Gondwana - L Empire des Limbes
430 pages
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Publié le 14 mars 2016
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Licence : Tous droits réservés
Langue Français
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Extrait

Franck Lefebvre-Billiez Gondwana L’Empire des Limbes Chroniques de Gondwana – 1 Édition augmentée avec carte et annexes mars 2016
Jour brûlant et nuit de glace, ombre limpide à nulle autre pareille, quand une lune rougeoyante s’élève à l’horizon telle un soleil infernal ; silence des aubes aux lueurs en suspens, chants rauques des geckos quand le jour se retire, et les murmures pareils à des chants, et les voix que le vent fait courir entre les dunes, que les Nomades de l’Est nomment Alaster, l’esprit aux multiples visages, les uns bons, les autres mauvais, qui passent les nuits à se disputer les âmes des voyageurs perdus ; abysses muets qui s’ouvrent sous les sables, et que nul jamais n’explora ; abysses plus étranges encore qui s’ouvrent au-delà des glaces, par-delà les mers du Nord, où iraient se perdre les Arkinoses ; peur multiforme et sans visage qui sourd du pays des Roms, à jamais tabou pour tous les peuples du désert, ténèbres des lointains arctiques, cris et silence : tel est Gondwana.
Prélude à Gondwana
Pillards
« Pas de feu ce soir. » Vent-Debout se renfrogne et hoche une hure agacée. De part et d’autre de sa trogne, les pâles proéminences qui lui ont valu son surnom – voiles gonflées plutôt qu’oreilles – s’agitent pour chasser le sort qui s’acharne. Le voilà enfin qui piétine le foyer d’herbes et de brindilles laborieusement récoltées dans les sables. L’humidité froide qui imprègne toute chose n’a pas permis à la plus petite étincelle d’y pétiller. Autour de lui, on fait silence. Pas même un murmure pour souligner l’échec de ses efforts : d’un regard furibard, Vent-Debout a figé toute velléité de commentaire. Mais dans le cercle des pillards, trois têtes se sont détournées anxieusement ; trois paires d’yeux, scrutant la nuit qui monte, s’efforcent de deviner les inquiétantes silhouettes qu’on ne pourra plus repousser à coups de tisons. Cette muette angoisse est un prétexte tout trouvé pour que Vent-Debout laisse exploser sa hargne. Il glapit, l’œil fixé sur les trois imprudents : « Deux volontaires pour la première veille ! » Trois silhouettes assises en tailleur sursautent. Trois têtes se penchent l’une vers l’autre et semblent se consulter. Autour d’elles, chacun s’écarte d’un insensible retrait du corps. Un frémissement parcourt le petit groupe des pillards, soulagés que Vent-Debout ait choisi ses victimes. Puis les trois têtes se relèvent à regret, et une voix hésitante monte dans l’ombre : « Pourquoi deux ? » Cette esquisse d’insubordination fait la joie secrète de Vent-Debout. Il va pouvoir enfin tempêter à son aise. Le cercle des pillards s’élargit un peu plus autour des cibles promises à sa vindicte. Passe alors un silence d’avant l’orage. Les trois formes assises ont l’air de se courber un peu plus. Et quand Vent-Debout reprend la parole, il semble presque chantonner : « Froid-de-Lame, c’est toi qui questionnes, maintenant ? J’ai reconnu ta voix de chèvre… Ne te tortille donc pas comme ça, j’ai d’assez bons yeux pour te voir dans le noir. Allons, pas de fausse modestie, lapin, et lève-toi plutôt, qu’on voie mieux à qui on a affaire. Dis-moi un peu, Maître Questionneur, tu voudrais peut-être aussi le commandement, tant qu’on y est ? » Et comme la voix ronchonne une amorce de dénégation, Vent-Debout fait deux pas en avant et se penche, encourageant : « Mais si, voyons, quel meilleur choix que ce bon vieux