[Revue Averroès, revue spécialisée dans le monde arabe] L’année 2011 a été marquée par une succession de vagues révolutionnaires dans le monde arabe qui ont toutes surpris l’opinion publique internationale comme les spécialistes de la zone. Depuis le mois de février, la Syrie vit à son tour sa révolte populaire sans toutefois bénéficier autant de la couverture médiatique internationale qui a pu accompagner les mouvements en Tunisie ou en Égypte. Dotée d’une histoire et d’un peuple méconnus ou mal connus, la Syrie a pourtant été le théâtre au cours de ces deux derniers siècles d’événements majeurs tant au sein de ses frontières que dans tout le monde arabe. Cet article se propose alors de retracer les grands mouvements précurseurs, révolutionnaires et contestataires d’ordre politique, culturel, idéologique et social qui ont marqué le pays depuis le début du XIXème siècle et qui témoignent du dynamisme, de la richesse et de l’aspiration au changement d’une société qui l’exprime aujourd’hui pour partie dans les rues syriennes.
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Ces derniers mois ont vu se succéder des révolutions en Tunisie, en Égypte, en Libye
puis en Syrie qui ont à chaque fois surpris le monde occidental, y compris les experts de la
zone qui n’hésitaient pas à qualifier depuis de nombreuses années les sociétés arabes
d’immobiles, voire d’apathiques. Or, et tout en reconnaissant le caractère parfaitement
imprévisible des événements qui secouent le pays, la Syrie a toujours été le cadre d’une so
ciété dynamique et en ébullition tant sur les plans culturel et intellectuel que politique ou
social. Depuis l’époque des réformes politiques et administratives de l’Empire ottoman et
ede la nahdaau début du XIX siècle aux derniers événements de 2011, la Syrie a été le lieu
d’un enchaînement de périodes plus ou moins intenses et de révolutions littéraire, cultu
relle, linguistique, politique, nationaliste et sociale.
Notre propos consistera donc à identifier à chacune de ces phases les acteurs (lettrés,
journalistes, politiques, religieux, peuple, jeunesse) et le contenu idéologique, contesta
taire voire identitaire de leurs mouvements qui font de ce pays une société dynamique et
en perpétuel renouvellement.
Bien plus qu’une « renaissance » comme le terme de nahda invite souvent à le penser,
la révolution culturelle qui s’est illustrée au XIXesiècle en Égypte et dans le bilâd ach
châm (Syrie et Liban) témoigne d’un redressement et d’un réveil (de la racine ض ه ن qui
signifie « se redresser ») de la civilisation arabe.
Ce mouvement est dû en particulier aux missions étrangères protestantes et catho
eliques qui s’installèrent dès le XVIII siècle au Liban et au nord de la Syrie et favorisèrent
un renouveau intellectuel et littéraire dans toute la région. Ces missionnaires ont fondé
des écoles puis des universités et ont œuvré à l’instruction et l’alphabétisation des popula
tions. Il en résulta l’émergence d’une nouvelle élite intellectuelle formée à la langue et à la
littérature arabes qui s’assigna pour tâche de réactualiser le patrimoine littéraire ancien et
de faire connaître la littérature occidentale découverte par le biais de voyages en Europe.
Le contact brutal avec l’extérieur qu’incarnait l’Occident a provoqué chez les Arabes un
sentiment d’urgence qui a entraîné un engagement rapide dans la voie des réformes. Pris
entre la nécessité d’entrer dans la modernité – celle que proposait l’Occident ? – et l’idée
de restaurer un passé ancien et glorieux, les Arabes ont adopté une voie médiane parfois%
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difficile à tenir. Certains y voient l’avortement de la nahda.
La naissance d’écoles publiques (maktab) dans les capitales des provinces arabes de
l’Empire ottoman traduisit une révolution dans le domaine de l’instruction et un certain
1« cosmopolitisme de l’esprit » . L’identité des étudiants se complexifia et l’appartenance
religieuse perdit de son importance. Les lettrés et les jeunes bénéficiant d’un nouveau sys
tème éducatif, animés d’une volonté de réforme profonde de la culture arabe et de son ap
eprentissage n’étaientils pas les « facebookiens » du XIX siècle qui appelaient à une ré
volte transcendant les différentes confessions religieuses ?
eLe XIX siècle fut aussi le temps de nouveaux genres littéraires, à commencer par le ro
man. Cette montée de l’écriture romanesque prit au départ deux formes : le roman histo
rique dont le pionnier fut le Libanais Jurjy Zaydân et le roman à thèses. Le romancier pui
sait sa matière aux sources mêmes du patrimoine arabe et véhiculait dans ses écrits une
valeur identitaire en ce qu’il rappelait au lecteur arabe la fierté de son appartenance.
