La Maison des enfants
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Description

1 Où Morgan explique les calendes et où les enfants commencent à arriver Les enfants commencèrent à apparaître peu après l'arrivée d'Engel dans la maison. C'est elle qui trouva la première, encore nourrisson, une petite fille dans un couffin, avec un ballot d'habits lavés de frais et pliés avec soin. Le couffin avait été déposé sur les marches qui descendaient à la cuisine, depuis le jardin. Quiconque l'avait laissé là devait connaître les coutumes de la maison, car il aurait pu s'écouler des jours avant qu'une autre porte fût ouverte ;abandonnée ailleurs, l'enfant serait sans doute morte. Dans le cas présent, la petite créature n'avait pas attendu là plus d'une heure ou deux, et pourtant elle était déjà bleue de froid. Engel la prit dans ses bras, serra contre son sein le petit corps moelleux et nicha dans le creux de son cou le petit visage fripé, et cela dura un temps indéfini–« Une calende », dit-elle à Morgan lorsqu'elle lui amena l'enfant dans son bureau. Levant les yeux de sa lecture, il lui répondit avec un regard amusé que les calendes étaient –9– toujours plurielles et perpétuellement repoussées. Elle hocha la tête avec ferveur : «Exactement, cela continue, encore et toujours, sans fin.» C'était tout à fait cela, ajouta-t‑elle en sentant contre sa poitrine le petit cœur de l'enfant battant à peine, et sur la peau de sa nuque le souffle rapide, telle une lame de dague brûlante. Engel souleva l'enfant pour la tendre à Morgan, qui secoua la tête.

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Publié le 14 décembre 2016
Nombre de lectures 495
EAN13 978-284337832
Langue Français

Extrait

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Où Morgan explique les calendes et où les enfants commencent à arriver
Les enfants commencèrent à apparaître peu après l'arrivée d'Engel dans la maison. C'est elle qui trouva la première, encore nourrisson, une petite fille dans un couffin, avec un ballot d'habits lavés de frais et pliés avec soin. Le couffin avait été déposé sur les marches qui des cendaient à la cuisine, depuis le jardin. Quiconque l'avait laissé là devait connaître les coutumes de la maison, car il aurait pu s'écouler des jours avant qu'une autre porte fût ouverte ; abandonnée ailleurs, l'enfant serait sans doute morte. Dans le cas présent, la petite créature n'avait pas attendu là plus d'une heure ou deux, et pourtant elle était déjà bleue de froid. Engel la prit dans ses bras, serra contre son sein le petit corps moelleux et nicha dans le creux de son cou le petit visage fripé, et cela dura un temps indéfini« Une calende », ditelle à Morgan lorsqu'elle lui amena l'enfant dans son bureau. Levant les yeux de sa lecture, il lui répondit avec un regard amusé que les calendes étaient
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toujours plurielles et perpétuellement repoussées. Elle hocha la tête avec ferveur : « Exactement, cela continue, encore et toujours, sans fin. » C'était tout à fait cela, ajoutatelle en sentant contre sa poitrine le petit cœur de l'enfant battant à peine, et sur la peau de sa nuque le souffle rapide, telle une lame de dague brûlante. Engel souleva l'enfant pour la tendre à Morgan, qui secoua la tête. Il fallait peutêtre avertir quelqu'un, suggératelle, qui saurait quoi faire d'elle, mais Morgan refusa. Livré à luimême, il eût été tenté de s'en détourner car, après tout, quel usage pouvaitil bien faire d'un enfant ? Mais il voyait bien que le cœur d'Engel n'y était pas. « Regardez vous, toutes les deux, réponditil. Pourraiton rêver plus bel ensemble ? Ne saurezvous en prendre soin aussi bien que quiconque ? Qu'elle reste avec nous, elle sera vêtue et nourrie, à l'abri de ce mauvais froid. Pour un temps, du moins. »Peutêtre la présence de l'enfant empêchera telle le départ d'Engel, songeatil. C'est plus tard qu'il la prit dans ses bras, une fois qu'on lui eut donné du lait et qu'on l'eut habillée de vêtements propres sortis de son ballot : des habits conve nables, en coton blanc et cousus à la main, lavés et repassés. Il caressa les cheveux doux, dégagea le front marbré de fines veines bleutées ; c'était le premier enfant qu'il étreignait, aussi s'examinatil attentivement, guet tant le moindre infléchissement dans ses sentiments. Il voulait voir si ce petit être le changerait, voilà ce qu'il souhaitait pardessus tout. Cependant, ce qu'il ressentit lui parut familier, semblable à ce qu'avaient suscité chez lui de petits animaux, des chatons, un hamster qu'on lui avait offert autrefois, un agnelet nouveauné tremblant sur ses pattes. Des plantes, même, qui produisaient des fleurs odorantes et avaient touché son cœur un instant,
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avant de faner.Cela prendra du temps, se ditil avec une très légère déception.Il en va ainsi des miracles. Et entre temps, peutêtre l'enfant commenceraitelle au moins à l'aimer, lui. Ils la baptisèrent Moïra, ce qui signifiait « destin », expliqua Morgan à Engel. En l'apprenant, cette dernière fit la moue. Ce matinlà, alors qu'elle se tenait au centre de la cui sine avec à la main un bol de crèmequi, une fois battue, napperait le pudding servi au dessert du déjeuner, Engel les observa tous les deux. Dans son monde à elle, nul gaspillage n'était autorisé : le moindre quignon vieux d'une semaine avait son utilité. La crème, couleur de vieille dentelle, provenait d'une des vaches noir et blanc que Morgan voyait de la fenêtre de sa chambre, tout en haut de la maison, des troupeaux paissant pardelà le mur qui délimitait ses propres terres, et jusqu'à la ville même, où sa sœur dirigeait l'usine.
