Antichambre
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Description

Alexandra BASSET alexandra-basset@live.fr ANTICHAMBRE IMMERSION La mer se pare de reflets lancinants. Le ciel se voile, les étoiles filent sur les toiles de l'azur assombri. Elles éclosent puis s'éteignent. S'amarrent puis disparaissent. Elles laissent croître dans leur sillage, un espoir furtif mais lumineux. 10 000 Watts. L'énergie des cascades cristallines qui s'entrechoquent. Les vagues s'abattent sur les rochers, puis les broient. La nuit est dense, les étoiles filent. Une pluie fine traverse les écrans solaires des lampadaires, qui crépitent en attendant la mort de leurs derniers fusibles. La brume nocturne me retient dans son écrin mousseux. Je m'approche, chancelant, du gigantesque et inflexible bilboquet rouge noir. Le phare du port déserté a l'iris électrique. Il éclaire l'horizon des naufragés absents. Je me plais à imaginer qu'autrefois, à la dérive de leurs errances, ceux-ci se repéraient et s'orientaient grâce à ses éblouissants faisceaux, qui se dégradent en infimes lueurs. Le silence s'immisce, les vents se font muets au sein de ces nuits bleues parsemées d'or, fin et délicat, en pointillés irréguliers. Le ciel se voile et je m'égare, sur d'inoffensifs sables mouvants. Mes yeux demeurent entrouverts malgré l'humidité aveuglante, stagnante. Au loin, j'aperçois non sans peine le carton-pâte des façades des maisons. Gorgé d'eau, il se déforme et se détache peu à peu.

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Publié le 15 septembre 2015
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Licence : Tous droits réservés
Langue Français

Extrait

Alexandra BASSET
alexandra-basset@live.fr
ANTICHAMBRE
IMMERSION
La mer se pare de reflets lancinants. Le ciel se voile, les étoiles filent sur les toiles de l'azur assombri. Elles éclosent puis s'éteignent. S'amarrent puis disparaissent. Elles laissent croître dans leur sillage, un espoir furtif mais lumineux. 10 000 Watts. L'énergie des cascades cristallines qui s'entrechoquent. Les vagues s'abattent sur les rochers, puis les broient. La nuit est dense, les étoiles filent. Une pluie fine traverse les écrans solaires des lampadaires, qui crépitent en attendant la mort de leurs derniers fusibles. La brume nocturne me retient dans son écrin mousseux. Je m'approche, chancelant, du gigantesque et inflexible bilboquet rouge noir. Le phare du port déserté a l'iris électrique. Il éclaire l'horizon des naufragés absents. Je me plais à imaginer qu'autrefois, à la dérive de leurs errances, ceux-ci se repéraient et s'orientaient grâce à ses éblouissants faisceaux, qui se dégradent en infimes lueurs. Le silence s'immisce, les vents se font muets au sein de ces nuits bleues parsemées d'or, fin et délicat, en pointillés irréguliers. Le ciel se voile et je m'égare, sur d'inoffensifs sables mouvants.
Mes yeux demeurent entrouverts malgré l'humidité aveuglante, stagnante. Au loin, j'aperçois non sans peine le carton-pâte des façades des maisons. Gorgé d'eau, il se déforme et se détache peu à peu. Ces constructions sont toutes identiques, jusques dans leurs moindres détails, comme si elles
appartenaient à un village témoin pour apprentis communistes prônant une doctrine égalitariste. Je parierais qu'elles pourraient générer des angoisses chez tout individu au caractère un tant soit peu désordonné... Seules leurs couleurs varient quelque peu, suivant un camaïeu, selon qu'elles sont plus ou moins orientées vers le Sud. Je distingue à peine les grandes fenêtres qu'elles arborent, quadrillées de petites vitres opaques. Leurs cheminées individuelles en brique, jaunies par la sève des pluies, écartèlent les fils des toiles célestes. Le ciel n'est alors plus qu'un tissu miteux de bâches textiles distendues et les brises de l'univers s'y infiltrent de toutes parts, dérobant les histoires sans paroles que l'on s'y chuchote la nuit descendue.
