Des amours particuliers
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Publié le 11 mai 2013
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Extrait

DES AMOURS PARTICULIERS
Je ne supporte pas ces matins où les rêves me réveillent. Leur faculté à être si réels m'empêche d'y croire. Je ne peux plus être autrement. Trois sucres dans un bol de café noir. Le café amer en pénétrant dans ma gorge me dégringole dans le cauchemar de vivre. Continuer à vivre, dans ces quinze mètres carrés. Trois sucres pour avoir la force d'avancer. Claquer la porte sur le vide de mon studio. Pour entrer dans le sas de mon existence. Un sas en forme de vestiaire, où j'accroche ma peau en lambeaux, pour m'abriter d'un uniforme. L'uniforme de ce qu'on appelait les filles de salle. De ce qu'on nomme pompeusement Agent de Service Hospitalier. De ce que je suis devenue : une fille du sale. Et je m'applique à passer ce balai plat dans les angles sous des lits, sur lequel s'avachissent des raisons mortes. Des chambres où le silence prévaut sur les discussions sans âme. Des couloirs où déambulent des esprits perdus.
Des soignants trimbalant leur distributeur de drogues. Un amoncellement de clichés me protégeant de tout engagement. Je ne suis rien qu'une fille en bleu. Prévisible.  — Tu iras à la 102 ! Hé tu m'entends ! Bien sûr que je l'entends, cet infirmier, je ne peux pas faire autrement.  — Le sol colle, une « perf » arrachée... Une phrase sans information, où je sens de la condescendance. Pour lui, je le sais, depuis bientôt dix ans, je ne suis qu'une bleue, une fille pour un balai. Et c'est sans importance. Sur le sol uniforme de la chambre, je passe ma raison d'être, méthodique, consciencieuse, en formant des triangles effacés par des circulaires.  — ça suffit, laissez-moi. Une voix d’outre-tombe où chuintent les ravages du tabac.  — J'ai fini, je vous laisse.  — Oui, c'est ça. Le timbre rauque claudique sur des sanglots.
Je ne suis pas là, pour l'empathie, non, je ne veux pas de ce rôle. Je ferme la porte, je clos la conversation, je me bouche la vue pour ne pas voir ce visage aux traits si fins, si beaux, se fermer.  — C'est la visite, tu viens boire un café ? Une autre bleue, l'invitation ne peut venir que d'une autre bleue. Un fil bleu, tant elle est maigre, cette Ariane. Je la retrouve dans l'office déposant sur la table nos deux tasses fumantes.  — Tiens, Aline comme d'hab, avec un sucre.   Dans la chambre 102 Lisbeth s'autorise enfin à pleurer. Les larmes de rage d'être en vie ont cédé la place à celles que les autres ne lui permettaient pas. Celles de la perte. La perte de son amour. Un amour au parfum du soleil, un amour de Provence. Dans la solitude de ses murs aseptisés, elle a entendu rejaillir le rappel de cet accent chéri. Triste et douloureux état que celui du souvenir dans lequel par sa voix la femme en bleu l'a ramenée.  
 Dans le vestiaire, je me dépèce du bleu de ma peau, pour retourner dans l'urne de ma vie. Une boîte. Comme celle où gît le corps de mon fils. Son corps et mon cœur. Seuls ces instants de cimetière jalonnent désormais ma vie. Mes moments d'errance d'hôpital s’achèvent irrémédiablement en larmes sur le bord de sa tombe. Je n'apporte pas de fleurs, non il n'aimait pas ça, mais des voitures, des voitures de toutes les couleurs, des répliques en miniature qu'il collectionnait. Et toutes mes pensées tournent autour de lui. J'ai hurlé ce jour-là, hurlé toute la vie qui s'acharnait en moi... J'aurais voulu le reprendre, le remettre dans mon ventre, lui redonner naissance. J'aurais voulu que le monde bataille, que la science s'obstine, pour que le temps se retourne fasse marche arrière, s'arrête... pour que dans mes bras je puisse le reprendre, le serrer, le bercer.     — Allons Lisbeth, ne fais pas l'enfant, ressaisis-toi, ma fille, ce n'était qu'un chat !
