec foi et grandeur celui qui démontre que nul obstacle ne saurait éclabousser son génie. Il se dit même qu’une telle maîtrise a été saluée par une larme de chaque apprenti.
José est quant à lui expressément délesté de son tablier et remis sur pied, toujours tétanisé et confus ; il ne remarque même pas la haine et le mépris qu’il a pu susciter chez certains clients. S’il est certes à l’origine d’un invraisemblable exploit, il n’est pas de bonne augure de remettre en cause les compétences d’un indiscutable professionnel et de lui créer maints soucis – qui plus est au prix de sa clientèle et de sa réputation. Pendant que les clients suivants trépignent d’impatience à l’idée de ce magique coup de peigne qui bouleversera à jamais leur sourire, un homme grand, pratiquement chauve, affublé d’énormes lunettes rondes et épaisses, au dynamisme intellectuel et physique manifestement réduit et que l’âge a aigri sans scrupule, s’approche de José et lui déclare sur un ton que la gravité des faits et le ridicule auront bien voulu rendre solennel :
« Sachez, Monsieur, que quand on a des problèmes comme le vôtre, on ne vient pas les déballer comme cela, sur la place publique, pour mettre les braves gens dans l’embarras. »
L’opinion est décidément bien fragile.
Le coiffeur le plus âgé et son patron s’interposent poliment, présentent leurs plus intimes excuses, remercient sans guère de manière un José aphasique et, sans le faire s’acquitter de son dû, le portent sur le trottoir et l’abandonnent sous une pluie battante en le priant d’éviter de revenir les importuner de tel. La porte du salon de coiffure se referme dans un fracas hostile et sans réplique, José en reste totalement immobile ; il ne remarque même pas la multitude d’ombres figées derrière les vitres de part et d’autre de la rue, glaciales, hautaines et menaçantes, tels d’impassibles fantômes fourbes et appliqués s’apprêtant à recouvrir ses pas et prompts à l’assaillir à la première inattention. José tourne la tête, à droite, puis à gauche, parcourant du regard l’ensemble de cette rue qui ne l’a jamais observé et méprisé avec tant de cruauté. Il ne comprend cependant pas davantage. La pluie tombe de plus en plus fort et l’immerge complètement ; il est seul sur ce bête trottoir, à la recherche d’un invisible horizon. Son costume est trempé et méconnaissable, son visage modelé par le ruissellement des gouttes. Ses cheveux sont terrassés par l’eau, plats et regroupés en de vastes formes cornues et aléatoires ; et à l’arrière de son crâne, l’on peut distinguer une légère dépression.
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