Froid-de-Lame pour nous guider dans les sables ? Pour humer de loin le butin et savoir quand attaquer un convoi ? Pour dégoter un comptoir de Troglodytes quand tout commence à manquer ? Alors, mon gars, te sentirais-tu prêt ? » Sans prêter attention aux balbutiements indignés de sa victime, Vent-Debout se redresse et lance à la cantonade : « Vous en dites quoi, vous autres ? D’accord pour prendre ce vieux Froid-de-Lame pour éclairer votre sentier ? Et vous lui ferez confiance pour dénicher les bons coups ? Et aussi (la voix de Vent-Debout baisse brusquement, se fait presque murmure) pour vous garder des Whorps ? » A ce nom de Whorps, quelques-unes des formes assises en cercle se tortillent comme piquées par des insectes ; d’autres semblent tordre le cou vers les étendues que la nuit a recouvertes – cette nuit si noire, emplie de vapeurs, où l’horizon s’est effacé, pendant que là-haut, quelques étoiles s’obstinent à clignoter. Vent-Debout laisse s’appesantir ce silence d’angoisse et observe, satisfait, sa troupe matée qui frémit dans le noir. Pour faire bonne mesure, il lance encore un tonitruant : « Pour Froid-de-Lame, hip hip hip ! »
Son cri s’éteint dans la nuit sans écho. On n’entend plus que le vent. Vent-Debout secoue la tête, faussement dépité. « Mon vieux Froid-de-Lame, il te faudra attendre encore. J’ai l’impression que les camarades manquent comme qui dirait d’enthousiasme. – Mais Vent-Debout, s’étrangle la voix, c’est toi-même qui… – Oui, rugit d’un seul coup Vent-Debout, c’est moi ! C’est moi qui vous guide depuis quinze longs mois, tas de limaces molles, c’est moi qui vous ai sortis des bas-fonds où vous pataugiez ! Toi, Froid-de-Lame, tu te souviens de ces soldats de la garnison de Morne-Noir qui voulaient te pendre pour une mauvaise partie de cartes ? Et toi, Gris-de-Fer, tu te souviens des travaux sur le port et de l’odeur de poisson qui te suivait partout ? Et toi, Double-Jeu ? Et toi, l’Enrhumé ? Tout ce que vous avez eu depuis quinze mois dans vos poches crasseuses, c’est à moi que vous le devez ! Oui, c’est moi qui vous ai menés jusqu’ici ! » Il frappe du pied dans le sable. Personne ne se risque à répondre : on laisse passer l’orage. Vent-Debout, dressé, immobile, baisse le front et semble se recueillir un instant, comme s’il mûrissait sa fureur. Mais en même temps, ses yeux mi-clos guettent avec gourmandise l’effet produit sur ses comparses. Plus un murmure : à la bonne heure. Il va pouvoir conclure. Il relève la tête, considère ses victimes avec une feinte lassitude et laisse tomber d’une voix froide : « Bien. Nous avons donc dit : deux volontaires pour la première veille. Et j’ajoute qu’il m’en faudra un troisième pour la suite de la nuit. Double-Jeu, tu commenceras avec Froid-de-Lame. La Mèche, tu prendras la suite… » Vent-Debout s’interrompt et laisse passer un bref silence, avant d’asséner la petite injustice, marque de son pouvoir discrétionnaire, qui lui assurera la parfaite emprise sur ses troupes : « … et toi, Froid-de-Lame, tu l’accompagneras aussi. » Des regards en coin tombent sur Froid-de-Lame ainsi promis à toute une nuit de garde, et sans feu. Froid-de-Lame ne pipe mot. Le sacrifice consommé, la colère de Vent-Debout retombe. Pour ce soir encore, il a ses comparses bien en main. Tous sentent que la tourmente est passée, que la soirée n’apportera plus guère de péripéties, et qu’il faudra bien dormir ainsi, sans feu, dans ce creux de sable et de pierrailles. Chacun se prépare donc pour la nuit. Elle sera froide, l’absence d’un bon foyer se fait déjà sentir cruellement ; et les bancs de brume qui s’en viennent en troupes diffuses, étouffant lorsqu’ils passent les rares