Un chat. Lisbeth à sa mère ne peut parler que de chat, de rien d'autres que ça. Un chat dont sa mère préfère ignorer qu'il fut le seul vestige vivant de cet amour. Un amour incompris, mal jugé. Un amour étouffé par l'indifférence maternelle.  — Que disent les médecins ? Pourquoi refuses-tu le    traitement ? Ton père avait dans ses relations un directeur de clinique privée, il exerce toujours, je vais lui parler de toi, il saura te soigner. Les médicaments tempèrent tout, ils enrobent sentis et ressentis dans une mousse de coton, ils annihilent toute volonté, et Lisbeth lutte contre l'apathie de sa langue, contre l'aboulie de son esprit. — Foutez-moi la paix, mère !     Lisbeth ferme les yeux, elle ne veut plus la voir, elle sait. Elle sait très bien quelle moue crispe son visage. Elle sait trop bien de quelle façon exagérée, elle va replacer son chapeau sur sa tête. Bien droit, bien propre, bien conforme, comme elle.  — Je reviens demain, j'espère que tu iras mieux. Elle sent ses lèvres sèches se poser sur son front.  — A demain ma fille. Lisbeth n'ouvre rien ni les yeux, ni son cœur.
La porte refermée elle pleure.  Ce matin, je marche sur les feuilles mortes, je glisse, je trébuche, je râle. Je peste contre cet absurde automne qui ne peut s'éteindre en silence. Je rumine sur cette pluie qui souille mes souliers. J'en veux à cette nature qui de son sommeil, elle, se réveillera. Le tapis gorgé d'humidité traîne les empreintes sur le sol. Sur les carreaux de carrelage uniforme. J'enfile ma tenue et m’apprête à passer une matinée à chasser les morceaux de feuilles et de boue mêlés. Triangles, cercles, angles, dessus, dessous, lit, chaise. Des bonjours sans retours. Des mercis, jamais. Et à nouveau, cette chambre, cette patiente peu patiente. Mais dans sa voix ce matin-là, la raucité s'est atténuée, adoucie. Adoucie dans un bonjour, où les syllabes chantent. Je réponds, le même mot. Elle sourit.  — Dîtes-moi, quel temps fait-il aujourd'hui. Un triangle, un cercle.
 — Il pleut de grosses gouttes froides.  — J'aime la pluie, elle lave. Un cercle, un angle.  — Té, elle lave en salissant !  — Vous fumez ? Un dessous de table.  — Oui comme un pompier.  — Pourriez-vous m'en passez une ? Je pose mon balai, mon balai plat, contre la table. Je la regarde, son visage si fin, si menu, enfantin.  — Bien sûr, si vous voulez, avant la visite, je vous  retrouve dehors. Des fossettes dans ses joues, de timides fossettes se creusent.  — Avec plaisir. Je reprends la danse de mon balai, je poursuis mes cercles, mes triangles, dessous le lit, la table de nuit, la porte, je sors.  — A tout de suite alors, mais couvrez-vous, dehors il fait froid. Dans le couloir les cercles enrobent les triangles. Ils arrondissent les angles. Les femmes et hommes en blanc marchent sur les auréoles d'un soleil timide.
Discret. Bienfaiteur. Tous, ils se rejoignent à l'office, pour pauser avant l'entrée en piste de la visite. Je passe dans le vestiaire, attrape mon manteau. Et je rejoins Lisbeth qui m'attend devant l’ascenseur.   Un étage, un simple étage.  Et nous voici aux portes du caprice du temps, les nuages masquent le soleil, poussés par un vent annonciateur de pluie. Le visage enfoncé dans sa capuche, elle est assise sur un banc, un banc d'attente. Je la regarde amusée, aspirer à grandes bouffées l'air réchauffé par la fumée de sa cigarette. Son regard s'éloigne, se pose délicatement en elle, à déguster cet instant de plaisir. Puis ses yeux reviennent sur moi, souriants :  — Ca fait du bien de sortir ! De sa main elle élève la cigarette :  — Et ça aussi, merci !
