District: concept et histoire
19 pages
Français

District: concept et histoire

Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
19 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

XIV International Economic History Congress, Helsinki 2006, Session 28 Districts industriels : le concept et l’histoire Jean-Claude Daumas Professeur d’histoire économique Université de Franche-Comté La découverte, dans les années 1970, des succès inattendus et spectaculaires en termes de croissance, d’emploi et d’exportation de la mosaïque de micro-systèmes productifs de la « Troisième Italie » est à l’origine de la réhabilitation du concept de district industriel et de l’essor des recherches consacrées aux territoires productifs dont le développement s’explique moins par leur dotation initiale en facteurs de production que par les avantages 1qu’ils tirent de la concentration géographique des activités . Les recherches les plus nombreuses concernent bien sûr l’Italie mais elles connaissent aussi un réel succès hors de la péninsule, même si le concept de district y rencontre la concurrence de concepts alternatifs. Par ailleurs, la question de la « localisation de l’industrie » (A. Marshall) a suscité un large débat international qui dépasse les frontières des cercles académiques car le concept de district sert désormais de fondement aux politiques de développement local, si bien que l’enchevêtrement entre enjeux scientifiques et politiques est particulièrement serré.

Informations

Publié par
Publié le 24 novembre 2013
Nombre de lectures 28
Langue Français

Extrait

XIV International Economic History Congress, Helsinki 2006, Session 28
Districts industriels : le concept et l’histoire
Jean-Claude Daumas Professeur d’histoire économique Université de Franche-Comté
La découverte, dans les années 1970, des succès inattendus et spectaculaires en termes de croissance, d’emploi et d’exportation de la mosaïque de micro-systèmes productifs de la « Troisième Italie » est à l’origine de la réhabilitation du concept de district industriel et de l’essor des recherches consacrées aux territoires productifs dont le développement s’explique moins par leur dotation initiale en facteurs de production que par les avantages qu’ils tirent de la concentration géographique des activités1. Les recherches les plus nombreuses concernent bien sûr l’Italie mais elles connaissent aussi un réel succès hors de la péninsule, même si le concept de district y rencontre la concurrence de concepts alternatifs. Par ailleurs, la question de la « localisation de l’industrie » (A. Marshall) a suscité un large débat international qui dépasse les frontières des cercles académiques car le concept de district sert désormais de fondement aux politiques de développement local, si bien que l’enchevêtrement entre enjeux scientifiques et politiques est particulièrement serré. L’étude des districts a d’abord été le monopole des sociologues et des économistes qui en ont donné des descriptions très stylisées, avant que dans les années 1990 les historiens ne s’y intéressent à leur tour, car le concept de district fournit les ressources théoriques pour penser les phénomènes d’agglomération des activités industrielles2. Aujourd’hui, la littérature sur les districts, du reste essentiellement monographique, est si abondante qu’elle défie l’analyse. Cependant, on ne peut qu’être perplexe devant le mélange de forces et de faiblesses d’une approche à la fois foisonnante, fragmentaire, floue et souvent répétitive, où l’analyse historique n’a pas encore réellement trouvé toute sa place car le passage du concept à l’histoire soulève de nombreux problèmes à la fois théoriques, méthodologiques et empiriques. C’est pourquoi il importe, d’une part, d’expliciter et de clarifier le contenu même du concept de district en retraçant l’histoire de son élaboration et de sa diffusion, et de l’autre, de réfléchir sur l’intérêt de ce concept pour la recherche historique en faisant le point sur les acquis, les questions ouvertes et les problèmes de méthode.
1 le contexte, P. Sabbatucci Severini, SurContinuità e mutamento. Studi sull’ economia marchigiana tra Ottocento e Novocento,n° 21, 1996, p. 57-63, et D. e ricerche »,  ProposteAncone, Quaderni monografici di « Rivière,L’Italie. Des régions à l’Europe, Paris, A. Colin, 2004, p. 18-30. 2 A. Les Dewerpe, « », systèmes industriels localisés dans l’industrie française in B. Ganne,nDtmeepleéovp local et ensembles de PME,Document GLYSI n° 6/1992, p. 17-60 ; G. L. Fontanna (dir.),Le vie dell’industrializzazione europea. Sistemei a confronto,Bologne, Il Mulino, 1997.
1
I.
