L ONCLE INCONNU
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L’ONCLE INCONNU. Normalement nous sommes tous issus d’une histoire sociale et familiale, un socle de terreau ou de terre glaise sur lequel nous poussons plus ou moins bien, sur lequel nous nous agitons le temps d’une vie, le temps de faire quelques choix importants, heureux ou non, en toute conscience ou au contraire subits. L’accident génétique semble exclu de la constitution d’une personnalité. Et pourtant, l’inné existe. L’inné est-il une continuité génétique ou un accident ? Je me souviens d’un film tourné dans une crèche, un film absolument étonnant sur le comportement de groupes d’enfants âgés seulement de deux ou trois ans. On observait que certains de ces groupes étaient peu structurés, peu enclins à jouer ensemble et qu’il suffisait d’un élément agressif ou au contraire très passif pour que tout aille de travers. A l’opposé, quand émergeait un leader, tous les rouages internes de ces petites communautés fonctionnaient à merveille. Le tout jeune leader proposait à sa manière les jeux, apaisait les enfants agressifs, protégeait les passifs parfois souffre-douleurs… L’histoire sociale comme familiale est-elle déjà inscrite dans le petit d’homme de deux ou trois ans ?Ou n’existe-t-il pas une part d’innéité incompréhensible ?..De prévisibilité génétique ou de pur hasard ?..

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Publié le 14 mai 2013
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Langue Français

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 L’ONCLE INCONNU.
                            