Peu après, il vint d'autres enfants, comme si Morgan les avait mérités, ayant ouvert sa porte au premier. Cer tains étaient abandonnés, comme Moïra, sur le pas de la porte de la cuisine ; désormais, Engel venait ouvrir toutes les heures. D'autres, soupçonnait Morgan, étaient remis aux bons soins d'Engel directement à l'entréepar qui, il l'ignorait. Ceuxlà arrivaient les mains vides. À la fin du troisième mois suivant l'apparition de Moïra, ils étaient six, peutêtre sept, d'âges divers. Moïra restait la plus jeune. Selon Engel, qui paraissait avertie en la matière, elle n'avait guère plus de quelques semaines lorsqu'on la leur avait confiée. Le plus âgé était un garçonnet aux cheveux blonds, qui était entré un jour dans la maison avec une étiquette en carton au poignetsemblable à celles qu'on attache aux paquets, portant le prénom « David », inscrit
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par une main d'enfant. Engel le mena immédiatement à Morgan, et le petit resta planté devant le bureau de ce dernier, tel un petit soldat, le regard droit devant, et annonça d'une voix solennelle mais chantante qu'il avait cinq ans, ni père ni mère, et qu'il serait sage à condition qu'on le traitât bien. Les âges des autres se distribuaient dans cet intervalle, entre Moïra et David, que Morgan considérait comme les plus précieux car les plus facile ment reconnaissables : Moïra, en tant que première et benjamine, et David, avec son étiquette, en tant qu'aîné. Il en arriva encore par d'autres biais. Un matin, peu après le petit déjeuner, alors que M organ se tenait près de la fenêtre du salon à contempler le jardin, l'air audessus de la pelouse se mit à ondoyer comme un carré de soie transpercé par une lame de couteau, et une enfant apparut sur l'herbe. Elle se dirigea vers la maison, apparemment certaine d'y être accueillie. Et ce fut le cas. Plus tard, ce jourlà, lorsqu'il se sut à l'abri des regards, Morgan se rendit au jardin dans l'espoir de retrouver l'endroit précis. Planté au milieu du gazon, il brassa l'air de la main, cherchant une faille éventuelle, jusqu'au moment où, se sentant ridicule, il abandonna. Alors qu'il traversait la pelouse pour rentrer, il se rendit compte que David l'observait depuis la fenêtre juste au dessus du salon. Morgan lui fit signe, et fut content de le voir lui rendre son salut. Tout comme le garçonnet, la nouvelle arrivante portait une étiquette au poignet, au prénom de Melissa. Une fois dans le grand vestibule, elle inspecta les lieux avec une expression de contentement, et sourit à David lorsqu'il vint lui prendre la main pour lui faire visiter la maison. Elle adressa d'ailleurs le même sourire à Moïra et aux autres enfants. Elle souriait à tous comme si elle les connaissait et les aimait depuis
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toujours. Lorsqu'elle vit Morgan pour la première fois, alors qu'il émergeait précipitamment du salon pour l'accueillir tout en appelant Engel, Melissa courut jus qu'à lui pour lui étreindre les genoux. Chaque jour, Morgan venait les regarder manger, sous la conduite d'Engel qui distribuait la nourriture dans les bols. David et la plus grande des filles, qui avait des yeux bleus tristes et une dent de lait manquante sur le devant, et dont le prénom était DaisyEngel avait dû insister pour le lui arracher, s'asseyaient près du feu, à une petite table en bois que Morgan n'avait jamais vue auparavant. Engel avait dû l'acquérir en ville puis se la faire livrer alors qu'il était ailleurs dans la maison, ou bien encore endormi, un matin. Il se passait tant de choses dont il n'avait conscience, dans cette maison. Il se disait souvent que, grâce au ciel, tout s'arrangeait parfaitement derrière son dos. Les autres petits étaient assis en demi cercle, sur des chaises à dossier haut, neuves elles aussi. Melissa et David, Jack et Moïra, Daisy, Christopher et Ruth, tous aussi semblables et différents que le sont les enfants entre eux. Morgan fut fier de voir sa cuisine toute bruissante de ces petites créatures