A peine réveillé, il jeta un coup d’oeil par la fenêtre. Quelques nuages blancs habitaient un ciel parfaitement bleu, les branches du pommier tanguaient genment. La journée sera belle, se dit-il, une belle journée comme je les aime, un décor céleste à la Magrie traversé d’une brise légère et rafraîchissante. Juste ce qu’il faut pour me rappeler que la Terre tourne en-core ce man et que je ne suis que l’humble passager d’une planète jetée à belle allure dans un espace infini. Théo aimait nourrir son réveil de pensées si-dérales, ces petes considéraons donnaient un sens à son lever. N’aurais-je rien fait de bon durant cee dernière journée, au moins me serais-je levé avec la bonne conscience de ma petesse. Il se leva et se dirigea vers la salle de bain en se demandant ce qu’il allait mere. L’idée saugrenue de se déguiser en cosmo-naute lui vint à l’esprit. Sans doute à cause de son évocaon spaale appuyée sur l’inme convicon qu’aucun savant géographe n’aurait pu lui ôter de l’esprit que le vent des nuages était comparable au vent produit par sa voi-
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ture lorsqu’elle dévalait la route sinueuse qui reliait sa demeure campagnarde à la voie ra-pide vers la ville. Eté comme hiver, il ouvrait, chaque man, la vitre de son Escort pour mere la main à l’extérieur et senr cee ré-sistance proporonnelle à la vitesse de son vé-hicule. Au dernier tournant avant une longue ligne droite vers l’accès à l’autoroute, il accé-lérait pour jouir du vent frais sur la paume de sa main. C’était devenu un rituel qui le meait dans les meilleures disposions pour affronter sa journée comme d’autres avaient un impé-rieux besoin d’une bonne tasse de café pour se mere en route. Théo croyait ainsi qu’il y avait du vent sur la planète parce que celle-ci filait à folle allure sur le vélodrome du soleil. On pouvait être responsable de la formaon du personnel d’une grande entreprise texle et esmer que les lois de la nature étaient aussi simples que cela. Un beau costume de cosmonaute, oui, bien protégé sous un casque, je pourrai ainsi m’abstenir de devoir faire une dernière fois la pénible conversaon sur les raisons de mon départ. En effet, depuis l’annonce de son re-trait, Théo avait dû faire face à l’assaut de ses collègues qui n’avaient qu’une queson à la bouche. Quoi, tu pars ! Et qu’est-ce que tu vas faire ? A cee offensive, Théo avait adopté la for-mule qu’il ulisait couramment avec ses en-
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La langue de Théo avait à peine encollé l’en-veloppe aux couleurs de l’espérance tranquille que la voiture de sa femme montait l’allée du jardin et s’immobilisait devant la maison.
Manifestement furieuse, elle pénétra dans le bureau et à ses yeux de braise, Théo com-prit qu’il n’allait pas passer un agréable quart d’heure. Aurais-tu ne fusse qu’une de tes sept bonnes raisons pour m’expliquer ton atude ? Comment as-tu pu t’éclipser ainsi d’une récep-on parfaitement orchestrée et te comporter comme le plus lamentable des goujats en t’ éclipsant ainsi alors que tout le monde était là, oui là, rien que pour toi ? Et que dire, enchaîna-t-elle, de la façon froide et impersonnelle dont tu m’as remercié lorsque je t’ai remis ton cadeau ? Franchement Théo, j’ai parfois du mal à te comprendre.
Sept bonnes raisons répondit Théo. Ben oui, si tu veux... Une huième même, si tu y ens.
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fants lorsqu’ils lui formulaient une demande pour laquelle un refus catégorique n’aurait pas été crédible. Il déclamait très solennel-lement : j’ai sept bonnes raisons de vous ré-pondre «non». Bien sûr, au moment même, il n’avait pas sept explicaons sous la main mais l’appét des idées venant en causant, il se débrouillait toujours pour aligner son can-délabre à sept branches. Ce qui était devenu une efficace recee familiale pour éloigner les quesons dérangeantes, il l’appliqua à la situaon présente. A chaque recoin de l’entreprise, on l’enten-dit égrener sa chanson : oui, j’ai sept bonnes raisons d’arrêter. Souvent, surpris, la réacon de ses collègues fusait : sept, sept raisons, tant que cela, dis donc, tu ne manques pas de bonnes raisons d’arrêter, toi. Et comme si ce nombre hautement symbolique suffisait à contenter leur curiosité, ils s’empressaient de parler illico presto de «la» bonne raison qui les ferait, eux, interrompre leur méer. Ainsi, la conversaon dérivait inévitablement sur les éternelles récriminaons des employés et Théo, heureux de s’en sorr à si bon compte, vaquait avec soulagement jusqu’à l’interpella-on suivante.