lueurs à l’horizon, chargent cette ombre déjà hostile d’humidité piquante et de mouvements sournois. Vent-Debout houspille un peu trop ses troupes. Les voilà tout de même installés, geignards, ronchonnant, pleins de mauvais regards et prêts à se chercher querelle. Vent-Debout considère d’un œil critique ce campement improvisé. « Double-Jeu, tu monteras la garde sur cette petite butte, près de ce buisson. » En guise de réponse, un grognement qui pourrait être une menace ; mais la silhouette mal dégrossie de Double-Jeu clopine tout de même vers le buisson. Vent-Debout ricane : « Comment, tu ne me remercies pas ? Il n’y a pas de plus belle vue sur le désert à dix lieues à la ronde ! Installe-toi, tu y seras très bien : un monarque rendant justice ne serait pas mieux assis. Et toi, Froid-de-Lame, tu t’installeras de l’autre côté. Tu peux garder ta couverture. Mais pas question de dormir, n’en profite pas ! » Froid-de-Lame, qui n’a guère digéré la punition, salue d’une révérence moqueuse mais garde bouche close. Vent-Debout l’ignore superbement et poursuit ses instructions : « Bric-à-Brac, Mornifle, Gris-de-Fer, Pied-Bot, Huit-Doigts, vous dormirez avec vos lames sorties, prêtes à servir. Et Œil-d’Or… Œil-d’Or ? Où est-ce qu’il se cache, celui-là ? » Mais Œil-d’Or n’a pas entendu l’interjection. Il est debout à quelques pas, masqué par un paravent d’arbustes épineux, maigre protection contre les vents qui le transpercent ; et toute son attention est occupée par une lutte fébrile contre le froid. Œil-d’Or, qui sait déceler le plus infime mouvement à l’horizon, mais incapable de voir ce qui se passe sous son nez, souffle dans ses mains avec des mimiques de chat mouillé ; il agite ses épaules, piétine sur place ; et ses petits yeux fureteurs, encore plus dépourvus dans cette nuit embrumée, roulent de droite à gauche avec un air de désespoir. Sa forme massive et son encolure de taureau le signalent comme un descendant des tribus géantes du Sud, là où le sol même, de sel et non plus de sable, brûle les sandales pendant que le soleil tanne la peau. Le
froid lui est d’autant plus insupportable. Absolument aveugle et tremblotant d’un frisson continu, ce demi-géant semble devenu un vieillard. Mais comme en temps ordinaire, il ne dit pas dix mots par jour, cette fois encore, il se tait alors que tous rechignent autour de lui. Ce silence mécontente Vent-Debout qui le déniche derrière son précaire abri et le ramène sans ménagement vers ses ouailles. « En voilà un autre qui regrette déjà son trou de poussière où il vivait pieds nus ! Voyez-moi ce finaud, qui attendait mine de rien à l’abri de son buisson… Et pour quoi faire ? Pour nous lâcher en douce, peut-être ? Repars donc dans tes terres maudites et puisse le soleil te rôtir, s’il ne faut qu’un peu de vent et une soirée sans feu pour te changer en vieux chiffon ! » Sa réserve d’indignation épuisée pour la journée, Vent-Debout abandonne enfin sa dernière victime. Il se prépare à son tour à s’enrouler dans sa couverture. Mais l’insulte a réveillé Œil-d’Or, si taciturne d’ordinaire. Il dresse soudain dans les ténèbres sa silhouette de colosse et vient pencher son crâne de bœuf au-dessus de Vent-Debout. Dans la tache noire du visage, un éclat pâle s’allume, puis un autre ; les yeux d’habitude en embuscade derrière les meurtrières des paupières s’ouvrent tout grands, ils saillent au point d’accrocher la lueur des rares étoiles, et fixent Vent-Debout comme deux bêtes étranges pointant à l’entrée de leurs cavernes. Le chef pillard s’est rétracté sous sa couverture, médusé par cette grimace, et pendant qu’il balbutie une excuse monte brusquement le gros rire d’Œil-d’Or.