mangeant de bon appé tit, avec Engel qui remplissait leurs bols et donnait la béquée à la cuillère aux plus jeunes. Un jour, dans un effort pour se lier plus intimement à eux, Morgan trempa le doigt dans l'un des bols puis lécha la bouillie, une sorte de purée de chou et de bœuf, lui semblatil. Il fut surpris de la trouver si bonne. « J'en aimerais un peu », ditil à Engel, qui secoua la tête. « Ce n'est pas de la nourriture pour vous, ronchonna telle. Vous êtes déjà un assez grand bébé comme cela. » Plus tard dans la journée, dans sa chambre, Morgan se demanda pourquoi ce refus, et la manière dont il avait été
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exprimé, l'affectait à ce point. Il se retrouva à sangloter pour la première fois depuis l'accident. Plus tard encore, alors qu'il se croyait seul, il vit en ouvrant les yeux deux enfants, un garçon et une fille, vêtus à l'identique d'une blouse rayée qui tombait pratiquement sur leurs minuscules chaussures blanches, aussi douces que des chaussons. Ils échangèrent quelques mots. « Nous nous appelons Georgie et Georgina, annoncèrentils. Bonjour, Georgie et Georgina, répondit Morgan avec quelque difficulté, car lesgmoelleux collaient à la surface de sa langue. Bonjour, Morgan », dirent ensuite les petits. Ainsi leur avaiton déjà appris son nom. Le repas avec les enfants devint un jalon dans le dérou lement de sa journée. Sitôt qu'Engel tournait le dos (peutêtre à dessein), Morgan volait de petites bouchées de la nourriture qu'elle leur avait préparée, si bien qu'il avait constamment le doigt humide, et tiède. Les enfants avaient appris qu'en présence de Morgan ils devaient manger en silence, bien qu'aucun d'entre eux ne fût jamais puni, du moins pas devant lui. Il se demandait parfois si Engel les réprimandait lorsqu'il n'était pas là. Il ne le croyait pas. L'idée lui vintelle seulement qu'un enfant qui n'avait jamais besoin d'être puni n'était plus vraiment un enfant, mais une sorte de poupée vivante, d'automate ? Bien entendu. Il savait qu'il planait un cer tain mystère autour de ces enfants, et pas seulement quant aux circonstances de leur arrivée dans la maison, mais il repoussait cette pensée. Il était prêt à imaginer qu'Engel pût hausser la voix, mais l'idée qu'elle usât de la moindre forme de violence à l'encontre des petits était tout bonnement inconcevable.
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La pièce dans laquelle Morgan passait le plus clair de ses journées était tapissée de bibliothèques en bois sombre et ciré, et nulle lumière naturelle n'y pénétrait. Chaque étagère était saturée de livres de tous formats et ce, sur toute la hauteur jusqu'au plafond lambrissé. L'entrée était dissimulée derrière un meuble étroit rempli de livres factices, dont l'unun recueil d'essais composés e par un obscur ecclésiastique duXVIIIsiècleactionnait le pêne. Même les deux fenêtres hautes qui jadis don naient sur les pelouses avaient été murées afin d'accueillir encore plus de bibliothèques, si absurde que cela pût paraître dans une maison avec des dizaines de pièces vides qui auraient pu contenir d'innombrables ouvrages. Ce que Morgan ne disait paspeutêtre parce que per sonne ne lui avait jamais posé la question, c'est que dans des pièces sans accès à la lumière naturelle, il ne pouvait y avoir ni jour ni nuit. Dans cette pièce, connue sous le nom de « salle des livres » pour la distinguer de la véritable bibliothèque de la maison, qui se trouvait au rezdechaussée, le temps était un ruban infini, inaltéré, un ouroboros. Morgan avait fait placer un bureau au centre et, derrière celuici, la chaise pivotante dont se servait son père lorsqu'il était avocat en ville. C'était dans ce lieu que Morgan lisait, avant l'arrivée des enfants et pendant quelque temps après, et qu'il écrivait parfois. Les petits n'étaient autorisés à y pénétrer qu'accompa gnés, bien que pour lui ils fussent toujours un peu là. Il sentait leur présence dans chacune de ses actions.
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