Musil & La psychanalyse sous le feu de la critique
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Le fil directeur qui sous-tend la critique musilienne est que la psychanalyse est, pour une large part, une imposture bénéficiant d’un rayonnement disproportionné au regard de son apport théorique réel. Il faut signaler ici que Musil opère une distinction entre Freud – qu’il estime malgré des divergences de fond – et le freudisme qu’il soumet au feu roulant de sa critique Musil a co-signé avec Thomas Mann, entre autres, les vœux...
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Extrait

Toute oeuvre détient des clefs secrètes en filigrane. L’analyse peut en révéler, par exemple, que: Dans un récit rétrospectif, ce peut être le rappel d’un événement essentiel, la confession est
scandée par une référence permanente à un drame vécu; Dans un monologue intérieur ce peut être une formule incantatoire qui revient comme un refrain (H. Boll, Portrait de groupe avec dame: “Je ne suis pas un monstre”); Dans un journal intime ce peut être le rappel d’un secret enfoui ou un retour obsessionnel aux épisodes d’une aventure qui conditionnera, déterminera l’avenir; Enfin, ce peut être une simple phrase qui résume à elle seule la personnalité profonde d’un personnage ou d’une scène paysagiste; un thème lumineux et bien sûr à l’image du monde “proustien” le rappel d’une sensation et d’une mélodie: la madeleine et la petite symphonie de Vinteuil.
FRANS TASSIGNY
On peut également discerner une structure romanesque qui telle une matrice construira l’oeuvre. Les “Nouveaux Romanciers” y excellent: Robbe-Grillet dépassera le cadre romanesque pur pour tendre vers la construction cinématographique; C. Simon utilisera la mise en abîme à l’égal de Vermeer dans “Le portrait des Arnold Fini”; Butor inscrira la réalité mythologique dans son chef-d’oeuvre “La modification.” D’autres seront de véritables structuralistes de l’écrit, une harmonie fondée sur de savants calculs mathématiques forge des travaux plus techniques que romanesques. Joyce calquera les 17 chapitres d’”Ulysse” sur les fondations homériques: les trois premiers chapitres sur la Télémachie, les treize suivants l’Odyssée proprement dite, et le dernier: le retour. Simenon choisira une technique de construction que l’on peut résumer par - crise -passe - drame -dénouement - qu’il commente comme “une discipline de travail, une affaire de volonté.”
FRANS TASSIGNY
psychanalyse[1] [1] R. Musil, Journaux, vol. 2, Paris, Seuil, 1981, p. 369. ... s
La psychanalyse, à n’en pas douter, travaille Musil. De Törless à ses derniers écrits, il ne cesse de s’y référer, pour en reconnaître parfois les apports, le plus souvent pour en condamner les faiblesses ou pour tenter d’en comprendre le succès. La psychanalyse le travaillera également en retour de manière posthume, avec un nombre impressionnant d’études psychanalytiques consacrées à son œuvre et à sa vie. Je vais laisser ici de côté cet aspect auquel Oliver Pfohlmann a consacré en 2003 un ouvrage remarquable[2] [2] O. Pfohlmann, « Eine finster drohende und lockende Nachbarmacht » ?... suite. Mais cette pléthore d’études est en elle-même symptomatique du fait que les centres d’intérêts de Musil rejoignent par de nombreux aspects ceux de la psychanalyse, qu’il s’agisse de la sexualité, de l’étude des émotions, de l’analyse des comportements individuels ou collectifs, ou bien de réflexions générales sur l’homme et sur la civilisation moderne. Il n’est pas indifférent à ce propos que Musil qualifie la psychanalyse de « puissance voisine obscurément menaçante et attirante pour l’écrivain[3] [3] R. Musil, Essays und Reden. Kritik, éd. par A. Frisé,... suite».