Je m'assois sur la digue. Le phare tâche la mer de ses pétales de tôle morts qui lentement s'arrachent à lui. Tout à coup, je sens une gêne provenant de la poche de mon pantalon. J'y plonge ma main et mes doigts reconnaissent une bouillie d'enveloppe grumeleuse. Je la sors et je l'ouvre aussitôt : un billet d'avion ! Je parviens à déchiffrer la destination finale rescapée : Split, en Croatie. L'encre a coulé. Le lieu et la date du départ ont été épongés. Je reste bloqué face à ce morceau de papier miraculé. Que puis-je en tirer ? Il est évident que je ne me trouve pas à Split. Ce territoire sur lequel je survis, quelque soit le versant par lequel on l'explore, mène invariablement à la mer qui aboie.
Maintenant, elle ressemble à un épais mélange de pétrole et de vin rouge. Ses roulements lascifs se dérobent mon regard envolé.
Le jour tournoie, il s'engouffre sous mes paupières. Quelques secondes. Des secondes longues comme un fil élastique au bout duquel serait suspendu un pendule. Je m'assoupis à moitié, puis tout entier. Des remous de conscience glacés refroidissent mes pieds nus.
I
Durant mon sommeil, les rayons affaiblis et diffus du tournesol astral rejaillirent avec puissance. Ils éclairèrent les cavités intérieures formées par mes paupières tirées. Ils y propulsèrent des halos fumeux qui obstruèrent l'obscurité. Soudain une silhouette noire, composée de particules de poussière en émulsion, apparut distinctement. Elle se tenait debout, la main tendue vers moi, comme pour m'inviter à danser. Alors que j'allongeais le bras pour la lui attraper, son visage se modela sous des traits qui ne m'étaient pas inconnus.
Je sursautai. C'était moi. J'étais elle. Elle se mit, je me mis, à dilapider de grandes enjambées pour atteindre un trottoir large au goudron marécageux. Des édifices monumentaux à l'aplomb grandiose figé dans l'or massif et le marbre, s'élevaient et me suggéraient que j'arpentais les rues d'une grande capitale européenne. Peut-être Paris. Mais les collines vigoureuses et les pics neigeux à la roche fine et coupante, qui l'enlaçaient, me
ravissaient du fait que se trouver quelque part n'interdisait pas celui de se trouver ailleurs.
Le bitume flasque grouillait d'une masse informe de présences furtives, apparemment pressées. Emboîtées dans leur habit de travail, elles paraissaient toutes similaires. Quoique plus ou moins sombres, plus ou moins sujettes à attiser d'effroyables pressentiments. Elles paradaient vers les gorges du métropolitain, tel un cortège de têtes baissées aux yeux indécelables et amputé de ses paires de pieds. Je me frayais un passage horrifique au milieu de ces êtres aveugles au monde, afin de rejoindre la devanture d'un magasin d'alimentation.
Il était planqué derrière des étalages de cagettes instables, qui craquaient sous le poids de légumes divers et périssant. La fraîcheur des produits proposés ne semblait pas la préoccupation première de l'exploitant de ce fond de commerce. En revanche, son appétence pour les effluves peu ragoûtantes était aisément démontrable. Je poussai la lourde porte d'entrée en plexiglas, à la stature si dérisoire que je dus me baisser pour passer. Une clochette tintât aussitôt, grinçante et irrégulière. Cela m'irrita presque autant que le regard désapprobateur et suspicieux du caissier chinois. Il se tenait debout, bien droit et les épaules nouées, derrière sa caisse enregistreuse déglinguée. Son visage était si inexpressif qu'un fer à repasser semblait avoir lissé ses traits, excepté sa bouche cernée de furoncles, ainsi que ses mirettes vicieuses palpitant au dehors de leurs orbites. Davantage par dégoût que par peur véritable, je me réfugiai au fond de ce magasin d'infortune en putréfaction. J'arrachais à leur rayon sept bouteilles de vin rouge de Bordeaux, une appellation d'origine contrôlée. Ce dernier terme entrait en parfaite résonance avec le sort réservé ici aux clients. Je titubais en direction de l'unique caisse de ce boui-boui infâme. Là-bas, me trouvant condamné à mourir d'impatience à cause d'un vieillard peinant à retrouver sa petite monnaie dans sa grande bourse en cuir flétri, j'aperçus mon reflet dans un miroir rétroviseur rond, fixé au mur et orienté vers le bas. Un courant d'horreur m’électrocuta l'échine : mes yeux avaient disparu, mes orbites étaient vides. Et pourtant, j'y voyais. Je me rassurai en m'agrippant à mes digestifs tristement festifs.