GENESE ET DIFFUSION DU CONCEPT DE DISTRICT INDUSTRIEL
1. De la Troisième Italie au district industriel
C’est A. Bagnasco qui, le premier, a attiré l’attention en 1977 sur l’originalité du modèle d’industrialisation diffuse caractéristique de la « Troisième Italie » 3. Ces régions « intermédiaires » situées entre le triangle industriel du Nord-Ouest et le Mezzogiorno (Marches, Ombrie, Toscane, Emilie, Vénitie) sont spécialisées dans des activités traditionnelles (habillement, chaussure, cuir, meuble…) ou plus modernes (petite mécanique, électrotechnique…) dont le procès de production peut être aisément décomposé. Selon Bagnasco, leur développement repose sur de petites entreprises caractérisées par une faible intensité en capital, une productivité du travail assez basse et une main-d’œuvre moins chère que dans le Nord-Ouest. En soulignant que leur succès est le résultat d’une voie spécifique de développement qui s’appuie sur la diffusion du « travail autonome » et de la petite entreprise, il renverse l’approche traditionnelle qui y voyait autant de symptômes d’un développement pathologique, mais sans idéaliser pour autant la dynamique de développement de ces régions qu’il explique par la position « périphérique » de l’Italie dans la division internationale du travail et de la Troisième Italie par rapport au Nord-Ouest. A la suite de ce livre, de nombreux chercheurs se sont tournés vers l’étude de ces systèmes productifs localisés et des conditions historiques de leur formation4, mais leurs travaux étaient dépourvus d’unité conceptuelle car, pour définir les formes d’industrialisation différentes du modèle dominant organisé autour de la grande entreprise, on parlait alors indifféremment d’ « industrialisation diffuse », de « systèmes de PME », d’ « économie périphérique » ou de « décentralisation productive ». C’est la « redécouverte » en 1979 par G. Becattini, économiste connu pour ses travaux sur l’industrialisation de la Toscane5, du concept marshallien de district industriel qui a permis d’unifier progressivement ce champ de recherche très hétérogène situé à cheval sur l’économie, la sociologie et la géographie régionale. A. Marshall ne montrait-il pas que la grande industrie peut coexister avec des concentrations de petites entreprises spécialisées dont l’efficacité s’explique par les économies externes dont elles bénéficient collectivement6? Dans un article significativement intitulé « Du secteur au district industriel », Becattini soulignait la nécessité de substituer le district au secteur comme « unité appropriée de recherche et d’intervention » et signalait l’importance, à cette échelle, des économies externes et du sens de l’appartenance7. Si on synthétise les résultats des travaux sur les districts, on obtient une description standard qui associe les traits suivants : un territoire organisé autour d’une petite ville, la spécialisation dans la fabrication d’un produit spécifique exigeant la mise en œuvre de savoir-faire accumulés localement, l’agglomération de nombreuses PME spécialisées liées entre elles par des rapports de concurrence et de coopération, l’importance des économies externes permises par la proximité géographique et l’homogénéité socioculturelle du territoire, une atmosphère favorable à l’apprentissage et à l’innovation, un marché du travail
3A. Bagnasco,Tre Italia. La problematica territoriale dello sviluppo italiano, Bologne, Il Mulino, 1977. 4Voir la bibliographie in G. Fuà, C. Zacchia (dir.),Industrializzazione senza fratture,Bologne Il Mulino, 1983,  p. 273-334 ; G. Garofoli, « Lo sviluppo delle aere periferiche nell’economia italiana degli anni settanta », Lindustria,restrutturazione industriale : il modelo italiano degli anni 70 »,n° 3, 1981, et « Sviluppo regionale e Lindustria,n° 6, 1983. 5G. Becattini,L’industrializzazione leggera della Toscana, Milan, Franco Angeli, 1999. 6  Marshall, Principes d’Economie politique (1890), Paris, Giard et Briére, 1906, etL’industrie et le commerce (1919), Paris, Editions M. Giard, 1934. 7G. Becattini, « Dal settore industriale al distretto industriale : alla ricerca dell’unità d’indagine della economia industriale »,Revista di economia e politica industriale, n°1, 1979.
2
segmenté et très flexible, un fort consensus social, des institutions collectives et un vigoureux sentiment d’appartenance à la communauté locale. C’est encore Becattini qui proposa une définition unificatrice du district, mûrie dans les travaux réalisés au cours des années 19808, dont on trouve la forme la plus élaborée dans son article-manifeste de 1989 « Réflexions sur le district industriel marshallien comme concept socio-économique » où, s’appuyant sur l’exemple du centre lainier de Prato en Toscane, il le définit comme « une entité socio-territoriale caractérisée par l’association active, dans une aire territoriale circonscrite et historiquement déterminée, d’une communauté de personnes et d’une population d’entreprises industrielles. Dans le district, à la différence de ce qui se produit dans d’autres milieux, par exemple la ville manufacturière, la communauté et 9 les entreprises tendent, pour ainsi dire, à s’interpénétrer » . Cette définition fait de l’osmose entre le système des entreprises et la communauté locale le cœur du fonctionnement et de la dynamique du district. Autrement dit, de purement économique chez Marshall, le concept de district est devenu, avec Becattini, « socio-économique ».
2. Un concept en quête d’auteur
Becattini s’est efforcé d’imposer l’idée que le concept de district industriel formulé en Italie à la fin des années 1970 et au début des années 1980 est une « redécouverte » et un « approfondissement » du concept marshallien de district et qu’il y a entre eux une identité substantielle10 lire. Cependant, à Marshall à la lumière de Becattini, on prête au premier des idées qui lui étaient foncièrement étrangères. Ce qui, paradoxalement, a pour conséquence de minorer l’apport de l’école italienne, mais la recherche de la légitimité était sans doute à ce prix. C’est dans le chapitre X de sesPrincipes d’Economie politique que Marshall analyse le phénomène de « localisation de l’industrie », c’est-à-dire « la concentration d’un grand nombre de petites entreprises dans certaines localités »11. La structure économique qu’il décrit présente un ensemble de traits étroitement articulés : l’agglomération de l’industrie sur un territoire géographiquement délimité, la spécialisation de l’industrie dans une seule production, le rassemblement d’un grand nombre d’entreprises de petite taille spécialisées dans une phase (ou un petit nombre de phases) de la fabrication du produit, le développement d’activités industrielles et commerciales auxiliaires, une atmosphère industrielle favorable à l’apprentissage et à l’innovation, et un réservoir de main-d’œuvre qualifiée et mobile. Marshall explique l’agglomération initiale des activités économiques par la présence d’avantages comparatifs – ressources naturelles, facilités de communication ou protection d’une cour princière – mais « lorsque une industrie a ainsi choisi une localité, elle a des chances d’y rester longtemps, tant sont grands les avantages que présente pour les gens adonnés à la même industrie qualifiée, le fait d’être près les uns des autres »12. Autrement dit, la pérennité de la concentration géographique de l’industrie dans un site donné dépend des économies externes dont, avec le temps, elle bénéficie et qui induisent un processus cumulatif
8G. Becattini,Mercato e forze locali : il distretto industriale, Bologne, Il Mulino, 1987. 9 Becattini, « G. sul distretto industriale marshalliano come conceto socio-economico Riflessioni »,Stato e Mercato, avril 1989, p. 111-128. 10G. Becattini, « Il distretto industriale marshalliano : cronica di un ritrovamento », in G. Becattini (ed.),Mercato e forze locali, op cit., ;.M. 7-34 p. formulazione originaria » (1982), in G. Becattini, La Bellandi, «Mercato e forze locali, op cit., p. 49-68 ; M. Tinacci Mosello, « Economie d’agglomerazione e sviluppo economico »,ibid, p. 93-116. 11A. Marshall, cit.,Principes…, opp. 459. 12A. Marshall,Principes…, op cit.,p. 465.