2 Dans le cas de Musil et de Freud, la proximité est d’autant plus grande qu’on a affaire à deux penseurs qui occupent chacun une position hybride, à mi-chemin de la science et de la littérature. D’un côté, un psychologue expérimental devenu écrivain afin de pouvoir aborder des questions éthiques sans renoncer à la rigueur intellectuelle qu’il a gardée de sa formation scientifique. De l’autre, un médecin pétri de culture humaniste dont le nom a été suggéré à plusieurs reprises pour le prix Nobel de littérature et qui met à profit ses talents de narrateur dans ses récits cliniques, tout en s’efforçant de donner à sa théorie le statut d’une science. Paradoxalement, le romancier Musil va mettre en cause la légitimité scientifique de la psychanalyse en la reléguant au rang de pseudo-littérature. Il tente de contourner Freud en développant une réflexion sur les émotions en marge des perspectives freudiennes. De même, la poétique musilienne se définit en grande part dans un rapport critique au discours psychanalytique et à la vulgarisation du freudisme. L’enjeu est d’affirmer la légitimité de la littérature face à cette « puissance voisine obscurément menaçante et attirante » qui empiète sur le terrain poétique. Comment penser et écrire après Freud ? Telle est la question à laquelle Musil entend répondre dans et par son œuvre[4] [4] Musil soulève explicitement le problème dans un projet... suite. La psychanalyse le conduit à soulever des questions d’ordre anthropologique, épistémologique et poétologique qui engagent sur un mode fondamental son identité de penseur et d’écrivain.
« Une impulsion théorique […] de la plus grande valeur » ?
3 Bien qu’on ne puisse dater avec précision quand Musil a découvert Freud, il est certain qu’il avait lu les Études sur l’hystérie dès 1908, date à laquelle il commença à travailler à son recueil de nouvelles intitulé Noces[5] [5] Musil décrit lui-même ce projet comme un « travail désespéré...
suite. Il se peut également qu’il ait eu connaissance de Freud avant même la parution de son premier roman Les Désarrois de l’élève Törless en 1906. Parmi les textes mentionnés dans les journaux, on trouve L’Interprétation des rêves, Malaise dans la civilisation, l’Introduction au Narcissisme, Au-delà du principe de plaisir. La fréquence des allusions à Freud dans les carnets et la correspondance montre que la psychanalyse constitue pour Musil un horizon de référence constant.
4 Musil sait gré à Freud d’avoir ouvertement abordé la question sexuelle qui était jusque-là du ressort privé ou qui faisait l’objet du discours moralisateur et physiologiste des médecins, de l’édulcoration romantique ou de la littérature obscène. En brisant le tabou de la sexualité, Freud a accompli une « œuvre civilisatrice immense[6] [6] R. Musil, Tagebücher, vol. 2, éd. par A. Frisé, Reinbek... suite». Musil est en effet convaincu que la vaste friche des affects, livrée « à la suggestion, à l’imagination, à la propagande ![7] [7] R. Musil, L’Homme sans qualités, vol. 2, Paris, Le Seuil,... suite» est en partie responsable des problèmes de l’homme moderne et des cataclysmes qui ont frappé la première moitié du xxe siècle. Freud s’attaque en outre à un problème qui intéresse Musil de près : la compréhension et la régulation des affects.
5 La psychanalyse lui semble par ailleurs suffisamment féconde pour qu’il reprenne à son compte les concepts de « condensation » et de « transfert » pour les transposer à l’esthétique. L’œuvre d’art, comme le rêve, opère par « condensation et transfert » au sens où elle abstrait et combine sous une forme nouvelle des éléments ou des images empruntés à la réalité[8] [8] R. Musil, Essais, Paris, Le Seuil, 1984, p. 188-189. ... suite. L’analogie s’arrête là cependant puisque Musil refuse d’assimiler la création littéraire à une rêverie éveillée et l’art à une « légère narcose », de même qu’il rejette la parenté entre la création et la névrose[9] [9] S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1986,... suite.
6 En outre, certaines interrogations musiliennes semblent faire directement écho aux réflexions freudiennes, tel ce chapitre intitulé « Aime ton prochain comme toi-même ! » où Ulrich et Agathe, comme le fait Freud dans Malaise dans la civilisation, explorent les significations de ce commandement paradoxal[10] [10] R. Musil, L’Homme sans qualités, vol. 2, p. 535-545. ... suite.
7 Tout en reconnaissant que la psychanalyse constitue une « impulsion théorique […] de la plus grande valeur[11] [11] R. Musil, Essays, p. 1401. ... suite», Musil n’en jette pas moins un regard critique à son endroit. La tonalité dominante de ses remarques est celle de l’ironie, de la méfiance, voire de la franche irritation.
La psychanalyse sous le feu de la critique
8 Le fil directeur qui sous-tend la critique musilienne est que la psychanalyse est, pour une large part, une imposture bénéficiant d’un rayonnement disproportionné au regard de son apport théorique réel. Il faut signaler ici que Musil opère une distinction entre Freud – qu’il estime malgré des divergences de fond – et le freudisme qu’il soumet au feu roulant de sa critique[12] [12] Musil
a co-signé avec Thomas Mann, entre autres, les vœux... suite.