"Monsieur, avancez s'il vous plaît !" s'étrangla une voix saccadée et pointue. Il ne semblait pas voir que je n'avais plus d'yeux. Peut-être était-ce encore une de mes hallucinations due à l'insomnie. Ce fut mon tour de passer devant le receleur asiatique repoussant. La sentence tomba : “dix-sept euros soixante-treize centimes”. J'expédiai mes liquidités sur le comptoir, à la manière dont on balance les grains de riz à la sortie de ces vulgaires mariages chrétiens, et je dégageai de cet antre mercantile ghettoïsé par l'intermédiaire
d'une trappe circulaire qui se trouvait juste sous mes pieds.
Je me retrouvai alors dans mon appartement, étendu sur mon canapé convertible, baignant avec délice dans des cendres de cigare, qui avaient adouci de leurs arômes exotiques les brutes saveurs du vin récolté. Cette association gustative pleine de distinction contrastée anesthésiait mes nerfs avivés. J'ôtai ma cravate, tout en me délectant de la lecture insipide du programme télévisé. L'ivresse me berçait et je me renversais dessus les visions qui découlaient de mon sommeil assourdissant.
II
A la suite de vains retournements sur le matelas humide, je m'éveille. Une clarté agressive irradie la pièce. Encore, j'ai fait une promenade somnambule qui m'a guidé depuis la digue, où je me suis assoupi, jusqu'à mon lit. Dans cette petite chambre, en cet univers où je suis reclus, je me sens hors d'atteinte. Protégé de la violence et des bruits des villes souillées, par les déboires civilisés d'humains agglutinés. L'isolement m'effraie finalement moins que les déferlantes de sentiments incontrôlables qui m'assaillent pendant mon sommeil.
Sans me laisser davantage le temps d'émerger, des pensées jaillissent du trou noir de mon angoisse : “Tu as accosté ici, ce matin comme hier, me murmurent-elles, en cet endroit sous cloche à l'abri du monde. Sans radeau ni souvenirs. Sans personne pour les reconstruire. Ou bien as-tu atterri ? Pas de cicatrices ni d'attaches. Tes poignets sont déliés mais ton esprit garde les séquelles d'un séquestré. Un séquestré amnésique qui ne sait ni par quelle issue, ni par quel stratagème, ni même de quelle prison il s'est évadé. Et qui n'a jamais été poursuivi par ses veilleurs de nuit, puisque personne ne s'aventure en ces lieux dévastés, peuplés de maisons décrépites et inhabitées, en ces effroyables mais somptueuses ruines qui ploient sous la tempête.”
La bouche pâteuse et les dents noires, je me résous à m'arracher au confort ouaté de ces draps défaits qui, j'ose le croire, ont frôlé d'autres corps. Je pose un premier pied prudent sur ce parquet à échardes, qui m'a occasionné nombre de levers épineux; puis un second, lestement. Je traîne mes courbatures cauchemardesques jusqu'à l'armoire, appuyée contre le mur du bout de la pièce. Mon œil n'a pas encore recouvré une mise au point satisfaisante. Je tâtonne dans le vide, par crainte de me cogner à quelque meuble inopportun. J'entrouvre la massive porte de l'armoire en pin rêche, et ma main détecte un morceau de tissu rugueux que j'empoigne. L'épaule calée contre ce meuble solide, j'enfile, les paupières toujours baissées, en me balançant sur un pied puis sur l'autre, les haillons sans âge qui me font office de vêtements. Un costume trois pièces délavé par l'eau, froissé par le vent, rongé par le sel. Il n'en a pas moins d'allure, pensé-je en m'épiant d'un œil vitreux dans le reflet discret de la fenêtre. Au contraire, cette usure inaccoutumée pour un habit d'une telle distinction, le fait resplendir d'une patine élégante, surjouée d'une véritable désinvolture. Finalement, je me hâte sans entrain jusqu'à la cuisine en vue de m'atteler à la préparation d'un café salvateur.