Voilà bien longtemps qu’ils marchent vers le nord ; autour d’eux, la brûlure des sables a laissé place aux premiers givres. Les grandes dunes du sud sont loin désormais, chaque jour le soleil se lève un peu plus pâle, sur des horizons qui se dépeuplent. Le souffle torride du désert s’est mué en une dure bise, pleine d’épines de glace, dont la stridente plainte agace les dents. La grande barrière des banquises est loin encore, mais son influence s’étend déjà partout, dans le sol qui se fait craquant sous le pas, dans l’air envahi d’une buée piquante, dans la végétation rare qui se hérisse d’épines. Et chaque nouvelle aube trouve les pillards engourdis sous leurs couvertures transpercées de froid et raidies d’une fine pellicule de glace. A peine plus d’un an auparavant – quinze mois en fait, quinze mois tout juste – ils étaient tous dispersés, errants qui dans un des grands ports des Hommes, qui aux abords de ces bourgs qui vivotent, mi-conciles de marchands, mi-repaires de brigands, le long des pistes des côtes. Echappés de garnison, manœuvres sans emploi, pêcheurs sans prise et sans navire, tous promis à un avenir incertain, ils avaient croisé sur leur route Vent-Debout. Vent-Debout se disait officier. Il l’avait été peut-être. Il connaissait bien Morne-Noir, la grande place forte des côtes – mais davantage sa prison que ses cantonnements. Il se vantait d’avoir connu certaines des dernières batailles contre les Roms, quand les derniers reliquats de leur empire succombaient sous les coups des magiciennes Arkinoses, qui avaient depuis étendu leur emprise sur tous les territoires au-delà des terres des Hommes. Sur ce point, son imagination l’entraînait sûrement trop loin, vu que plus personne ne pouvait affirmer avoir vu un Rom vivant depuis une génération au moins. Mais comme il avait une aptitude naturelle au commandement, qu’il s’y connaissait en armes, et qu’ayant déjà tâté du pillage dans une bande qui avait longtemps écumé les côtes du nord, il en avait récolté certaines vieilles médailles frappées des emblèmes de l’empire défunt, son ascendant s’était imposé de lui-même. De bourg en port, patiemment, il s’était constitué sa propre bande. Triste bande en vérité, famélique et revêche, dure à la discipline et prompte à la contestation. Mais il ne lui en fallait guère plus. Car son intention n’était pas d’écumer à son tour les côtes ou les longues pistes du désert, déjà choisies comme terrains de chasse par des troupes bien organisées. Vent-Debout se savait incapable de lutter contre elles ; et pas davantage il n’espérait rançonner de ces grandes caravanes qui s’en viennent approvisionner les villes des côtes et s’étirent sur plusieurs lieues. Il visait plus loin, plus au nord, loin des terres chaudes ; vers les comptoirs des Troglodytes qui trafiquent au bord du monde ; vers les régions dépeuplées qui s’étirent le long des côtes des Mers Froides, pleines de légendes noires et de trésors possibles, là où les vieilles croyances plaçaient le cœur de l’antique empire
des Roms. Ni une, ni deux, avant qu’ils aient pu se reconnaître, Vent-Debout avait entraîné à sa suite ses complices improvisés. Le temps de se doter de vêtements chauds et de provisions, de constituer leur armement, de chercher vainement à voler des chevaux, et ils étaient partis, cheminant à pied le long des côtes. Vent-Debout avait tout de même dû batailler. L’idée n’avait guère plu, au premier abord. Et tout en cheminant, il lui fallait parfois argumenter pour maintenir la cohésion de ses troupes. Les régions côtières, entre les villes des Hommes, sont pour les pillards une assurance de vivre petitement, mais sûrement, entre deux attaques de villages de pêcheurs ou deux coups de main contre de petits convois de marchands. Le grand désert du Sud, c’est déjà autre chose : des étendues de dunes que le soleil martèle, que les vents écartèlent, ces vents auxquels les Nomades ont su donner des noms : Nuostabus et Stebetinas, Saukti, Dainininkas, Dusavimas, ou encore Karalius, le roi des vents, qui les entraîne et les résume tous ; et des oasis perdues comme des îles éloignées de toute terre… Seules s’y