9 La psychanalyse est une imposture au sens où, contrairement à ce que ses représentants affirment, elle n’est pas une science. Musil prend un malin plaisir à tirer la psychanalyse du côté de la littérature dont Freud cherche précisément à se distancer. Il fait part ainsi de son « hostilité instinctive » envers ceux qu’il appelle des « pseudo-écrivains » et au nombre desquels il compte Freud, Jung, Klages ; tous sont des représentants de cette « psychologia fantastica[13] [13] R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 302-303. ... suite» à laquelle il oppose la psychologie expérimentale qui lui paraît beaucoup plus féconde et prometteuse. La psychanalyse constitue « un mélange de découvertes très importantes et d’éléments impossibles, unilatéraux, même de dilettantisme » ; elle est un mélange de « génialité scientifique et de journalisme[14] [14] R. Musil, ibid. , p. 259 ; Essays, p. 1404. ... suite».
10 L’absence de scientificité se fait jour notamment dans les théorèmes psychanalytiques. Le primat de la libido et le complexe d’Œdipe semblent à Musil le fruit d’une généralisation abusive qui trahit un tour d’esprit réducteur. La tendance à ériger la sexualité en principe explicatif exclusif occulte l’existence d’une forme d’éros non sexuelle qui est, selon Musil, tout aussi fondamentale que la libido. Musil évoque ainsi « la tendre dépendance de l’enfant par rapport à sa mère ; son besoin de caresses et de chaleur ; son bonheur là-dedans ; cet Éros non sexuel, interprété comme sexuel par Freud[15] [15] R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 558-559. ... suite».
11 Musil n’est pas le seul de son époque à avoir reproché à la psychanalyse de trop se polariser sur la sexualité. Freud a répondu à cette objection en l’interprétant sur le mode psychanalytique comme une forme de résistance[16] [16] Cf. S. Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement... suite. Or un tel argument est, aux yeux de Musil, le signe tangible d’une absence de scientificité. En réduisant les contradicteurs à des patients potentiels et en interprétant l’objection comme un signe pathogène, la psychanalyse devient inattaquable : la contradiction n’en menace pas les fondements ; elle en vérifie au contraire le bien fondé. Plus la critique est virulente, plus le psychanalyste a raison. En vertu de ce tour de force et de ce coup de force rhétorique, la psychanalyse devient « infalsifiable » au sens poppérien du terme. C’est en ce sens qu’elle est, pour reprendre l’expression de Musil, cette « chose sans queue ni tête contre laquelle on ne peut pas lutter ».
12 Or un tel système de pensée qui ne prête pas le flanc à la contradiction, qui a réponse à tout et qui se veut infaillible relève davantage du dogmatisme religieux que de la pensée scientifique[17] [17] Musil compare la psychanalyse à une « sorte de secte » :... suite. Comme l’Église catholique, la psychanalyse érige une orthodoxie et rejette les tendances hérétiques à la faveur de schismes et d’excommunications successives. Musil avait une connaissance de première main de ces conflits puisqu’il a suivi en 1927 et en 1928 une psychothérapie avec Hugo Lukács, psychothérapeute hongrois disciple d’Alfred Adler[18] [18] Cf. K. Corino, « Eine “gedrosselte Persönlichkeit” ?... suite.
13 En outre, comme une religion, la psychanalyse s’est immiscée dans tous les domaines de la vie où elle exerce une fonction de contrôle, de soutien et de guide[19] [19] La psychanalyse, observe Musil, peut « faire concurrence... suite. Du divan psychanalytique au confessionnal, la distance est moins grande qu’il n’y paraît, comme le déplore un cardinal en manque de fidèles dans L’Homme sans qualités : « As-tu déjà entendu parler de la psychanalyse, demande le cardinal à son ami le comte Leinsdorf. Eh bien ! fit-il, tu me diras peut-être que c’est une cochonnerie. Nous n’en disputerons pas, tout le monde le dit ; mais tout le monde court chez ces médecins à la mode et délaisse notre confessionnal. […] Je pourrais aussi te prouver que ce que leurs médecins incroyants s’imaginent avoir inventé n’est pas autre chose que ce que l’Église a fait dès ses débuts : exorciser le Diable et guérir les possédés. Cette ressemblance s’est avérée jusque dans les moindres détails avec le rituel de l’exorcisme, par exemple, lorsqu’ils essaient par tous les moyens d’amener le possédé à parler de ce qui se cache en lui[20] [20] R. Musil, ibid. , p. 217. Comme le souligne Oliver Pfohlmann... suite. »
14 À l’instar d’une religion, la psychanalyse répond au désir de sens de l’homme moderne, à son besoin de se sentir pris en main, encadré au sein d’un univers social de plus en plus complexe. C’est là probablement que réside, aux yeux de Musil, le plus grand paradoxe et le plus grand aveuglement de la théorie psychanalytique. Dans « Une difficulté de la psychanalyse », Freud a présenté avec éloquence sa théorie comme la troisième « humiliation » infligée à l’homme, humiliation narcissique faisant suite à « l’humiliation cosmologique » de Galilée et à l’« humiliation biologique » de Darwin[21] [21] S. Freud, « Une difficulté de la psychanalyse », in... suite.