Quelques fois pourtant, la curiosité tenace de certains collègues obligeait Théo à dévoiler au moins une raison, ce qui, vu son potenel imaginaf, ne lui posait pas de problème. Il
commençait souvent par une explicaon qui avait le don d’en déconcerter plus d’uns. C’est l’an 2000, disait-il, je me suis toujours dit que cee année charnière était une élégante fa-çon de passer à autre chose! Tant qu’à chan-ger de siècle, changeons de vie! Théo sentait bien que cee explicaon était trop symbolique pour sasfaire le besoin de raonalité de la plupart de ses confrères. Alors, souvent, il enchaînait en assénant un deuxième argument qui devait clouer le bec de son interlocuteur. Ecoute, disait-il, en bais-sant le ton de sa voix, c’est tout simple, mon vieux, le mon vieux avait le pouvoir d’aendrir le plus coriace curieux car il se sentait mis dans la confidence, j’ai soixante ans cee année. Je sens venir le poids des ans, je fais comme tout le monde, mon vieux, je profite, tant que la mesure n’est pas obsolète, de la mise à la pré-retraite proposée par la maison! L’explicaon calmait la plupart des gens. Elle était plausible et replaçait Théo dans le trou-peau des travailleurs épuisés par des décen-nies de labeur qui aspiraient à une vie de loi-sirs bien méritée. Cependant, cee deuxième raison ne sasfai-sait pas les quelques collègues qui connais-saient bien Théo. Justement, se disaient-ils entre eux, nous ne voyons pas notre ami de longue date faire comme les autres. Cee dia-tribe sur l’aeinte du temps ne correspondait pas à l’image de vivacité et de pugnacité pro-
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n’aurait dorénavant une apparence de neeté comme l’ appareil photographique de Théo qui avait perdu, le jour même de sa décision de mise à la retraite, sa capacité de mise au point automaque. Il s’en était rendu compte lorsqu’il avait voulu prendre, le lendemain même, quelques cli-chés de l’usine en guise de souvenirs et cee coïncidence, aujourd’hui, ne lui apparut pas forfuite. Ainsi, se dit-il , je pourrais débuter ma corres-pondance par cee évocaon: la beauté du flou réside dans son pouvoir de laisser libre cours à l’imaginaire, à la réconciliaon du re-gard et du rêve. Théo sent monter en lui une bouffée de bien-être: cee retraite s’annonce bien pensa-t-il et décidément la couleur vert pâle de mon courrier reflète à merveille mon état d’esprit. Ne dit-on pas «vert j’espère» ?
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De retour chez lui, Théo s’empressa de dé-pouiller sa boîte aux leres. Parmi quelques courriers publicitaires, il y avait une lere, papier vert pâle et léger par-fum de vanille. De son canif, il l’ouvrit délicatement et, sans la lire, se dirigea vers le vieux secrétaire en bois de merisier. Dans le roir supérieur, il ajouta sa précieuse missive au paquet d’enveloppes vert pâle qui s’y trouvaient déjà. Cee suble odeur de talc ne cessera donc ja-mais de me troubler songea-t-il. Théo s’installa devant son meuble d’écriture, saisit dans le roir inférieur une des dernières feuilles de son bloc Oxford avec lequel, aussi longtemps qu’il s’en souvienne, il avait tou-jours rédigé ses correspondances les plus in-mes, décapuchonna son porte-plume Pélikan et écrivit la date. Comme lorsque l’on cherche l’inspiraon, Théo leva les yeux vers la fenêtre de son bureau. Le ciel était toujours aussi bleu et les nuages blancs aussi mousseux que ce man même, à son réveil. Baissant légèrement le regard, Théo aperçut un cheval blanc qui broutait l’herbe du ver-ger. Le vent léger faisait perdre aux pommiers leurs fleurs roses. Les pétales formaient un tapis lumineux sur lequel la jument perdait ses contours. On aurait pu penser qu’un nuage cotonneux venait de se déposer au sol et que plus rien
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fessionnelle qui lui collait à la peau. Pour ceux-là, Théophile se sentait obligé de poursuivre son chapelet de bonnes raisons. Aussi, comprenez-vous, mes pets-enfants me prennent de plus en plus de temps. L’ar-gument faisait mouche, il parlait si souvent des facées de ses adorables hériers. D’au-tant plus, ajoutait-il tout de go, espérant sans doute porter l’estocade finale et se débarras-ser enfin définivement des plus obsnés, que le jardinage devient une passion grandis-sante. J’ai hâte de pouvoir planter mes patates à la Saint-Joseph et couper ma rhubarbe avant la Saint-Jean d’été sans devoir dépendre d’un jour de congé hypothéque, vous savez ce que c’est, hein, les gars. Ses plus proches col-laborateurs, Théo les nommait familièrement ainsi, plutôt convaincu que la proximité des mots facilitait la proximité des connivences au sein des équipes et en améliorait les per-formances. Un jour, il avait cependant dérapé en terminant sa conversaon avec Fabienne, l’unique femme du team, par un malencon-treux « tu vois ce que je veux dire, hein, ma garce» se rendant compte trop tard de sa bé-vue. Depuis, il n’usait de cee expression fa-milière qu’avec la plus grande retenue. Quoiqu’il en soit, gars ou pas gars, la majorité des copains du bureau semblaient se conten-ter de ce duo d’arguments, ils l’imaginaient bien son chapeau de paille sur la tête vivre pleinement sa passion pour la Nature.