risquent les caravanes des Nomades, qui sont de vraies villes en mouvement, avec leurs sorciers, leurs éclaireurs, leurs gardes, leurs guerriers toujours en armes, et que les troupes les plus nombreuses hésitent à affronter. Mais quant au Nord, nul être doué de raison ne tournerait ses regards par là. Des dunes toujours plus basses et plus rêches qui s’étirent vers un horizon toujours plus inconsistant, des vents comme des griffes qui crient au long des nuits toujours plus longues – jusqu’à la grande barrière des banquises, que nul vivant ne peut se vanter d’avoir vue, qui s’étire au bord du monde, à la frontière de la nuit perpétuelle. Il n’y a guère que les Troglodytes, habitués à survivre dans les failles de leurs montagnes, et dont les petits navires descendent parfois les rivières pour se risquer jusque dans les Mers Froides, qui aient réussi à y implanter des comptoirs. On ne sait trop avec qui ils trafiquent : sans doute avec les Arkinoses, qui ne craignent rien, ni dans la vie, ni dans la mort, puisqu’elles renaissent toujours sous une forme nouvelle ; et sans doute aussi avec les Svejys, dont les îles ne sont pas si lointaines, et qui doivent écouler là-bas aussi bien le produit de leur pêche quand les grands ports des Hommes en sont repus, que le fruit de leurs rapines. Depuis combien de temps errent-ils ainsi ? Des semaines sans doute ; des mois peut-être. Comme personne n’a pris la peine de tenir le compte des jours, leur quête vers le nord a vite pris des dimensions d’éternité. S’ils ont trouvé sur leur route de petits bourgs de pêcheurs, ils n’ont guère pu en tirer autre chose qu’un surcroît de provisions, quelques maigres piécettes – pas même un cheval. Mais ces villages eux-mêmes se font de plus en plus rares, et ils cheminent toujours entre deux étendues qui les écrasent : à leur droite, le désert ; à leur gauche, la mer. De la mer viennent les coups de vent qui les forcent à faire relâche, pour une nuit ou une semaine, dans le premier creux capable de les abriter ; quant au désert, plus on avance vers le nord, et plus il se gonfle de vieilles légendes et de menaces inconnues. Il y a ces rêves qui torturent les voyageurs, toujours les mêmes, rêves de batailles jamais vécues et pourtant si présentes ; ces voix que semble porter le vent dans les instants frileux du réveil ; et surtout, les Whorps. Vent-Debout a beau se moquer des rêves et des voix, il est difficile de nier la présence des Whorps quand on croise leurs traces dans les sables. Et à considérer leurs empreintes triangulaires, qui furent déjà fatales à nombre de voyageurs, les apprentis pillards rêvent soudain de villes aux hautes murailles, de salles d’auberge remplies de monde à craquer, où des grillades tournent devant la cheminée ; ils se voient loin, bien loin de ces terres mornes et plus d’un s’est surpris à murmurer, brusquement dégrisé : « On ne sait pas tout ce qu’il y a dans ces vieux comptoirs… » Il y a plus grave : les vivres se font rares. Les réserves d’eau elles-mêmes diminuent. Il faut se faire économe. Plus d’une fois, quand la plaine se soulevait, que le sol devenait plus chaotique et que le petit groupe bivouaquait à l’abri de rochers, l’un ou l’autre pillard est allé gratter la glace sur les pierres pour étancher sa soif. Le plus simple, le plus tentant serait d’abandonner tout de suite pour rejoindre les terres de Morne-Noir ; de déclarer vain et sans intérêt ce pays de pierres et de vents, de se concerter pour faire discrètement demi-tour une nuit, en laissant Vent-Debout à ses rêves de guet-apens et de pillages. Mais Vent-Debout, en vieux briscard qu’il est, ne laisse aucun répit à ses comparses. Il s’y