15 Musil reconnaît que la psychanalyse a contribué à ébranler de manière décisive l’idéal du sujet souverain hérité des Lumières. Mais paradoxalement, en mettant le sujet en crise au cœur de ses préoccupations, Freud continue de lui accorder une fonction centrale, tant dans son discours que dans la cure. La psychanalyse crée un dispositif où le patient peut se livrer à l’épanchement narcissique et se consacrer entièrement à son histoire, fût-elle semée de traumatismes et de sentiments de dépossession. En compagnie de son thérapeute, le patient échappe provisoirement à la turbulence du monde. Comme au bon vieux temps, « on [lui] demande avec sollicitude [s’il a] bien dormi, [s’il a] fait de beaux rêves. On rend au sens de la famille, si cruellement bafoué par la vie actuelle, son importance native, et l’on apprend ainsi que l’exclamation de la tante Augusta quand la bonne a laissé tomber la pile d’assiettes, loin d’être risible, a plus de profondeur qu’une maxime de Goethe[22] [22] R. Musil, Œuvres pré-posthumes, Paris, Le Seuil, 1989,... suite. »
16 L’individu acquiert une « exaltation extraordinaire de la conscience de soi » : « Jamais on n’a pris un tel soin de son petit moi », observe Musil à la fin des années 1930[23] [23] R. Musil, Journaux, vol. 1, p. 462 ; ibid. , vol. 2 p. 459. ... suite. En se confrontant à ses propres gouffres, le sujet psychanalytique se donne le sentiment d’exister ; il apprend « à se sentir de nouveau la mesure des choses[24] [24] R. Musil, Œuvres pré-posthumes, 1989, p. 125. ... suite». Ainsi la théorie qui a le plus contribué à détruire l’illusion narcissique la réinstaure dans la thérapie.
Les instruments de la critique
17 Pour mener à bien sa critique, Musil recourt à trois stratégies principales qui toutes visent à substituer au raisonnement psychanalytique le multiperspectivisme de l’ironie. Tout d’abord, il fait tomber la psychanalyse de son piédestal théorique en en relativisant la portée et les acquis. Il recourt pour cela à un procédé que l’on retrouve souvent dans ses essais : au lieu d’engager le débat sur le seul plan théorique, il propose une lecture symptomatologique d’un courant de pensée en l’interprétant comme une réponse au contexte socio-historique et aux attentes de l’époque. Ainsi, la psychanalyse est pour lui une « compensation historique inconsciente à une collectivisation importune[25] [25] R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 459. ... suite». Le rituel de la cure vient compenser l’insignifiance croissante de l’individu dans l’univers social.
18 En outre, Musil fait tomber l’aura intemporelle de la psychanalyse en la réduisant à un épisode historique daté. La soi-disant révolution freudienne n’est qu’une étape dans une évolution de longue durée[26] [26]« L’évolution des conceptions psychologiques, telle... suite. Cette historicisation de la psychanalyse ressort particulièrement dans la lecture que Musil propose du complexe d’Œdipe. On sait que Freud, en se réclamant du mythe grec, entendait souligner l’universalité du complexe d’Œdipe et bénéficier du prestige symbolique de cette référence illustre. La psychanalyse affirmait sa validité en renouant avec le savoir ancestral recueilli dans les mythes. Musil fait voler en éclats cette prétention à l’universalité en substituant à la profondeur du mythe des considérations sur la surface du vêtement. Comme il s’en explique dans son texte de 1931 intitulé « Œdipe menacé », le complexe d’Œdipe serait une invention de la société bourgeoise, liée en grande part aux modes vestimentaires de la fin du xixe siècle.