 De rien !  — Cela vous gênerait de faire une course pour moi ? Ma seule visite c'est ma mère, et les tabacs presse ou pire les pmu, elle abhorre ! Je souris de son rictus, ce petit coin de bouche qui se lève sur ce dernier mot. Je sors de ma poche le paquet quasiment neuf et je lui tends. Elle n'ose pas, intimidée, mal à l'aise...  — Ne vous en faites pas, prenez-le, je ne reviens que dans deux jours. Elle se pousse sur le banc, montrant une place à ses côtés, me demande de m'asseoir et de lui parler  — J'aime votre accent ! Il me réchauffe. Mon accent, c'est vrai, je me le traîne depuis si longtemps.  — Vous êtes d'où ?  — De Toulon ! Je suis née à Toulon. C'est très loin main'nant. Elle lève ses grands yeux bruns au ciel :  — J'avais une amie, native de là-bas aussi... Son visage... son visage tout à coup l'enferme sous un masque, un masque de douleur, celui qu'à chaque réveil, je reconnais dans mon miroir.  Je pourrais l'ignorer passer outre, mais dehors, sur ce banc,
je voudrais lui dire combien le temps sait faire son œuvre réparatrice. Mais je me tais, je sais trop combien ces mots sont inutiles, alors je serre sa main dans la mienne. Amicalement, une amie d'infortune, une sœur. Elle n'enlève pas la sienne, non elle attire ma main contre sa joue. C'est délicat, cet instant. Comme une éclaircie, la caresse du soleil, seulement troublée par l'eau de ses larmes. Je pourrais l'enlever cette main sur sa joue, je pourrais l'ignorer cette humidité de ses yeux, je pourrais m'enfuir, la laisser seule sur ce banc. Mais dans ses yeux si profonds j'ai retrouvé un morceau de moi-même auquel je ne voulais plus croire. Alors je l'ai prise contre moi, je l'ai bercée et le temps s'est suspendu. Seconde après seconde il s'est accroché de elle à moi. De moi à elle. Ensemble et seules sur ce banc d'attente. Contre moi. Contre moi, il n'y a tellement plus personne, tellement de vide, que j'en avais oublié le plaisir de tenir dans mes bras. Émotions fortes, émotions vives qui réveillent d'étranges souvenirs. Pas ceux de lui, mon fils, mon œuvre, ma vie, ma peine. Ni ceux de son père, mon poids, mon erreur, mon amertume. Mais ceux d'avant. Ceux d'avant.
Elle reste sans bouger contre moi. Des gens passent. Je sens leurs regards. J'entends leurs toussotements. Elle, elle ne pleure plus. Et la pluie nous reprend ce temps. Lisbeth secoue sa tête, esquisse un sourire. Un sourire qui s'étire, s'étend, m'envahit. Et ma main toujours dans la sienne, nous retournons à l’accueil, en sautant par-dessus les flaques en frappant le paillasson au même rythme de nos pas... En écrasant sur le sol, les feuilles à la boue mêlées.  A l'intérieur, le bleu reprend ses droits. Le bleu autour de moi. Le bleu devant moi. Un fil bleu qui me fait lâcher sa main. Un fil bleu qui nous sépare alors. Le fil bleu d'Ariane.  — Ah Madame Schneider, le médecin va vous attendre ! Un fil bleu qui me renvoie dans mon sas.  — Tiens Aline, je te cherchais... on se boit un café ? Je rejoins Lisbeth et Ariane qui attendent dans l’ascenseur.  Un étage, un simple étage.  
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