3
de renforcement de la dynamique territoriale. La grande originalité de Marshall est, en effet, de distinguer les économies internes « qui tiennent aux ressources des entreprises individuelles, à leur organisation et à l’excellence de leur direction » des économies externes qui « tiennent au développement général de l’industrie »13. La concentration géographique permet de bénéficier d’une variété particulière d’économies externes : celles générées par l’agglomération des activités économiques. En effet, les entreprises d’un district industriel tirent avantage d’avoir accès à des biens intermédiaires et des services spécialisés à moindre coût, à une main-d’œuvre spécialisée et qualifiée, et à un réservoir de connaissances techniques communes reposant sur l’apprentissage collectif et le partage des informations. C’est dire que la dynamique du district marshallien repose moins sur les avantages initialement donnés que sur ceux créés au fil du temps. Par ailleurs, contrairement aux réinterprétations récentes, le fonctionnement du district marshallien ne dépend pas de la confiance et de la coopération entre les entreprises mais des mécanismes du marché car il est 4 « hautement concurrentiel dans le sens néo-classique du mot »1. La reconnaissance des avantages de la concentration géographique d’un grand nombre de petites entreprises spécialisées n’entraîne chez Marshall aucune fétichisation du district. En effet, un district dominé par une seule industrie « offre quelques inconvénients » puisque il ne peut fournir du travail à toute la population et subit forcément les variations du marché sans pouvoir les compenser. Au contraire, dans les grandes villes manufacturières, « les avantages qu’offre la variété d’occupations se combinent avec ceux de la localisation de l’industrie ». De plus, les avantages nés de l’agglomération ne compensent pas toujours les handicaps dont souffrent les petites entreprises en raison de leur taille car il arrive que leur production ne soit pas suffisante pour justifier l’emploi de machines coûteuses et variées, ce qui les oblige à « faire beaucoup de choses à la main ou avec des machines imparfaites ». En outre, un district peut disparaître lorsque la concentration se développe car elle comporte inévitablement un risque de « desserrement des liens » avec le territoire. Enfin, avec les progrès des moyens de communication et d’échange, les économies externes voient leur importance diminuer au profit des économies internes ou bien « deviennent nationales ou même internationales plutôt que locales », ce qui tend à réduire la portée du phénomène de « localisation de l’industrie »15. Au total, ce qui fait l’intérêt de l’analyse de Marshall, c’est qu’il raisonne moins en terme de modèle que de dynamique. Marshall et Becattini ont bien en commun l’idée que la concentration d’un grand nombre de petites entreprises spécialisées sur un même territoire génère des économies d’agglomération, mais l’idée d’osmose entre le système des entreprises et la communauté locale est tout à fait étrangère au premier. En effet, alors que Marshall limite son analyse au seul système des entreprises, l’économiste italien explique son fonctionnement et sa dynamique par les caractéristiques de la communauté locale. La notion d’ « atmosphère industrielle » est au centre de ce glissement : alors que, chez Marshall, elle désigne exclusivement l’accumulation locale de savoir-faire, Becattini lui donne un contenu social et l’interprète, à la fois, comme l’ensemble des conditions qui fondent la cohésion sociale et la communauté de valeurs de la population locale et comme l’ensemble des relations entre tous les acteurs du territoire qui rendent possible l’apprentissage collectif16.
13A. Marshall,Principes…, op cit.,p. 459. 14 R.N. Langlois, P.L. Robertson,Firms, Markets and Economic Change A Dynamic Theory of Business : Institutions,New York, Routledge, 1995, p. 125. 15A. Marshall, cit.,Principes…, opp. 467-468, 475-476, 468, etL’industrie et le commerce, op cit.,p. 449 et 260-261. 16F. Iraldo,Ambiente, impresa e distretti industriali, Milan, Franco Angeli, 2002, p. 55.