19 Le complexe d’Œdipe, nous rappelle Musil, « est issu de ce petit être qui est censé trouver son plaisir dans le giron de sa mère, et jalouser le père qui l’en expulse. Mais si la mère n’a plus de giron ? On a compris où je veux en venir : le giron ne désignant pas tant une partie précise du corps que toute la sourde maternité de la femme, les seins, la graisse chaleureuse, la mollesse rassurante, protectrice et même, à bon droit, la robe dont les larges plis forment un nid mystérieux. En ce sens, les expériences fondamentales de la psychologie sont issues évidemment de la mode des années 1970 et 80, et non des costumes de ski. Imaginons un maillot de bain : où en est le giron ? Quand j’essaie, à la vue d’une nageuse de crawl, de me représenter le désir psychanalytique de me retrouver embryon dans son sein, je me demande vraiment, non sans être sensible à sa beauté originale, pourquoi la génération future ne souhaiterait pas aussi bien rentrer dans le giron du père[27] [27] R. Musil, Œuvres pré-posthumes, p. 126. Si Freud trouve... suite. »
20 La seconde stratégie consiste en une lecture ethnologique de la psychanalyse fondée sur une inversion ironique des thèses de Freud. Dans Totem et tabou, Freud interprète les sociétés dites « primitives » à la lumière des préceptes psychanalytiques, dont il fait ressortir l’universalité. Musil renverse la perspective. Il compare la psychanalyse à une forme de culte totémique et lui attribue les caractéristiques que Freud réserve à la pensée magique. La magie est, selon Freud, un « système de pensée, la première théorie complète du monde[28] [28] S. Freud, Totem et tabou. Quelques concordances entre la... suite». Or la psychanalyse constitue elle aussi une forme de pensée totalisante qui ne laisse aucun
résidu inexpliqué. Ses visées universalistes s’apparentent à ce que Freud qualifie lui-même de « toute-puissance des pensées », toute-puissance qu’il relie au « narcissisme prépondérant de l’homme primitif[29] [29] Ibid. , p. 204. « Une difficulté de la psychanalyse »,... suite».
21 On remarquera à ce propos que Musil se moque à plusieurs reprises de l’« idée à vrai dire très élevée » que la psychanalyse a d’elle-même[30] [30] R. Musil, L’Homme sans qualités, vol. 2, p. 690. ... suite. Celle-ci fait partie de ces « clubs qui prétendent détenir la clé d’explication du monde[31] [31]« Weltschlüsselklub ». R. Musil, Tagebücher, vol. 1,... suite». Musil se montre particulièrement méfiant envers cette « douzaine de notions avec lesquelles ses représentants patentés expliquent le monde » : « Il est probable que n’importe quel autre schéma le pourrait aussi », constate-t-il, en ajoutant qu’il « vaudrait la peine d’en bâtir un[32] [32] R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 506. ... suite». L’ironie musilienne consistera à confronter la psychanalyse à d’autres systèmes de pensée. Le général Stumm, dans L’Homme sans qualités, rapporte ainsi une discussion enflammée entre « une espèce de marxiste qui prétend que l’infrastructure économique de l’homme définit entièrement sa superstructure idéologique » et un psychanalyste pour qui « la superstructure idéologique est le produit de l’infrastructure instinctive[33] [33] R. Musil, L’Homme sans qualités, vol. 2, p. 418. ... suite». Pour le héros du roman, Ulrich, ce type de débat est complètement stérile, car chacun de ces systèmes de pensée accorde une validité absolue à des principes qui ne sont tout au plus que des « vérités partielles[34] [34] Ibid. , p. 419. ... suite».
22 C’est également en ce sens que Musil qualifie Freud de « dictateur de l’esprit » répondant, comme les dictateurs politiques, au « besoin d’être dominé par un souverain, un chef, une sorte de sauveur[35] [35] R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 421. ... suite». Musil pose à propos de la psychanalyse des questions qu’il soulèvera également à propos d’Hitler et du nazisme : comment expliquer leur succès ? Les raisons qu’il avance sont à la fois liées au contexte socio-historique (le désarroi de l’individu dans la société moderne) et à la forme même du discours psychanalytique qui se prête aisément aux simplifications réductrices, et donc à la vulgarisation.