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Quand il restait dans le regard de l’un ou l’autre quelques traces de soupçons, Théo ra-joutait vaillamment que sa cave à vin méritait davantage d’aenon depuis qu’il vinifiait lui-même l’hectolitre de raisins que lui offrait la coopérave voisine en guise de remerciement pour la locaon d’une pare de ses terres au-tour de son prieuré. Maintenant, concluait-il, il me reste aussi quelques lourds travaux de rénovaon que ma demeure ancestrale exige sans tarder et je voudrais mener ceci à bien tant que la san-té suit, vous comprenez, n’est-ce pas, il faut en profiter, l’âge vient et on ne sait jamais ce que l’avenir ... non, disait-il, les sourcils bien froncés, ce n’est pas de gaîté de coeur que je quie mes foncons mais comprenez, répé-tait-il lourdement, il faut savoir faire des choix, espérant rallier les plus scepques à son aveu. Ce r groupé de quatre bonnes raisons réu-nissait des vertus bourgeoises que l’entreprise et ses cadres avaient intégré depuis quelques généraons: l’esprit de famille, les plaisirs sains et le «do it your self». Les collègues ac-quiesçaient donc et Théo s’en trouvait soulagé se disant que des arguments passe-partout étaient finalement les plus acceptables. On en restait généralement là.
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Il expira profondément, remercia l’ assem-blée, se fendit même d’un pet mot dont il aurait été bien incapable de répéter la teneur, profita de la cohue vers le buffet pour passer aux toilees et s’éclipser aussitôt.
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Elle surgit du cercle et se dirigea vers lui. Elle présenta l’enveloppe aux couleurs de l’agence de voyages en souriant poliment, à ce point poliment que Théo pensa aux filles qui remeaient un bouquet de fleurs au vain-queur d’une course cycliste, tout ce qu’il n’au-rait jamais voulu vivre comme retrouvaille, après bien des années d’échappée solitaire, réfugié depuis longtemps maintenant au siège social de l’entreprise qu’il pensait être le seul endroit où il ne risquait pas de retrouver celle qu’il avait tant aimé mais qui aimait, elle, par dessus tout l’exosme des succursales étran-gères et des missions lointaines. Le baiser qu’il reçut sur la joue lui donna l’im-pression d’un cachet de la poste faisant foi et ce qui aurait dû le mere dans un état d’exci-taon suprême ne lui fit, à son grand étonne-ment, ni chaud ni froid. D’ailleurs, se dit-il, la voyant regagner précipi-tamment le cercle des convives, elle n’a plus ce grain de beauté sur la joue gauche, sa voix ( pour ce qu’il en avait brièvement entendu ) n’avait plus ce velouté qui le faisait chavirer et son parfum, son merveilleux parfum avec sa dominante vanille avait disparu. Elle lui res-semblait, certes, mais ce n’était pas elle.