4
Du reste, après près avoir longtemps identifié le district à l’italienne au district marshallien, Becattini a fini par affirmer qu’il se distingue par un type particulier d’économies externes : « La source des avantages compétitifs spécifiques (du district) est profondément enracinée dans le rapport unique de symbiose entre l’appareil productif, dont la population des entreprises forme le coeur, et la société locale dans toutes ses composantes. Les économies externes qui donnent au district l’avantage compétitif qui lui est propre, sont dues aux processus autoéducateurs de la communauté, qui ajustent comportements, institutions, connaissances et valeurs, aux exigences émergentes du marché des produits du district, tout en respectant cependant une certaine continuité 17 avec la conception locale traditionnelle de ce qui est socialement juste et équitable » . 3. Le paradigme du district industriel : cristallisation et diffusion
En Italie même, la reconnaissance de l’importance des districts industriels pour le développement économique de la péninsule n’a été ni immédiate ni générale car elle s’est heurtée à une série d’obstacles solidement enracinés dans la théorie économique dominante : l’idée que la petite entreprise est condamnée à disparaître, l’indifférence à l’égard des aspects territoriaux du développement économique et le refus de donner de l’épaisseur sociale à l’analyse. Cependant, le contraste entre les succès éclatants des districts et les difficultés des grandes entreprises du triangle industriel, le soutien des institutions locales et professionnelles qui y trouvaient la justification de la voie de développement choisie et l’influence des travaux étrangers voyant dans la concentration géographique de l’industrie une source d’avantages concurrentiels18 paradigme »la formation et la diffusion du «, ont favorisé 19 duquel autour s’est constituée une communauté de recherche qui réunit des spécialistes de diverses disciplines – économie, sociologie, géographie régionale, sciences politiques, gestion et histoire –, dispose depuis 1994 de sa propre revue (Sviluppo locale) a élaboré, à travers et d’innombrables colloques et ouvrages collectifs, un fonds commun d’idées générales, d’hypothèses et d’exemples canoniques que diffusent les manuels. Néanmoins, en raison de la variété des approches disciplinaires et du croisement avec les apports d’autres écoles – le postfordisme de Piore et Sabel, l’école californienne de géographie de Scott, l’économie des coûts de transaction de Williamson, les milieux innovateurs de Aydalot, les systèmes productifs localisés de Courlet –, ce processus de convergence n’a pas abouti à une unité complète, si bien que les justifications théoriques mobilisées ne sont que faiblement cohérentes. Parallèlement, l’idée de modèle unique s’est imposée tant en Italie qu’à l’extérieur de la péninsule. Le souci de dégager les conditions de possibilité et la spécificité du phénomène a conduit à privilégier ses caractéristiques générales et sa cohérence au détriment des formes concrètes, très diverses, qu’il a prises dans l’espace et le temps20. Cette tendance culmine avec G. Fuà qui n’hésite pas à parler du « modèle NEC » (Nord-Est-Centre) défini comme un modèle d’industrialisation bien adapté à un pays au « développement économique récent », fondé sur « un système de petites entreprises » et ayant « la capacité à valoriser les ressources locales (…) sans rupture par rapport à ses racines historiques »21. Les études qui ont suivi ont donné du phénomène une représentation très stylisée qui met fortement l’accent 17G. Becattini,Dal distretto industriale allo sviluppo locale, Turin, Bollati Boringhieri, 2000, 251. p. 18M. Porter,L’avantage concurrentiel des nations(1990), Paris, InterEditions, 1993. 19 Belfanti, T. Maccabelli (eds.), C.per i distretti industriali. Radichi storiche, attualità e sfideUn paradigma future, G. bonne présentation des recherches italiennes, cf. uneBrescia, Grafo, 1997. Pour Conti, R. Giannetti, « PME et réseaux d’entreprises en Italie au XXe siècle »,Entreprises et Histoire, n°28, décembre 2001, p. 20-36. 20 B. Ganne, “PME et districts industriels: quelques réflexions critiques à propos du “modèle italien””,Revue internationale PME, vol. 2, n° 2-3, 1989, p. 276-277. 21G. Fuà, « Les voies diverses du développement Europe », enAnnales ESC,mai-juin 1985, n° 3, p. 579-603.
5
sur son unité et son homogénéité22 et ignore la possibilité des crises, des bifurcations et des échecs. Enfin, à force de décrire les districts comme un modèle productif radicalement opposé au monde de la production de masse, hiérarchisé, rigide et standardisé, on a fini par en pousser très loin l’idéalisation. C’est ainsi que Becattini voit dans les districts industriels « un mode de production distinct du capitalisme ordinaire, et non un simple épisode de celui-ci »23, et prétend qu’il est à la fois économiquement plus efficace, socialement plus juste, politiquement plus démocratique et plus respectueux de l’environnement24! Hors de la péninsule, les districts italiens sont devenus un modèle de référence commode : c’est que c’était à la fois un moyen pour échapper aux paradigmes dominants et un gage de scientificité. D’où l’insistance là encore sur l’unicité du modèle. En France, par exemple, n’a-t-on pas identifié « les systèmes industriels localisés issus de l’industrialisation diffuse » (Cholet, Oyonnax…) aux districts italiens en se référant à l’œuvre de Becattini25? Par ailleurs, la focalisation sur les districts italiens a été justifiée en y voyant l’idéaltype du district par rapport auquel les districts repérés ailleurs ne représenteraient que des « variations de degré » ou des « différences de détails »26. La promotion du district industriel à l’italienne comme modèle unique doit beaucoup au « paradigme de la spécialisation flexible » popularisé par M. Piore et C. Sabel qui ont interprété le succès des districts comme la conséquence du passage d’un mode d’accumulation à un autre27. La crise du fordisme qui se noue dans les années 1970 aurait provoqué la substitution d’un modèle de développement économique fondé sur la grande entreprise et la production de masse, à un autre basé sur la petite entreprise et la spécialisation flexible, dont le district serait la forme spatiale28. Quoique les critiques n’aient pas manqué pour rappeler que la sortie de la crise du fordisme ne se réduit pas à l’avènement des districts et que les grandes entreprises globalisées se portent bien29, cette interprétation a connu un grand succès auquel la polysémie de la notion de flexibilité n’a sans doute pas peu contribué30. Ajoutant encore à la confusion, Becattini n’a-t-il pas prétendu que les districts italiens « étaient déjà postfordistes sans le savoir »31?