23 Enfin, la psychanalyse souffre, selon Musil, d’infantilisme notoire, comme en témoigne la stratégie consistant à interpréter les contradictions en termes psychanalytiques : « De mon enfance, je me rappelle ce trait : quand, petits garçons, l’un de nous se voyait si agoni d’injures par un camarade qu’avec la meilleure volonté du monde il ne trouvait rien d’assez fort pour soutenir cet assaut, il se contentait de recourir au petit mot ‘toi-même’ qui, inséré dans les reprises d’haleine de l’attaquant, renvoyait rapidement toutes les insultes inversées. J’ai été ravi de constater, en étudiant la littérature psychanalytique, que l’on reprochait automatiquement à toutes les personnes qui prétendent douter de l’infaillibilité de cette science, d’avoir pour cela leurs raisons, de nature, bien entendu ! psychanalytique. Voilà une belle preuve du fait que les méthodes scientifiques elles-mêmes sont acquises avant la puberté[36] [36] R. Musil, Œuvres pré-posthumes, p. 123-124. ... suite. »
24 On pourrait observer que Musil prête lui aussi le flanc à ce reproche puisqu’il attaque la psychanalyse avec ses propres armes et que sa critique repose en partie sur une stratégie du retour à l’envoyeur. À cette différence près que Musil, ici, n’a pas, à l’inverse de ce qu’il suppose chez Freud, de système à défendre. Il adopte la position nietzschéenne du penseur iconoclaste en lutte contre l’esprit de système.
Les raisons de la critique
25 L’enjeu de la critique musilienne est d’ébranler l’hégémonie de la psychanalyse et de réhabiliter d’autres théories psychologiques injustement dédaignées. Musil refrène mal son irritation face au succès – à ses yeux injustifié – de cette théorie, notamment dans les milieux lettrés. Il est symptomatique que, dans ses réflexions sur le sentiment, Ulrich écarte d’entrée de jeu la psychanalyse, ce qui ne manque pas de surprendre Agathe, laquelle, « comme tous les gens qui ont le goût de la littérature, […] en avait entendu parler plus souvent que de la psychologie classique[37] [37] R. Musil, L’Homme sans qualités, vol. 2, p. 690. De... suite». Il l’évince de manière ironique en alléguant qu’il ne pourra lui accorder la place centrale qu’elle se croit en droit d’exiger. Cette mise à l’écart lui permet de donner la priorité à ce qu’il appelle la « psychologie expérimentale ‘plate’[38] [38] R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 482. ... suite», notamment la psychologie de la Gestalt. Ce geste symbolique traduit une volonté de se passer de Freud, tant d’un point de vue épistémologique que d’un point de vue poétologique[39] [39] On remarquera à ce propos que Musil est constamment à... suite.
26 La particularité de la critique musilienne est qu’elle ne s’épuise pas dans un geste négateur. Elle est motivée par le souci de trouver une alternative à Freud. Dans ses considérations sur les émotions, Ulrich, l’homme sans qualités, écarte la théorie de la libido pour envisager la genèse des affects selon une approche gestaltiste[40] [40] L’opposition de Musil à la psychanalyse est étroitement... suite. Il s’intéresse à la dynamique des sentiments dans une perspective contextuelle et situationnelle[41] [41] Sur la théorie musilienne des sentiments, cf. F. Vatan,... suite. Les sentiments, explique-t-il, ne sont initialement rien. Ils naissent et se transforment avec les rencontres et les situations. Ils peuvent se cristalliser sous une forme déterminée et se traduire en actes, lesquels vont en retour les altérer. Mais le sentiment peut également rester à l’état indéterminé, en quel cas il perdure et demeure relativement immuable.
27 Dans le cas de l’amour, l’état diffus et contemplatif fonde la possibilité de cet éros non sexuel que Musil décrit sous le nom d’« autre état » et dont il rend compte en s’inspirant des travaux du psychologue de la forme, Erich Moritz von Hornbostel, sur les inversions optiques. L’autre état instaure un mode de relation au monde où le moi conscient, la raison instrumentale et le désir de possession cessent de prévaloir : il n’est pas « une forme lointaine, dérivée, de la sexualité, mais la forme originelle, la plus vaste[42] [42] R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 108. Musil répond ici... suite».
28 Mais c’est surtout sur le plan poétologique que la confrontation avec Freud est la plus intense. En investissant un terrain qui était jusque-là le propre de la littérature, la psychanalyse semble couper l’herbe sous le pied des poètes[43] [43] La psychanalyse s’est mise à « occuper soudain des...
suite. Elle substitue à la singularité de l’exploration poétique la généralité de la « raison » psychanalytique en révélant ce qu’ont de « typiques les destins isolés[44] [44] R. Musil, Essays, p. 1409. ... suite». Par sa recherche de constantes et de régularités, la démarche psychanalytique réduit la richesse et la complexité de son terrain d’investigation : « Ce que l’on explicite ainsi devient un vrai désert, sans la moindre sente pour en sortir[45] [45] R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 506. ... suite. » L’exemple le plus flagrant en est la symbolique sexuelle utilisée comme grille d’interprétation standard. Musil distingue ainsi « la comparaison poétique, créatrice, et celle qui naît sous la contrainte d’une idée, la comparaison psychanalytique, par exemple : retrouver la vulve dans la margelle d’un puits[46] [46] Ibid. , p. 429. ... suite».