L’idéologie panarabe, qui fait prévaloir le rassemblement autour de l’arabité par opposi
tion au panislamisme (qui valorise l’unité de la communauté musulmane), y était égale
ment très présente. Cette littérature appelait à unir les Arabes pour lutter contre l’Empire
ottoman comme les Arabes mènent aujourd’hui leur révolte dans un rassemblement com
mun (que la presse qualifie de « Printemps arabe ») contre les régimes autoritaires. Au
eXIX siècle, le mouvement littéraire prenait ainsi la forme d’un nationalisme culturel,
d’une révolution contre les tentatives panislamiques de l’Empire ottoman qui se poursui
virent jusqu’à la Première guerre mondiale, avec le soutien de l’Allemagne.
eÀ côté de ce roman historique, s’est développé à la fin du XIX siècle le roman à thèse
qui consistait à proposer une thèse idéologique capable de remédier aux problèmes de la
société et dont le Syrien Francis AlMarrâsh (1835–1873) est considéré comme un précur
seur.
Dans cette nouvelle écriture, la langue arabe devint de plus en plus accessible au
peuple, dans un souci de démocratisation de la littérature même si ce n’est qu’au début du
eXX siècle qu’on utilisa le dialecte dans l’écriture romanesque.
Outre la révolution littéraire, l’époque de la nahda vit un essor considérable de la
presse. Dès le XIXe siècle, la presse assura à l’écrivain une large diffusion de ses écrits pu
bliés sous forme de feuilletons. À l’époque du mandat français sur la Syrie (19201946), la
presse devint même la tribune de plumes militantes, notamment des exilés politiques de
retour dans le pays à la fin des années 1920. Ce fut le cas par exemple de Lutfî alHaffâr
qui appelait à l’unité et à l’indépendance de la Syrie.
Une même aspiration des peuples à la liberté d’expression semble aujourd’hui animer
les manifestants de la « rue arabe ». Néanmoins, les moyens traditionnels de véhiculer ces
aspirations tels qu’ils sont apparus au XIXe siècle – notamment avec le rôle majeur de la
presse – sont aujourd’hui davantage contraints par un pouvoir autoritaire qui impose la
censure. Ce sont ainsi Facebook et Twitter qui jouent le rôle de relais de l’information,
remplaçant les revues d’informations d’autrefois.
De cette observation il en découle une différence tout aussi fondamentale à noter : la
différence des acteurs qui ont mené ces révoltes. À l’époque de la nahda, la presse et la lit
1 Randi Deguilhem , « Damas au XIXe siècle, un cosmopolitisme de l’esprit ? Les nouvelles écoles laïques de
l’état ottoman », Cahiers de la Méditerranée, n°67, 2003, mis en ligne le 25 juillet 2005.)
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térature étaient les outils d’une élite intellectuelle qui semblait avoir préparé la révolution
culturelle et l’avoir mûrie. À la différence des révoltes arabes de 2011 qui sont le résultat
d’initiatives spontanées et se traduisent par un soulèvement de masse hétéroclite et désor
ganisé. Estce à dire que les révolutions arabes ont eu lieu sans le concours des intellec
tuels ? Ils ne sont en tout cas pas les visages de ce « printemps arabe » ; c’est par exemple
la figure d’Hamza b. Khalit, jeune adolescent de 13 ans torturé à mort à Deraa, qui est au
jourd’hui le symbole de la révolution syrienne. Cette redéfinition des acteurs de la révolu
tion est un phénomène directement hérité d’Internet ou plus généralement des moyens de
communication qui se font désormais le relais de ces mouvements à l’extérieur des fron
tières nationales et arabes.
Doté d’une visibilité internationale, le mouvement de contestation né en Syrie en 2011
n’est toutefois pas sans précédent dans sa nature.
eTrois épisodes majeurs de l’histoire syrienne illustrent au XX siècle la révolution anti
impérialiste et révèlent le caractère précurseur de la société syrienne dans les domaines
politique, idéologique et nationaliste : le Congrès arabe de 1913 tout d’abord qui se tint à
Paris ; le ralliement de personnalités nationalistes syriennes à la révolte arabe ensuite lan
cée par le chérif Hussein de la Mecque en 1916 ; la révolte antifrançaise enfin menée par
les Druzes en 1925, au temps du mandat français.
Adressé tant à l’Empire ottoman qu’aux puissances européennes, le Congrès arabe de
Paris puisait sa force parmi ses membres majoritaires que furent les Syriens, exilés poli
tiques ou émigrés de la première heure vers Paris après la suspension de la Constitution
de 1876 par le sultan Abdülhamid II. Les milieux intellectuels arabes exprimèrent à cette
occasion leur opposition au centralisme brutal fraîchement imposé par les JeunesTurcs.
À dessein de rétablir l’intégrité et l’unité de l’Empire, ces derniers souhaitaient favoriser
une politique de centralisation et d’uniformisation visant la disparition des millets et des
différents groupes identitaires et confessionnels qui faisaient la richesse des provinces
arabes. En réponse s’étaient créés des comités autonomistes arabes dont les diverses ten
dances étaient représentées lors du Congrès : des partis réformistes tels le parti de la
décentralisation ottomane fondé au Caire en 1913 et revendiquant pour la Syrie des
formes décentralisatrices proches de l’autonomie et des groupements plus radicaux tels
AlFatât, société secrète fond