22E. Ciciotti,Competitività e territorio. L’economia regionale nei paesi industrializzati, Rome, Carocci, 1998 ; A. Saba,Il modelo italiano. La specializzazione flessible e i distretti industriali,Milan, Franco Angeli, 1997. 23G. Becattini,Dal distretto industriale…,op cit., p. 211. 24G. Becattini,Distretti industriali e made in Italy, Turin, Bollati Boringhieri, 1998, p. 38, 88-90 et 98. 25 un nouveau modèle de : C. Courlet, B. Pecqueur, « Les systèmes industriels localisés en France développement », in G. Benko, A. Lipietz (dir.), :Les régions qui gagnent. Districts et réseaux les nouveaux paradigmes de la géographie économique, Paris, PUF, 1992, p. 81-102. 26 p.1-5, in F. Pyke, G. Becattini, W. Sengenberger, Pyke, W. Sengenberger, “ Introduction”, F.Industrial districts and inter-firm cooperation in Italy,Genève, IILS, 1990. 27 Piore, C. Sabel, M. spécialisation souple laLes chemins de la prospérité. De la production de masse à (1984), Paris, Hachette, 1989. Sur cette question, C. Sabel, J. Zeitlin, « Historical Alternatives to Mass Production : Politics, Markets and Technology in Nineteenth Century Industrialization »,Past and Present, n° 208, août 1985, p. 133-176, P. Hirst, J. Zeitlin, “Flexible specialisation versus post-Fordism: theory, evidence and policy implications”,Economy and Society, Vol. 20, n° 1, février 1991, p. 1-56, et C. Sabel, J. Zeitlin,World of Possibilities. Flexibility and Mass Production in Western Industrialization,Cambridge, Cambridge UP, 1997. 28Sur la convergence entre l’école italienne et le courant incarné par Piore et Sabel, cf. les articles réunis dans F. Pyke, G. Becattini, W. Sengerberger, op cit. 29 dans G. Benko, A. Lipietz, Cf.Les régions qui gagnent, op cit., Amin, K. Robins, « A. retour des Le économies régionales ? La géographie mythique de l’accumulation flexible », p. 123-162, F. Martinelli, E. Schoenberger, « Les oligopoles se portent bien, merci ! », p.163-188, et R. Boyer, « Les alternatives au fordisme des années 1980 au XXe siècle », p. 189-223 ; B. Harrison,Lean and Mean, The Changing Landscape of corporate Power in the Age of Flexibility,New York, Basic Books, 1994 ; A. Amin, K. Robins, « Industrial districts and regional development : limits and possibilities »,inF. Pyke, G. Becattini, W. Sengenberger,op cit., p. 185-219 ; R. Boyer, JP. Durand,Laprès-fored,ismParis, Syros, 1993. 30La flexibilité en Italie : les termes du débat », in M. Maruani, E. Reynaud, C. Romani (dir.),C. Romani, « La flexibilité en Italie, Paris , Syros, 1989, p. 17-32. 31G. Becattini,Dal distretto industriale…, op cit.,p.29.
6
En s’étendant hors d’Italie à partir du milieu des années 1980, les recherches sur les systèmes territorialisés de production ont permis d’identifier sur tous les continents des formes comparables ou proches des districts32 entre la. Toutefois, elles apparaissent tiraillées fascination pour le modèle italien et la volonté de mettre en relief ce qui fait la spécificité de chaque cas étudié. D’où la floraison de concepts mal différenciés et concurrents – système territorial de production, système productif localisé (ou local), région intelligente (ou apprenante), milieu innovateur,cluster, système industriel local,sanchi, pôle industriel de développement, district technologique... – qui traduit l’insatisfaction à l’égard d’un modèle italien trop étroit pour subsumer l’ensemble des cas mis à jour.
II. POUR UNE APPROPRIATION CRITIQUE DU CONCEPT DE DISTRICT
L’examen critique des travaux sur les systèmes territoriaux de production, tant en Italie que dans d’autres pays, soulève de très nombreuses questions par rapport au modèle canonique que l’on doit aux districtologues italiens. D’une part, nombre d’hypothèses essentielles sur l’organisation et le fonctionnement des districts n’ont pas fait l’objet d’une vérification empirique approfondie33. D’autre part, les évolutions récentes des districts suggèrent de nouvelles questions qui engagent à remettre en cause, au moins en partie, les analyses antérieures. Enfin, le progrès de la recherche dépend aussi d’une réflexion sur les méthodes utilisées qui sont bien loin d’être toujours les plus fécondes.
Concepts et typologies
La première difficulté vient de ce que aucune définition n’est acceptée unanimement. En effet, le modèle becattinien, longtemps dominant, apparaît aujourd’hui trop étroit et trop rigide, et est concurrencé par des concepts alternatifs qui prétendent le corriger ou le compléter, voire le remplacer. Malgré les affirmations répétées de Becattini et de ses disciples, l’unicité des districts italiens est douteuse car il existe entre eux des différences significatives en ce qui concerne la localisation, les conditions de formation, la structure interne, la logique de fonctionnement et la trajectoire de développement. Si bien que, en privilégiant la petite ville, une structure sociale dominée par les artisans et les petits entrepreneurs, les petites entreprises et les connaissances tacites, le modèle simplifie exagérément la réalité. Par ailleurs, la prétention à l’universalité d’un modèle qui est très étroitement lié à l’histoire italienne34, est tout aussi contestable car, dans chaque pays, les caractéristiques des districts dépendent du
32F. Pyke, W. Sengenberger (eds.),Industrial Districts and Local Economic Regeneration, Genève, IILS, 1992; A. Bagnasco, C. Sable,Small and Medium-size Enterprises, Londres, Pinter, 1995; F. Cossentino, F. Pyke, W. Sengenberger,to global pressure: The case of Italy and its industrial districtsLocal and regional response , Genève, IILS 1996. 33 JC. Daumas, « Districts industriels : un concept en quête d’histoire »,19/20. Bull. du Centre d’histoire contemporaine de l’UFC,2000, n° 4, p. 125-136; Introduction générale », in JF. Eck, M. Lescure «M. Lescure, (eds.),districts industriels en Europe occidentale XVIIe-XXe siècles,Villes et Tours, Publication de l’Université F. Rabelais,p. 7-12. 34 »,and local economic regeneration : Overview and Comment in F. Pyke, W. Zeitlin, « J. district  Industrial Sengenberger, op cit., p. 284-285.