29 Dans l’optique de Musil, la psychanalyse est liée au « sens du réel ». Elle vise à mettre à nu des « faits » et compte parmi ces théories qui se livrent à une « spéculation à la baisse sur les valeurs humaines[47] [47] R. Musil, Prosa, p. 968 ; L’Homme sans qualités, vol. 2,... suite». Le récit psychanalytique utilise le fil de la narration pour reconstruire les déterminismes pulsionnels : il nous ramène au degré zéro des pulsions. Jean-Pierre Cometti et Oliver Pfohlmann ont souligné que la poétique musilienne, fondée sur le rejet du fil de la narration, sur la mise en avant du possible et sur la quête des motivations, prenait le contrepied du discours psychanalytique[48] [48] J. -P. Cometti, « Psychoanalyse und Erzählung », Robert... suite. Rejetant l’hypothèse selon laquelle la vie affective se résout, en dernière instance, dans la libido, Musil vise à explorer et à inventer de nouvelles configurations du sentiment. La psychanalyse aura beau quadriller le champ des affects, il restera toujours une dimension impondérable et imprévisible qui constitue le terrain d’exploration du poète : « Il y a dans l’homme des choses qui ne se laissent pas appréhender dans des grilles scientifiques, mais seulement dans des réseaux de sentiments, dans des séries événementielles, dans des relations vagues qui ne possèdent pas encore de classification systématique (voir la tentative surprenante de la psychanalyse). Tel est l’objet de la poésie[49] [49] R. Musil, Briefe, vol. 1, éd. par A. Frisé, Reinbek... suite. »
30 Musil considère qu’un domaine élucidé par la psychanalyse « devient aussi peu susceptible d’être ‘mis en littérature’ (dichtbar) qu’une description détaillée des merveilles d’une machine à électriser ». De plus ce type d’explication à visée scientifique n’épuise pas la richesse de l’événement singulier[50] [50] R. Musil, Essays, p. 1404. Sur ce point, je m’écarte... suite. Dans son souci de distinguer la poésie de l’approche psychalytique, Musil se montre particulièrement virulent à l’encontre de ses collègues qui font de la psychanalyse à la petite semaine dans leurs écrits. Musil a notamment en vue l’une de ses bêtes noires, Franz Werfel, qui, dans sa pièce de 1922 L’Homme-miroir(Spiegelmensch), a « trempé sa main dans un bénitier psychanalytico-bouddhiste […] (avec quelques gouttes de rédemption chrétienne) […] pour en asperger son œuvre[51] [51] R. Musil, Essays, p. 1571. ... suite».
31 Dans un projet de préface à ses Œuvres pré-posthumes (1935), où il évoque l’emprise croissante de la psychanalyse, Musil signale que « l’irritation initiale » a cédé la place à un sentiment d’apaisement[52] [52] R. Musil, Prosa, p. 968. ...
suite, probablement parce que ces deux domaines, en dépit de leurs intérêts communs, développent à ses yeux des approches trop divergentes pour véritablement empiéter l’un sur l’autre. On peut toutefois mettre en doute ce sentiment de quiétude et de détachement. Le rapport de Musil à la psychanalyse s’inscrit dans un contexte de rivalité intellectuelle. En raison de son irritation persistante vis-à-vis de la psychanalyse en tant que posture intellectuelle et phénomène de mode[53] [53] Musil considère ainsi que la psychanalyse se définit plus... suite, Musil se montre peu sensible aux nuances et aux prudences de Freud, ainsi qu’à la part de quête et de questionnement dans la réflexion freudienne. Contrairement à ce qu’il affirme, la psychanalyse reste bien pour lui une « puissance voisine obscurément menaçante » qu’il érige en repoussoir. En tant que « pseudo-science » et « pseudo-littérature », elle est une hybridation ratée, une « chose monstrueuse, trop longue, trop grosse, et sans queue ni tête ». Musil, quant à lui, revendique pour lui-même une osmose réussie entre la science et la littérature. Si la psychanalyse, dans le laboratoire expérimental musilien, n’a pas le potentiel heuristique de la psychologie de la Gestalt, elle le préoccupe suffisamment pour qu’il se sente obligé de se définir par rapport à elle et surtout contre elle. Cette reconnaissance négative, liée à la quête de solutions alternatives, demeure une composante fondamentale de son identité d’écrivain.