 Normalement nous sommes tous issus d’une histoire sociale et familiale, un socle de terreau ou de terre glaise sur lequel nous poussons plus ou moins bien, sur lequel nous nous agitons le temps d’une vie, le temps de faire quelques choix importants, heureux ou non, en toute conscience ou au contraire subits.
L’accident génétique semble exclu de la constitution d’une personnalité.
Et pourtant, l’inné existe. L’inné est-il une continuité génétique ou un accident ?
Je me souviens d’un film tourné dans une crèche, un film absolument étonnant sur le comportement de groupes d’enfants âgés seulement de deux ou trois ans. On observait que certains de ces groupes étaient peu structurés, peu enclins à jouer ensemble et qu’il suffisait d’un élément agressif ou au contraire très passif pour que tout aille de travers. A l’opposé, quand émergeait un leader, tous les rouages internes de ces petites communautés fonctionnaient à merveille. Le tout jeune leader proposait à sa manière les jeux, apaisait les enfants agressifs, protégeait les passifs parfois souffre-douleurs…
L’histoire sociale comme familiale est-elle déjà inscrite dans le petit d’homme de deux ou trois ans ?Ou n’existe-t-il pas une part d’innéité incompréhensible ?..De prévisibilité génétique ou de pur hasard ?..
Cette puissante interrogation introductive, restée sans réponse, concerne le cas de mon oncle René côté paternel.
 Je suppose que bien des familles reconnaissent ou ont besoin de reconnaître en leur sein, un des leurs qui se différencie des autres. Ce peut être un aïeul, un frère, une tante, peu importe, quelqu’un qui se démarque des autres par son caractère, ses succès, ses échecs, ses qualités ou ses défauts très singuliers. Bref, un être qui a échappé on ne sait comment à un certain déterminisme, dès lors que l’on prend du recul pour analyser sa trajectoire.
Quand d’autres ont un parent qu’on pourrait qualifier « d’excentrique » : capitaine d’industrie, clown, drogué, politique, responsable syndical, maquereau, polytechnicien, taulard, artiste ou je ne sais quoi, nous, nous avions un héros de guerre.
Toute ma jeunesse, j’ai croisé ses deux photos. Un portrait en noir et blanc, de 10 par 15, qui trônait, l’une sur le bureau de mon père, l’autre dans la chambre parentale, identiques.
Une photo cadrée de près sur le visage et le haut du buste dont le col de la veste stricte laissait deviner qu’il était en uniforme. Une figure claire, longue, un menton carré, très net, un regard et un très vague sourire un peu tristes, mais présents.
Ce portrait m’interrogeait. Comment un être aussi jeune, plutôt beau, qui devait aimer la vie, avait-il pu choisir de mourir inutilement en héros ?..
Un jour, en fouillant dans les tiroirs du bureau paternel, je suis tombé sur quelques pages dactylographiées et jaunies, un rapport de l’Armée relatant l’histoire et la mort de ce soldat exemplaire aux yeux de l’Institution. Je vous épargnerai le style grandiloquent et très militaire de ce rapport pour ne retenir que les faits en soi.
En mai 1940, le lieutenant Billiottet René (issu fraîchement de Saint Cyr), tient depuis plusieurs jours un village non loin de Sedan avec la Compagnie de chasseurs alpins qu’il commande.. Ses hommes et lui ont déjà subis plusieurs attaques très violentes de Stukas, mais n’ont pas lâché prise malgré des pertes importantes. Privé de radio et de téléphone, le lieutenant est sans nouvelles du reste du front, coupé de toute hiérarchie, ne sachant où se trouvent les autres unités avec lesquelles il doit combattre. Il décide alors, le 15 mai, accompagné de deux autres soldats d’effectuer une reconnaissance hors du village. Ce dernier est situé sur une hauteur, on y accède par une petite route en lacets, presque un chemin serpentant au milieu des bois. Les trois hommes le descendent lorsqu’ils entendent un bruit de moteurs et de cliquetis de chenilles. On ne sait pourquoi, ils sont persuadés que ce sont des chars français qui viennent en renfort. Ils se mettent à courir au devant et débouchent au détour d’une courbe étroite face à une colonne de tanks allemands. Du haut de sa tourelle, le commandant du char de tête leur crie en français de se rendre : les deux soldats sautent dans le fossé et s’échappent dans les bois, mais le lieutenant Billiottet dégaine son revolver et abat l’officier allemand. Il est immédiatement fauché par une rafale de mitrailleuse.
Les deux soldats témoigneront après guerre de cette scène.
Ce qui me choquait quand je regardais la photo de cet oncle jamais connu, n’était pas qu’il soit mort en combattant - des dizaines de milliers de soldats français ont péris en mai et juin 40, victimes avant tout de l’imbécilité et de la non clairvoyance d’un état major sénile et dépassé –mais qu’il soit mort aussi inutilement.
Comment peut-on pousser l’absolutisme moral à ce point ? Certes en tant qu’officier sorti de Saint Cyr , il avait le sens de l’honneur, mais son acte, me semble-t-il, ressemblait furieusement à un suicide.
Mon père parlait peu de ce frère cadet. Si je lui posais une question à son sujet, il répondait plutôt sur le ton dudit rapport militaire, décrivait le héros, mais n’y mettait aucune sorte d’affection. Une défense contre la douleur ? Une forme de bêtise réduisant l’existence de cet être si proche uniquement à son acte héroïque ? Il n’était pas question d’aborder l’aspect psychologique. René avait fait son devoir, un point c’est tout. Ne pouvait-on y voir aussi une forme de jalousie affective inconsciente ? Il est probable et somme toute logique que sa mère par la suite, ait sans doute réservé au fils tombé à Sedan une grande part de son amour. Celui qui reste souffre de l’exemple mythifié.
A l’extrême soir de la vie de ma grand-mère, j’eus l’occasion de toucher cet amour et cette douleur. Nous étions seuls dans sa cuisine et elle sortit des photos de son fils disparu. C’était des photos de vacances à la mer, des photos de temps heureux et elle pleurait doucement en les commentant. Quarante ans après, la souffrance était toujours aussi cruelle. Cette grand-mère que j’avais toujours un peu craint, vive et perspicace, s’effondra délicatement au début, puis en vint même à douter de Dieu, de sa bonté et de sa justice. Il y avait quelque chose d’extrêmement poignant et aussi de dérangeant à entendre cette catholique pratiquante exprimer ce doute.
Ma mère pouvait être un peu plus prolixe. Tout juste fiancée à mon père, elle avait connu René quelques mois avant sa fin tragique. J’ai su ainsi qu’il avait du succès auprès des femmes, qu’il adorait les voitures et conduisait comme un dingue la traction Citroën qu’il avait récemment acquise. J’en déduisis qu’il avait été somme toute un jeune homme normal et plein de vie.
Mais elle m’apprit aussi qu’après son bac, et avant de choisir l’Armée, qu’il avait été attiré par la vie monastique. Autre signe démontrant un caractère entier et intransigeant, une lettre qu’ il avait écrite à ses parents pendant la drôle de guerre. Il terminait par ces mots : « je ne serai jamais fait prisonnier ! ». C’était donc un être dont les choix de vie visaient l’Absolu.
J’ai connu mes grands parents, un autre de leurs trois fils et bien évidemment mon père. Aucun d’entre eux n’était insipide, mais aucun d’entre eux n’avait a priori le caractère de René. Je ne saurai jamais ce qui a façonné sa particularité farouche et intraitable, cette fierté ne supportant pas de biaiser comme tout à chacun. D’où sortait-il ? D’où sortait cet homme dont l’histoire sociale et familiale sans grande originalité pour l’époque ne laissait prévoir cette conscience aigüe, presque fanatique à refuser la médiocrité d’une vie ordinaire.
Quand les balles l’eurent déchiqueté, qu’il s’est abattu dans la poussière du chemin, dans les quelques secondes qui le séparaient de la mort, a-t-il songé à un prénom de femme,
regardé une dernière fois l’explosion de la nature en mai et regretté infiniment de mourir ainsi, par caractère ?
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