entend pour relancer jour après jour un intérêt qui décline, trouver ces signes en apparence si inconsistants qui sauront, pour quelques heures, ranimer une foi vacillante. Et il faut bien reconnaître que ces signes sont bien présents, pour peu qu’on sache les reconnaître. Pistes longeant la côte et menant vers des comptoirs, où se décèlent des marques de passages récents ; épaves diverses, de la caisse de salaisons vidée de son contenu au tonnelet d’eau-de-vie qu’imprègne encore une odeur à vous tourner la tête, jetées sur une plage par la dernière marée et qui signalent la proximité de navires. Les routes ne manquent pas dans ces lointains désolés, autant sur terre qu’en mer ; et rien n’empêche de penser qu’on pourrait, en poursuivant toujours plus au nord, en restant toujours dans cette étroite bande de terre que les vents du large arasent et nettoient comme un vieil os, tomber sur des commerces de Troglodytes, sur un de ces petits convois qui se risquent jusqu’au bord des Mers Froides, voire même – pourquoi pas ? – surprendre un navire au mouillage… Justement, n’a-t-on pas deviné, la nuit dernière, une forme qui longeait la côte, manœuvrant en silence et toutes lumières éteintes, comme des gens qui ont quelque chose à cacher ? Et n’était-ce pas ce même navire déjà, voguant au plus près du rivage et presque à sec de toile, qui avait attiré l’attention deux soirs avant ? Bas sur l’eau, fuselé comme un lacertile et taillé pour les longues courses, il avait tout du bateau de Svejys revenant de maraude, chargé de butin, ou du chalutier de Troglodytes, venu troquer sa cargaison de peaux de Rorques. Sa discrétion même ne pouvait que le faire remarquer. Un bon parti, sûrement, et plus d’un pillard avait déjà rêvé, au long des heures silencieuses de cette errance vers le nord, à ce qui pouvait se cacher dans la cale de ce navire entrevu. Il semblait lui aussi à la recherche d’un comptoir, progressant prudemment le long de la côte, guère plus vite qu’un groupe de bons marcheurs si l’on tenait compte des bancs de sable et du tracé sinueux du rivage ; faisant relâche la nuit, sûrement ; peut-être une proie accessible en somme. Les Whorps eux-mêmes, au voisinage si inconfortable, sur lesquels courent tant de légendes à vous dresser les cheveux sur la tête ; ces Whorps qui suivent le petit groupe, dont on devine la présence derrière chaque buisson, chaque rocher, chaque ondulation du sol ; qui viennent chaque nuit un peu plus près, qui ont même emporté le chien de Gris-de-Fer, un vieux roquet à l’allure d’ours capable d’égorger un cheval, dont on n’a retrouvé que des poils ; ces Whorps qui hantent ces lointaines solitudes, ne sont-ils pas aussi, à leur manière, le signe d’un butin à prendre ? Car chacun sait, et les enfants eux-mêmes l’apprennent dans les contes de grand-mères, que les Whorps s’abritent dans les domaines souterrains autrefois creusés par les Roms. Et combien de trésors enfouis peuvent attendre patiemment dans ces cavités inexplorées ? Voilà pourquoi ils s’obstinent et trottinent encore vers le nord en suivant de loin le rivage, jour après jour, d’aube en crépuscule ; dans ces étendues d’où la vie reflue comme une marée d’équinoxe, où les seuls bruits vivants, cris de bêtes ou rumeurs de bourgs, s’étouffent toujours un peu plus sous la plainte des vents. Et quand l’horizon marin apparaît entre deux crêtes caillouteuses ou entre deux buissons, il révèle des profondeurs de métal moisi, mauvaises d’haleine et d’apparence, où pointent déjà les premiers icebergs.
Tous sont couchés, roulés dans leur couverture. Plusieurs se sont rapprochés frileusement ; et par habitude ou par superstition, ils se sont disposés en cercle autour du feu absent. Ils ne dormiront guère ; et Double-Jeu moins que les autres. Il a pris le début de la première veille, laissant Froid-de-Lame s’assoupir pour une heure. Il le devine assis en boule à trois pas, pelotonné sous son manteau et sous l’abri précaire d’un buisson d’épineux, les épaules creuses et le nez entre les genoux. Un ronflement inquiet monte par intermittence. Parfois, c’est un soupir bref, et la silhouette en pyramide s’agite sous son buisson, change un peu de forme, pendant que saille la pointe de la vieille épée que Froid-de-Lame garde toujours serrée lorsqu’il dort. D’autres bruits similaires, mais plus étouffés proviennent de la masse confuse des pillards. S’il ne faisait pas aussi noir, s’il n’y avait pas ces coulures de brume qui s’insinuent dans chaque creux et montent parfois en nuages, masquant les dernières étoiles, Double-Jeu
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