Notes
[ *]Florence Vatan, Syracuse University.
[ 1]R. Musil, Journaux, vol. 2, Paris, Seuil, 1981, p. 369.
[ 2]O. Pfohlmann, « Eine finster drohende und lockende Nachbarmacht » ? Untersuchungen zu psychoanalytischen Literaturdeutungen am Beispiel von Robert Musil, München, Wilhelm Fink Verlag, 2003.
[ 3]R. Musil, Essays und Reden. Kritik, éd. par A. Frisé, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1983, p. 1404.
[ 4]Musil soulève explicitement le problème dans un projet de préface : « Quand j’ai commencé, la psychanalyse commençait tout juste à se propager dans les cercles profanes ; aujourd’hui [1935], il est pratiquement impossible de l’ignorer… Qu’en résulte-t-il pour la littérature ? Devions-nous utiliser ses symboles, ses formules, ses aperçus et ses raccourcis ? En un mot, devions-nous psychanalyser là où nous analysions ? » (R. Musil, Prosa und Stücke. Kleine Prosa. Aphorismen. Autobiographisches, éd. par A. Frisé, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1983, p. 968).
[ 5]Musil décrit lui-même ce projet comme un « travail désespéré de deux ans et demi » où il s’est efforcé de trouver une réponse à la question de la différence entre la psychologie et la littérature (ibid., p. 969). Cf. O. Pfohlmann, op. cit., p. 339.
[ 6]R. Musil, Tagebücher, vol. 2, éd. par A. Frisé, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1983, p. 1193.
[ 7]R. Musil, L’Homme sans qualités, vol. 2, Paris, Le Seuil, 1995, p. 427.
[ 8]R. Musil, Essais, Paris, Le Seuil, 1984, p. 188-189.
[ 9]S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1986, p. 26. Musil reprend à son compte une remarque de son ami Bela Balázs à propos de la surestimation du travail inconscient : « Je connais bien l’opinion répandue (trop répandue !) sur la valeur du “travail inconscient”. Encore s’agit-il de savoir à quel niveau de conscience un créateur travaille “inconsciemment”» (Essais, p. 187).
[ 10]R. Musil, L’Homme sans qualités, vol. 2, p. 535-545. S. Freud, Malaise dans la civilisation, p. 60-65.
[ 11]R. Musil, Essays, p. 1401.
[ 12]Musil a co-signé avec Thomas Mann, entre autres, les vœux pour les 80 ans de Freud (Pfohlmann, p. 366). De même, il dit avoir été « touché de près » par la nouvelle de la mort de Freud (Journaux, vol. 2, p. 477).
[ 13]R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 302-303.
[ 14]R. Musil, ibid., p. 259 ; Essays, p. 1404.
[ 15]R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 558-559.
[ 16]Cf. S. Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », in Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot, 1987, p. 92.
[ 17]Musil compare la psychanalyse à une « sorte de secte » : « Notre époque présente des analogies avec les mouvements religieux du xvie siècle, mais c’est une foi a-religieuse qui s’effondre en ce moment. Cette idée m’est venue en pensant à la psychanalyse » (Journaux, vol. 2, p. 505-506).
[ 18]Cf. K. Corino, « Eine “gedrosselte Persönlichkeit” ? Die Schreib-Blockade und ihre individualpsychologische Behandlung », in Robert Musil. Eine Biographie, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2003, p. 967-992.
[ 19]La psychanalyse, observe Musil, peut « faire concurrence au catholicisme pour l’immixtion dans les affaires humaines » (L’Homme sans qualités, vol. 2, p. 545).
[ 20]R. Musil, ibid., p. 217. Comme le souligne Oliver Pfohlmann (p. 350), Freud a lui-même attiré l’attention sur la parenté entre l’analyse et la confession : « La communication soulage, elle relâche la tension, même quand elle ne se fait pas en présence d’un prêtre et qu’elle n’est pas suivie de l’absolution » (Studien über Hysterie, Frankfurt/M, Fischer, 1970, p. 170).
[ 21]S. Freud, « Une difficulté de la psychanalyse », in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Idées/Gallimard, 1983, p. 142-143.
[ 22]R. Musil, Œuvres pré-posthumes, Paris, Le Seuil, 1989, p. 124-125.
[ 23]R. Musil, Journaux, vol. 1, p. 462 ; ibid., vol. 2 p. 459.
[ 24]R. Musil, Œuvres pré-posthumes, 1989, p. 125.
[ 25]R. Musil, Journaux, vol. 2, p. 459.
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