7
niveau d’industrialisation, de la place dans la division internationale du travail35 de la et structuration du système économique et politique national36. C’est pourquoi on commettrait une erreur à vouloir retrouver à tout prix dans chaque cas étudié les caractéristiques du district becattinien car la réalité, y compris italienne, est infiniment plus complexe et diverse. Au contraire, nous avons besoin d’analyses riches en détails qui cherchent à pénétrer dans l’organisation, le fonctionnement et l’histoire de chaque système territorialisé de production afin d’en mettre en relief la spécificité. Toutefois, il serait peu fécond de se contenter d’accumuler les monographies au risque d’hypostasier les particularités de chaque système local et de donner à croire qu’il y a autant d’espèces que de cas. Aussi l’approche comparative est-elle indispensable car elle seule permet de construire des typologies fines, étant entendu que, dans la réalité, les formes hybrides ne sont pas rares et que, pour survivre, un district peut se transformer d’une configuration en une autre. La littérature propose aujourd’hui plusieurs typologies. Becattini distingue deux variétés de SPL : le district industriel et le pôle industriel, et deux types de district : le district marshallien et le district industriel italien37. M. Bellandi et F. Sforzi identifient cinq formes de « systèmes locaux » : le pôle industriel, le système local dépendant, le système rural local, le système métropolitain et le district industriel38définit quatre variétés de SPL : le. C. Courlet district industriel dont l’Italie offre le modèle classique, le district technologique, les grappes de PME en émergence et les systèmes de PME organisés autour de firmes pivots39. M. Perry recense quatre types de districts : marshallien ; à l’italienne dont Prato est l’archétype ; ceux qui, à l’instar de la Silicon Valley, associent réseau d’entreprises marshallien et réseau d’investisseurs apportant le capital-risque ; et des districts organisés autour d’une ou plusieurs grandes firmes pour qui travaillent fournisseurs et sous-traitants40. A. Markussen distingue le district industriel marshallien, dont le district à l’italienne serait une variante ; le district rayonnant (« hub-and-spoke district ») dominé par une ou plusieurs firmes intégrées entourées par leurs fournisseurs ; la plateforme industrielle satellite regroupant des entreprises dépendant de grandes firmes extérieures ; et le district industriel dépendant de l’Etat41. Enfin, pour sa part, J. Zeitlin ne propose pas de typologie mais suggère de revenir à la définition marshallienne par rapport à laquelle il s’agirait de mesurer les écarts42. La diversité de ces solutions est une invitation à soumettre leurs fondements à un examen critique approfondi et à éprouver leur capacité à guider la recherche en les confrontant à la réalité empirique.
35 « Les voies diverses … »,G. Fuà,op cit., p. 589 etsq.  36 B. « Ganne, et évolution des systèmes industriels locaux en France. Economie politique d’une Place transformation », in G. Benko, A. Lipietz (dir.),Les régions qui gagnent, op cit.,p. 315-346 et « France : Behind Small and medium size Enterprises Lies the State », in A. Bagnasco, C. Sabel (dir.),Small firms in Europe, Londres, Pinter, 1995. 37 G. local et marché global. Le district industriel » (1993), Système Becattini, «in Rallet, A. Torre ( A.dir.), Economie industrielle et économie spatiale, Paris, Economica, 1995, p. 177. 38 M. in G. Becattini, M. Bellandi, G. Dei The Bellandi, F. Sforzi, « », multiple paths of local development Ottati, F. Sforzi, From Industrial Districts to Local Development. An Itinerary of Research,Cheltenham, Edward Elgar, 2003, p. 218-223. 39C. Courlet, « Les systèmes productifs locaux : de la définition au modèle », in DATAR,Réseaux d’entreprises et territoires. Regards sur les systèmes productifs locaux,Paris, La documentation française, 2001, p. 30-31. 40M. Perry,Small Firms and Network Economies,Londres et New York, Routledge, 1999. 41Markusen, “Des lieux-aimants dans un espace mouvant: une typologie des districts industriels”, in G. A. Benko, A. Lipietz,La richesse des regions, op cit.,places in slippery space : a typology ofp. 85-119, et « Sticky industrial districts »,Economic Geography,Vol. 72, n°3, 1996, p. 293-313. 42J. Zeitlin, « Industrial district and local economic regeneration… »,op cit.,p. 284-285.