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Quelques teigneux, parmi les plus proches collaborateurs, ne se contentèrent toutefois pas de ces explicaons trop lisses à leur goût. L’obsnaon professionnelle dont faisait sou-vent preuve Théo dans l’exercice de son lea-dership lui revenait en quelque sorte comme un boomerang. Puisqu’il avait dit sept bonnes raisons, qu’il aille jusqu’au bout de sa dé-monstraon insistèrent son dernier carré de comparses. Alors, un soir, à la brasserie Clément où les fi-dèles compagnons de travail, tous largement quinquagénaires, avaient coutume de boire un verre avant de rejoindre leurs pénates, Théo, comme pour les récompenser de leur combavité, y alla à la hussarde. L’argument final aendrit les plus irréduc-bles. Peut-être parce qu’il lâcha son explica-on en foncon de son auditoire, ciblant son argument sur ce qu’il savait les toucher per-sonnellement. Pour se dépêtrer des coriaces, Théo avait appris que la meilleure tacque restait de les toucher à leur talon d’Achille. Son dernier mot prononcé lentement, il dé-clara, l’air profondément affecté, voilà mes amis, cee sepème raison est évidemment la plus importante à mes yeux et ce n’est pas pour rien que je ne voulais la partager qu’avec vous. Gardons ceci entre nous, je vous prie. A leurs mines déconfites, on pouvait aisément
deviner que les gars n’avaient qu’une envie, prendre le futur prépensionné dans les bras pour lui montrer toute leur affecon mais au-cun n’osa commere un geste fraternel que leur franche camaraderie ne trouvait sans doute pas assez virile. Sentant l’embarras dans lequel il venait de plonger ses collègues sidérés, Théo changea brusquement de registre et, l’oeil redevenu péllant, il ajouta : d’ailleurs, pour tout dire, j’en ai même une huième... Après un instant de silence dont il usait à merveille, il déclama lentement: j’ai hâte d’at-tendre le facteur! Ses confidents souriaient, l’air agacé ou dépité. Ils connaissaient ses pi-rouees verbales, l’air de ne toucher à rien, de renier ce qu’il venait de prétendre un instant avant avec la plus haute convicon, l’habitude de ne jamais conclure sans ouvrir une piste nouvelle ou d’engager la pensée sur quelques réflexions décalées. On prit donc sa huième raison pour ce qu’elle n’était pas, une simple pirouee. Pourtant, pour Théo, c’était sa toute première parole d’authencité depuis que son entou-rage professionnel le tannait avec son aente de jusficaons. Une perche tendue à celui qui percevrait que toutes ses explicaons préalables, ni tout à fait fausses ni tout à fait vraies, n’étaient que de la fumée pour cacher une raison essenelle qu’il lui aurait été impossible d’avouer.
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Mon cher Théo, mon très cher et fidèle Théo, répéta le directeur en guise de conclu-sion à son aussi bref que mécanique discours d’adieu, je t’avais promis une surprise, la voici. Depuis plus de trente ans au service de notre société, tu y as roulé ta bosse, de Charybde et Scylla, mais... tu as surtout bossé pour elle. Aujourd’hui, elle te renvoie l’ascenseur et t’offre un beau voyage. Oui, un tour du monde à la découverte des sept merveilles du monde. Sept, Théo, sept bonnes raisons, insis-ta-t-il sous les éclats de rires de l’assemblée, sept belles raisons de parr encore à la fleur de l’âge et, oserais-je dire, la fleur au fusil. Théo voulut remercier son patron, trop content d’avoir échappé aux honneurs d’un invité-surprise ou de tout autre manifestaon embarrassante mais celui-ci l’interrompit sans ménagement. Permets-moi, cher ami, de demander à notre plus récente collaboratrice du site mais néan-moins vieille connaissance de la société puisqu’elle doit avoir débuté sa carrière quasi en même temps que toi, n’est-ce pas, de te re-mere elle-même ce bon de voyage.
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faire sa valise pour une autre succursale de la Société Textal chaque fois qu’elle rejoignait, quelques temps plus tard, la même affecta-on que lui. Au début, Théo s’était mis en tête qu’elle le poursuivait, que c’était sa façon à elle de pro-longer leur courte mais intense idylle, qu’elle préférait sa présence, même platonique, à une intolérable absence. Pourtant, au fil du temps, il dut admere que le hasard et des movaons managériales ex-pliquaient tout simplement ses croisements de desnée. Durant tant d’années à bour-linguer à travers le monde, les occasions ne manquèrent pourtant pas de retrouver leur fulgurante connivence mais, à chaque fois, Théo interprétait ses réacons comme un manque de zèle pour de nouvelles arances amoureuses, c’est du moins ce qu’il supposait mais il savait, par ailleurs, que sa midité et sa réserve n’étaient pas la façon la plus explicite de lui montrer son désir. En fait, Théo s’était persuadé qu’il pataugeait dans un immense et lamentable malentendu : une sorte d’his-toire à l’eau de rose qui aurait viré au vinaigre, non pas faute d’opportunités mais faute d’au-daces. Peut-être, ainsi, s’était-il embourbé dans la consolaon solitaire que l’amour fou n’était réservé qu’aux talentueux séducteurs et aux voraces prédateurs. *
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Faut dire que Théo avait fondé sa vision du monde sur la convicon que les aveux que l’on partage avec les autres ne correspondent jamais à la profonde movaon qui guide réellement nos choix. Il ne songeait pas aux pulsions inconscientes qui orienteraient, mal-gré nous, nos vies: sa théorie se voulait plus simple. Les gens, pense-t-il, ne disent jamais que le quart du huième de leur vérité. Non seulement parce que, comme le lui serinait souvent sa grand-mère, la vérité n’est pas toujours bonne à dire mais surtout parce qu’il n’était pas soutenable qu’elle puisse être com-prise par quelqu’un d’autre, a forori si celui-ci était proche et probablement impliquée par les conséquences que cee confession aurait sur leur relaon.