Au hasard d'une de mes errances, j'ai découvert un eldorado foisonnant de cet or brun. A l'issue de la descente fortuite d'un escalier aux petites marches étroites, précipité dans une vaste cave, je me suis retrouvé comme miniaturisé face à un volume gargantuesque de grains de café. Ils étaient stockés dans des sacs en toile beige qui venaient racler le plafond. Mais cela n'est pas tout... Ils s'amoncelaient sur d'impressionnants barils de vin. J'appris de ses saveurs que c'était un vin à la grenade, ce qui explique sans doute la rapidité avec laquelle il pilonnait ma capacité à réfléchir. La rareté de ce fluide enchanteur était inversement proportionnelle à l'avidité joyeuse qu'il débouchait en moi. Il s'évapora à flots dès lors que les robinets qui le retenaient furent tournés. Il n'en reste plus une goutte aujourd'hui.
Heureusement, il me reste un amoncellement de café considérable. Ses grains exquis semblent se reproduire sans cesse, se démultiplier. Je suis comme enfermé dans un système de torréfaction tournant à plein régime. La réserve ne s'amoindrit pas. On me balance de la poudre noire aux yeux.
Je mouds les grains irréguliers pour verser leur sable d'ébène dans le filtre, puis je le noie sous une
eau bouillante. Des bulles hydrauliques gonflent puis explosent à tour de rôle, elles semblent jouir de leur insanité mutante.
Au compte-goutte, comme un chimiste rivé sur son éprouvette fétiche, je recueille dans mon bol en grès craquelé, le breuvage réconfortant des matinées calomnieuses Je le bois à timides gorgées, en m'interrompant souvent pour contempler au dehors, les falaises abruptes qui dégringolent sans retenue dans une mer de buée. Et le phare inflexible qui jaillit de la poussière blanche des brumes.
Le café me parait plus amer que les jours précédents. Je ne retrouve plus sa saveur ambrée d'auparavant, comme s'il était le témoin chargé de me rappeler que je perds, sans n'y pouvoir rien faire, le goût de toutes ces choses que j'ai tant aimées. Comme si cette fissure gustative faisait s'effriter les ultimes récifs auxquels mes sens peuvent encore s'agripper.
Incapable de rester passif, tel que je m'y adonne volontiers habituellement, grâce à la commodité affligeante de n'avoir rien à accomplir, je décide de partir en promenade. Je marche longuement à l'affût d'un signe de mon passé, resté en apnée aux alentours de cette île hermétique.
Après avoir déverrouillé, une à une, les portes sourdes encastrées dans les parois décrépites, après avoir pénétré chaque habitation hantée par la rancune de l'abandon, je capitule et j'accepte ma condition de celui qui ne sait, et ne saura peut-être jamais rien. Dépité, je m'affale sur le sol de la dernière maison que j'ai retourné, fouillé, violé. Ma quête historique, à la vue du port, laisse place à une autre énigme, non moins perturbante : comment le projecteur lumineux du phare peut-il s'actionner dès que le jour s'effondre, si cet endroit est vierge de toute créature vivante ? Je fixe cet œil télescopique et déjà, une marée obscure déferle sur le ciel qui simultanément se retire. La nuit largue ses amarres dans cette mer céleste trop claire pour perdurer.
J'entends l'aiguille acharnée qui remonte sur le cadran encrassé d'un réveil. Depuis ma position allongée, je tourne la tête pour regarder l'heure qu'il est, même si cela n'a plus aucune espèce d'importance. L'aiguille se hâte vers minuit. Son tic-tac, tic-tac, tic-tac, insupportablement chaloupé, me tape sur les nerfs. Je n'entends que lui, et pire encore, ses retentissements décuplés. Tic-tac, tic-tac, tic-tac...
Il résonnent dans le silence sans cadence de la maison, et dans le silence plus grand, encore plus froid de l'île.
Soudain la vitre en face de moi explose en mille miroirs tranchants. Une lumière opulente pénètre la pièce avant de l'envahir toute entière. Elle éblouit tous mes repères spatiaux, si bien que même allongé j'ai des pertes d'équilibre. Je m'évanouis dans le berceau du rêve.
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