8
Les districts ont une histoire
A force de décrire les districts en termes de modèle, on oublie trop souvent qu’ils ont une histoire : ils naissent, vivent, meurent et, éventuellement, renaissent. Au demeurant, n’est-il pas significatif que, dans une histoire du capitalisme italien contemporain, le chapitre consacré aux districts ne dise à peu près rien de leur histoire43? La pente dominante de la littérature est d’expliquer l’émergence des districts à partir de processus très anciens. Pour G. L. Fontana, il n’y a pas de solution de continuité entre la situation actuelle et « l’arrière-fond » historique, si bien que l’historien a pour tâche de faire ressortir les « facteurs de longue durée » susceptibles de l’expliquer puisque l’histoire récente ne serait que le développement d’un « code génétique »44. Bien plus, selon A. Guenzi « le moment de la formation (des districts) a certainement moins d’importance que le processus de formation (souvent de moyenne ou de longue durée) de leurs préconditions »45! Le thème des préconditions qui court comme un leitmotiv à travers toute la littérature a trouvé chez Becattini sa formulation la plus radicale : « Peut-être la naissance des districts pourrait-elle se présenter comme une renaissance. Il y a en fait le soupçon que, en développant et en adoptant des institutions qui remontent à l’époque des Communes, de nombreux producteurs de nos Etats régionaux ont découvert, jusque dans l’Ancien régime, des formes d’organisation de la production et de la communauté ainsi que de régulation des rapports d’échange internes qui anticipent certains aspects de la formule des districts. Deux exemples : la manufacture dispersée de Datini à Prato et le district de la soie de Bologne au XVIème siècle pourraient être à l’origine des plus récents développements des districts. Quelque chose de ces expériences, apparemment balayées par la révolution industrielle, pourrait s’être conservé – en hibernation dans la mémoire de ces communautés industrielles – jusqu’à la saison des districts »46. Inutile de dire que, sur de telles bases, il n’y a pas d’histoire possible. Dans son Apologie pour l’histoireM. Bloch a critiqué avec beaucoup de verve la, « hantise des origines »qui amène à confondre la recherche des commencements avec celle des causes et, en déroulant le fil d’une tradition dont on est bien en peine d’expliquer le maintien, une filiation avec une explication, en oubliant ce principe fondamental que « jamais un phénomène historique ne s’explique pleinement en dehors de l’étude de son moment »47. Sans doute des éléments hérités d’un passé plus ou moins lointain sont-ils susceptibles d’être réactivés et transformés par les nécessités du présent, mais ce sont ces nécessités et les forces qui les portent qui doivent d’abord retenir l’attention. Est-il vraiment nécessaire de rappeler que, à Prato comme ailleurs, le petit patron d’aujourd’hui n’est nullement l’héritier du tisserand du XIIIème siècle ? C’est ainsi, par exemple, que dans les zones de décentralisation productive nées de la désintégration des grandes entreprises, ce n’est pas le souvenir des traditions artisanales remontant au Moyen Age qui explique la formation de systèmes de petites entreprises mais la volonté des grandes entreprises d’obtenir une plus grande flexibilité et d’alléger leurs coûts en développant une sous-traitance dont elles comptaient bien garder le contrôle, et la fuite devant l’usine et le travail taylorisé d’ouvriers qui voyaient dans le
43 (dir BarcaSeravalli, « Istituzioni e dualismo dimensionale dell’industria italiana », in F.A. Arrighetti, G. .), Storia del capitalismo italiano dal doppoguerra a oggi,Rome, Progetti Donzelli,1997, p. 335-388. 44G. L. Fontana, « Formation et évolutions des districts industriels du Nord-Est de l’Italie (XVIème-XXème  siècles) », in R. Leboutte, JP. Lehners (dir.), Formation et mutations des bassins industriels eu Europe, Luxembourg, Cahiers d’histoire, 1997, p. 55-56 et 85. 45A. Guenzi, « La storia economica e i distretti industriali marshalliani : qualche considerazione su approchi e risultati », in M. Belfanti, T. Maccabelli,Un paradigma …, op cit., p. 27. 46G. Becattini,Distretti industriali…,op cit., p122-123.  47M. Bloch,Apologie pour l’histoire, Paris, Colin, 2004, p. 53-57.
9
« travail autonome » une forme d’émancipation48. C’est dire, de manière plus générale, que pour rendre compte de l’émergence des districts, il est indispensable de montrer comment la configuration productive antérieure s’est transformée en une nouvelle, ce qui conduit à s’intéresser au moment où naît le nouveau, aux acteurs qui ont été les promoteurs et aux événements déclencheurs. Par ailleurs, la phase actuelle de l’histoire des districts mérite également de retenir l’attention. Un district n’est pas un système clos mais évolue en interaction avec l’économie mondiale. Avec la globalisation qui exerce de fortes pressions sur les districts, on voit se développer de nouvelles tendances qui sont susceptibles de remettre en cause les bases sur lesquelles ils se sont construits : d’une part, des multinationales étrangères y implantent des filiales ou prennent le contrôle d’entreprises locales pour profiter des dynamiques endogènes ; d’autre part, alors que s’aiguise la concurrence des pays à bas salaires, un nombre croissant d’entreprises y délocalisent leur production49. Face à ces évolutions qui comportent un risque d’affaiblissement ou de dissolution des districts par desserrement des liens entre les entreprises et le territoire, on ne peut se contenter d’affirmer que les districts évoluent et s’adaptent. Au contraire, il faut s’interroger sur les transformations qu’elles entraînent dans leur organisation, leur fonctionnement et leur trajectoire de développement.
Le rôle de l’Etat national et des politiques publiques
La littérature sur les districts, notamment italiens, a trop tendance à exagérer leur autonomie pour n’y voir que le résultat de la rencontre de dynamiques locales et d’un contexte global, comme si leur développement pouvait être dissocié de la structuration du système économique et politique national. Il serait excessif d’affirmer que leur croissance a été décrite comme si elle s’effectuait hors de tout cadre institutionnel car on a peu à peu découvert le rôle des institutions intermédiaires50très largement sous-estimé celui de l’Etat, mais en revanche on a central. L. Weiss a la première souligné le rôle joué par l’Etat italien dominé par une démocratie-chrétienne dont le programme faisait une place centrale à la petite entreprise afin de lutter contre le sous-emploi et les tensions sociales : le statut de l’artisan et une politique de crédit favorable aux petites entreprises ont contribué au développement de ce microcapitalisme qui, plus que la grande entreprise soutenue par l’Etat, serait la véritable spécificité italienne51. Ce que confirme l’analyse de A. Arrighetti et G. Seravalli sur le « dualisme dimensionnel » de l’industrie italienne : les entreprises de moins de 100 salariés ont reçu une part plus importante de l’aide publique que les plus grandes alors que, simultanément, elles subissaient une pression fiscale beaucoup moins forte52. Les facteurs institutionnels ont également joué un rôle important dans le déclin des districts. Au Royaume-Uni, où ils étaient très nombreux, ils se sont désintégrés et ont disparu entre 1940 et 1970. J. Zeitlin explique cette évolution par la concentration des entreprises encouragée par l’Etat afin de moderniser l’industrie nationale, la centralisation du système bancaire qui a gêné l’investissement au niveau local, la réduction de l’autonomie des autorités locales et la tendance des syndicats ouvriers à préférer les solutions collectives à la recherche
48 M. Lazzarato, Y. Moulier-Boutang, A. Negri, G. Santilli, Des entreprises pas comme les autres, Paris, Publisud, 1993, p. 44-49. 49 A. Cavalieri (dir.),L’internazionalizzazione del processo produttivo nei sistemi locali di piccola impresa in Toscana,Milan, Franco Angeli, 1995. 50 C. Trigilia,Grandi partiti e piccole imprese. Comunisti e democristiani nelle regioni a economia diffusa, Milan, Il Mulino, 1986 ; A. Arrighetti, G. Seravalli (eds.),Istituzioni intermedie e sviluppo locale, Rome, Donzelli Editore, 1999. 51L. Weiss,Creating Capitalism. The State and Small Business since 1945,Oxford, Blackwell, 1988. 52A. Arrighetti , G. Seravalli,op cit.
10
de l’autonomie individuelle53. L’évolution française n’est pas très différente. Pendant les Trente glorieuses, l’Etat a favorisé la concentration pour faire émerger des « champions nationaux » et développé une politique volontariste de répartition des activités sur le territoire. La mise en place de ce modèle de développement concentré a laminé les systèmes locaux d’entreprises qui demeuraient nombreux et vivaces dans les régions d’ancienne industrialisation54. L’adhésion au modèle de la grande entreprise a continué à faire sentir ses effets bien au-delà des années 1970 comme le montre l’évolution du SPL horloger franc-comtois. Imposé par les pouvoirs publics et finalement accepté par les horlogers parce que jugé plus efficace, ce modèle d’organisation a débouché sur des tentatives successives de constitution d’une entreprise leader qui ont aiguisé la concurrence interne, affaibli la capacité à participer à des projets collectifs et généré des effets de domination qui ont favorisé la concurrence suisse55.
Les entrepreneurs des districts : généalogie et radioscopie
De nombreux auteurs analysent l’émergence des districts comme le résultat d’une « explosion d’hipertnesruenerptravailleurs dépendants ou des métayers se» qui verrait des transformer en petits entrepreneurs, et font du cas de Prato qui est censé représenter cette situation un véritable idéal-type. Or, de nombreuses études font apparaître que le rôle des métayers dans la naissance des districts a été très surestimé et que ceux-ci sont susceptibles de se développer à partir de conditions très différentes. En Italie même, elles sont d’une grande diversité : métamorphose de la protoindustrie urbaine comme dans les Marches56, développement par scissiparité et essaimage comme à Mirandola57, décentralisation des grandes entreprises comme à Prato… Aussi est-ce une erreur que de vouloir les faire rentrer de force dans un moule unique. De plus, trop d’études consacrées à l’émergence des districts se complaisent dans une sorte d’abstraction sociologique là où on aurait besoin d’une analyse fine des parcours de mobilité sociale s’appuyant sur l’exploitation systématique de sources sérielles complétées, pour la période récente, par des enquêtes menées auprès des acteurs. Ce qui permettrait de répondre de manière précise et convaincante à la question des origines géographiques et socio-professionnelles des entrepreneurs des districts. Il ne suffit pas en effet de constater que la zone d’extension de l’industrialisation diffuse et celle du métayage coïncident largement en Italie pour affirmer que les entrepreneurs des districts sont sortis des rangs des métayers. Au contraire, toutes les études sérieuses montrent bien qu’ils sont presque toujours d’origine urbaine (ouvriers, employés, artisans, techniciens…), alors que pour leur part les anciens métayers ont majoritairement grossi les rangs des ouvriers58. Bien plus, la question des
53J. Zeitlin, « Why Are There no Industrial Districts in the United Kingdom ? », in Bagnasco, C. Sabel, A.op cit, p. 98-114. 54B. Ganne, « Place et évolution… », in G. Benko, A. Lipietz,Les régions qui gagnent, op cit., p. 333-337. 55E. Ternant,La dynamique longue d’un système productif localisé : l’industrie de la montre en Franche-Comté, thèse, Grenoble 2, 2004. 56 in P. P. la nascita di un sistema produttivo », Dalle paglie alle maglie. Cigognetti, M. Pezzini, « : Carpi L. D’Attore, V. Zamagni (eds.),Distretti, imprese, classe operaia. L’industrializzazione dell’ Emiglia-Romagna, Milan, Franco Angeli, 1992, p. 157-190. 57dualité organisationnelle des entreprises d’un district industriel : le cas du biomédical deA. Baroncelli, « La Mirandola », in P. Bardelli, T. Froehlicher, S. Vendemini (eds.),La métamorphose des organisations, Nancy, PU de Nancy, 1999, p. 145-176. 58B. StauferEtudes de la transition d’une société paysanne de l’Emilie, basée sur le métayage et la propriété, parcellaire, au capitalisme industriel à la suite de l’implantation de l’industrie des carreaux de céramique, Paris, thèse, EHESS, 1998 ; P. Sabbatucci Severini,op cit. ; W. Tousijn, « Imprenditorialità e struttura di classe in una regione ad economia periferica »,Quaderni di sociologia, n° 1, 1980-1981, p. 104-110 ; sur Prato, G. Dei
11
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents