La Cité européenne - article ; n°1 ; vol.1, pg 101-126
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Description

Critique internationale - Année 1998 - Volume 1 - Numéro 1 - Pages 101-126
Dans l'Union européenne, le déficit démocratique, s'il en est, résulte des mécanismes par lesquels les dirigeants ont à répondre de leurs actes : le plus important n'est pas tant le choix de ceux qui se verront confier la gestion des affaires publiques que les modalités de leur responsabilité et leur remplacement si nécessaire, selon certaines règles du jeu. Nous devons comprendre l'expérience européenne moins comme un projet que comme un processus basé sur une conversation civique impliquant les citoyens. Le caractère civil de l'association politique européenne doit être souligné et un accent trop fort mis sur le rôle du leadership politique doit être évité. Les enquêtes menées sur ce sujet démontrent que des affinités électives existent entre ces vues et les sentiments des opinions publiques européennes. Le temps est venu de faire passer les citoyens au premier rang, devant les manœuvres politiciennes, l'activisme des médias et des partis, et les machines électorales.
26 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1998
Nombre de lectures 23
Langue Français

Extrait

D’ailleurs
La Cité européenne
parVíctor Pérez-Díaz
après le succès de l’Acte unique, les dirigeants européens se sont trouvés en quelque sorte propulsés d’un seul élan jusqu’à Maastricht. Mais alors les référendums danois et français les refroidirent un peu : l’opinion avait manifestement du mal à suivre le rythme. Puis il fallut encore ralentir le mouvement à cause des difficultés économiques et de la laborieuse digestion de la réunification allemande, et le traité d’Amsterdam n’ajouta que quelques touches à l’édifice. Pour-tant, nous voici une fois encore dans une phase ascendante, puisque onze pays ont rempli les conditions nécessaires à l’entrée en Euroland. Alors, plutôt que de nous précipiter tête baissée vers la prochaine erreur, mettons à profit ce moment pour réflé-chir et tirer les leçons du passé. L’arrêt du processus n’est plus à craindre. Dans les années qui viennent, la mon-naie unique va dominer de plus en plus le paysage. L’impact quotidien de ce sym-bole sur chaque Européen sera irrésistible, d’autant plus que nombre de symboles nationaux s’estompent ou se voient contestés. Tous les débats nationaux de politique économique et sociale auront l’Europe comme cadre de référence. Les politiques bud-gétaires seront mesurées à l’aune des critères du pacte de stabilité. Les règles du jeu de la concurrence, la protection de l’hygiène et de la sécurité au travail, les normes de consommation et de protection de l’environnement seront européennes. Même les initiatives en matière de défense et de politique étrangère des États seront régu-lièrement débattues dans les forums européens. En même temps, l’ordre du jour de
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l’Europe sera dominé par deux grands problèmes interdépendants : l’élargissement à l’Est et la révision des politiques agricoles et structurelles. Tout cela aura néces-sairement des retombées sur la vie politique de chaque pays. Ainsi la population s’habituera à une conversation complexe dans laquelle les ques-tions européennes et intérieures seront inextricablement entrelacées. Elle prendra aussi l’habitude de voir ses élus se rendre fréquemment dans les capitales de l’Europe, Bruxelles, Strasbourg ou Francfort, pour soutenir un projet, présenter une demande, formuler des revendications, bref pour prendre part à cette conversation ; et elle les jugera selon ce qu’ils y feront. Il ne s’agit plus de quelques rituels et cérémonies annuelles. Ce sera, c’est déjà un événement permanent qui, couplé à l’omnipré-sence de la nouvelle monnaie, transformera l’idée que se fait spontanément chacun sur les lieux du pouvoir, la manière dont la politique se conduit, le moyen de rendre les dirigeants politiques responsables de leurs actes, les communautés politiques d’appartenance. Le processus est irréversible. Il n’y a qu’une direction possible : en avant. La question n’est donc plus de savoir si la population sera impliquée, car elle le sera, mais comment: comme une communauté de citoyens en éveil, résolus et capables de dis-cernement ou comme une masse à demi-informée, hésitante et aisément manipulable. La formation de l’Union européenne peut être (mal) comprise comme une progression vers un but précis, définie par une grande stratégie et périodiquement avalisée par les électeurs (Pérez-Díaz, 1998 : 236). Ce conte peut prendre deux formes, chacune comportant deux épisodes : les dirigeants se mettent d’accord entre eux, pour ensuite conduire les citoyens ; ou alors les grandes nations (c’est-à-dire les dirigeants alle-mand et français) se mettent d’accord entre elles, pour ensuite mener les pays plus petits. Comme s’il existait des pactes implicites de représentation politique entre diri-geants et citoyens, ou entre pays « centraux » et « périphériques ». De tels récits sont trompeurs : ces pactes n’existent pas. Ils appartiennent à un imaginaire qui, remar-quons-le, contredit la raison d’être même du processus européen. Car, dans une société civile et libre (telle que se la représentent la plupart des Européens lors-qu’ils pensent à cette association politique qu’est l’Europe), les citoyens ne suivent pas des chefs et les petits pays ne suivent pas les grands. Au moins en principe, les citoyens ne sont pas là pour élire leurs dirigeants et pour ensuite se laisser mener. Ils sont les maîtres. À ce titre, ils désignent les servi-teurs politiques et les fonctionnaires qui géreront les affaires publiques, ils les tien-nent pour comptables de leur gestion et en changent le cas échéant, en suivant cer-taines règles du jeu – lesquelles, soit dit en passant, ne disposent en aucun cas que ces serviteurs soient au-dessus des lois. C’est cela la démocratie libérale et c’est cela que font les citoyens lorsque les institutions fonctionnent convenablement ; faute de quoi la qualité de la vie démocratique laisserait à désirer. Ces considérations
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s’appliquent àtouteassociation politique, qu’elle soit locale, nationale ou suprana-tionale : dans le cas de l’Union européenne comme dans les autres, la question du « déficit démocratique » n’est donc pas celle de la meilleure manière d’élire les diri-geants, mais celle des mécanismes propres à les rendre réellement responsables. Dans cet essai, je pars de l’idée que la responsabilité politique appliquée aux diri-geants européens s’évalue dans le cadre de ce qu’en attend la population. Cela me conduit, dans une première partie, à proposer une interprétation de la conception de l’intégration européenne chez les citoyens, du rôle des États dans ce processus et de la nature de l’association politique qui en découle. Dans un second temps, je cherche à éclairer les événements les plus récents par les considérations qui précèdent et j’en déduis une redéfinition du dirigeant politique et de sa fonction ; j’examine ensuite les résultats d’une enquête qui, selon moi, font apparaître une sorte d’« affinité élective » entre le processus européen tel que je le perçois et les sentiments de l’opinion. Cela me conduira à conclure qu’il faut privilégier les citoyens sur l’ingénierie poli-tique, sur les jeux médiatiques et électoraux et sur l’activité des partis.
I
La formation de l’Europe et la gestion de la diversité Comme bien d’autres entreprises humaines, individuelles ou collectives, ce qu’on appelle la « construction européenne » est plus un voyage qu’une destination. Le terme même de « construction » est d’ailleurs trompeur car il implique un plan préconçu, dont on perçoit l’inexistence sitôt qu’on se met à en discuter1. En fait ce plan (ou ce projet) a une étrange qualité : il n’existe que comme allusion, généralement indi-recte et chargée d’une émotion à la fois forte et imprécise. De l’émotion, certes, il y en a et il y en a toujours eu autour de la « construc-tion européenne » même si, du moins sous sa forme la plus intense, elle tenait moins du rêve d’avenir que du cauchemar traumatique : s’il y a eu dès le début une volonté passionnée, c’était bien celle d’échapper au passé. Mais cette volonté, à laquelle le paysage dévasté de l’après-guerre ajoutait un double sentiment d’urgence et d’opportunité, ne pouvait s’exprimer que dans le langage politique dont les hommes d’État européens disposaient à l’époque, celui du volontarisme et de l’intervention de l’État. Et c’est ainsi que se développa un discours grandiose du « projet historique ». Rien n’oblige à s’y laisser prendre.
1. Selon Philippe De Schoutheete, à un moment donné les Européens sont arrivés à la conclusion que « toute évocation des buts et des finalités entraînait les partenaires dans des débats insolubles et inutiles. Elle conduisait à l’étalage de pro-fondes divergences sans profit pour personne et sans progrès pour l’Europe » (1997 : 150).
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Existe-t-on sans « projet de vie » ? Un traumatisme grave peut jeter un individu dans une telle confusion qu’il en perde le sentiment de la continuité de sa vie, et même de son identité. Mais en général on s’étonnerait de voir un homme de quarante ans se lancer dans une recherche de sa propre identité comme s’il oubliait, précisément, qu’il vit depuis quarante ans. Il s’est marié, il a eu des enfants, un emploi, il a connu de longs voyages aux royaumes de l’ennui et du plaisir, et toutes ces expériences ont fait de lui ce qu’il est, l’ont « défini ». Quand bien même il aurait vécu au jour le jour sans guère s’inquiéter d’une vision d’ensemble, faudrait-il pour autant considérer qu’il n’a pas d’identité, voire qu’il n’a tout simplement pas existé, parce qu’il n’a jamais eu une idée claire de lui-même ? Le discours sur le besoin qu’aurait l’Europe d’un projet historique me paraît tout aussi absurde. Nul doute qu’avoir un projet, cela peut servir ; peut-être même plu-sieurs, on ne sait jamais. Mais en réalité le besoin impérieux de projet global carac-térise surtout certaines professions : intellectuels, politiciens, futurologues, journa-listes et autres, dont les projets sont le gagne-pain (comme pour les cordonniers les chaussures et, pour les agriculteurs, le blé et les subventions). L’Union européenne a déjà quarante ans : c’est un fait (si l’on admet qu’elle est restée elle-même à tra-vers tous ses avatars). Et pourtant elle nourrit encore des doutes sur sa destination finale et erre à la recherche d’un nébuleux « projet », alors qu’elle a accumulé une riche expérience, intense et profondément gratifiante, qui fait sens même si ce sens ne peut se réduire à une « signification », une idée claire d’elle-même. Elle n’en a peut-être nul besoin, contrairement à la phrase assez étrange de Giscard d’Estaing : « L’Europe a besoin de retrouver aujourd’hui une pensée » (De Schoutheete 1997 : 155). Ce qu’il lui faut (outre « trouver » non pas une mais plusieurs pensées), c’est comprendre enfin que son expérience quotidienne est un processus bien plus riche et complexe qu’« une pensée ».
Deux gestions de la diversité L’un des traits essentiels de cette Europe est la persistance de la diversité des éléments qui la composent, les États-nations, et cette particularité la distingue clairement des États-Unis. Les trajectoires politiques très différentes des deux ensembles s’éclai-rent en grande partie par leur gestion de la diversité (Walzer 1992 : 8-19). Les États-Unis se sont développés, au début, à partir de peuples d’une souche commune, qui ont apporté dans le nouveau pays leur langue anglaise et leur « âme » anglaise : les lois et institutions anglo-saxonnes et les configurations morales qui les sous-tendent. Les immigrants libres (laissons de côté pour l’instant les esclaves) arrivés par la suite étaient pour la plupart, jusqu’assez récemment, européens. Ils accep-tèrent le défi de s’adapter à leur nouveau monde. Ils gardèrent naturellement une partie de leurs coutumes, ce qui modifia assez sensiblement la vie politique et le paysage
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religieux ; mais, pour l’essentiel, ils s’accommodèrent des grands fondements de la société qu’ils trouvaient à leur arrivée : la Constitution, lacommon law, l’économie de marché, la mobilité géographique et sociale, et l’anglais comme langue com-mune. Et ils étaient fiers de voir leurs enfants suivre ces règles du jeu. C’est ainsi que l’Amérique est devenue une communauté nationale et citoyenne. En tant que telle, elle accepta le défi permanent d’avoir à faire place à des commu-nautés ethniques et nationales toujours plus diverses. Mais ces migrants venaient un par un ou famille par famille, se déplaçaient librement à travers le pays et créaient des villes et des États mixtes, en sorte qu’aucun groupe n’était en mesure de déter-miner le caractère du gouvernement local : aucun ne prenait le contrôle d’un terri-toire donné et de sa population. Nombre d’Américains sont ainsi devenus des « Amé-ricains à trait d’union » qui tiennent à exprimer leur double identité :Irish-American, Italian-American, Chinese-American(Walzer 1992 : 9-10). Leur patriotisme améri-cain est un mélange complexe d’engagement vis-à-vis des fondements des États-Unis (les règles du jeu citoyen, les symboles qui leur sont associés) et d’attachement à leurs identités plus particulières. Il en va tout autrement de l’Europe. Là, les États-nations du XIXesiècle ont pro-gressivement émergé d’une histoire toute différente. Ils sont le résultat de processus multiséculaires, désordonnés et contingents par lesquels certains pouvoirs se sont trouvés associés à diverses communautés. Ces associations ont subi tous les aléas de la guerre et de la diplomatie, puis les marchés, les bureaucraties, les écoles et les divers systèmes d’endoctrinement de masse ont contribué à leur donner leur forme (Oake-shott 1990 : 188). Finalement émergèrent des quasi-nations, suffisamment stables et homogènes pour avoir l’air de réalités : des masses de gens convaincus de partager un territoire, des intérêts « vitaux » et des traditions « enracinées ». Il est vrai que le tableau ne fut jamais réellement achevé et que chaque État avait ses minorités ou ses régions historiques qui ne s’y sentaient pas tout à fait chez elles. Mais, dans l’ensemble, plus ou moins tôt dans le XIXela plupart des États européens paraissent s’êtresiècle, convenablement approchés de la nation dont rêvaient les nationalistes. Dans ces conditions, les Européens qui changeaient de pays tout en restant en Europe accomplissaient un acte complètement différent de celui qui consistait à émigrer en Amérique. Pour eux, changer de pays c’était vouloir devenir membres d’une communauté nationale ou quasi nationale déjà établie, et s’y assimiler. Et d’ailleurs, l’épreuve cruciale de leur nouvelle nationalité n’était pas de prononcer un engagement et d’être acceptés comme partenaires d’une communauté de citoyens, mais de participer aux guerres de cette nation contre les autres : la preuve suprême d’appartenance était la mort sur le champ de bataille. Ainsi les Européens ont pris l’habitude de penser que l’appartenance à une com-munauté politique est de l’ordre du sentiment primordial (ou presque) et qu’elle est liée au souvenir de sujets collectifs de honte ou de fierté et à celui des fortunes
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diverses de la communauté nationale. Naguère encore, le libéralisme n’avait qu’à peine tempéré ces façons de voir ; et lorsque, à la suite des désastres de la première moi-tié de ce siècle, les Européens se sont mis réellement en devoir de s’en débarrasser, il est resté des souvenirs extrêmement forts qui ne pouvaient être complètement effa-cés, précisément parce qu’ils étaient intimement liés à la conception que les États-nations avaient d’eux-mêmes, y compris à l’heure de la réconciliation. En fait, l’éla-boration d’une union européenne n’est pas et n’a jamais été une entreprise d’oubli des nations d’origine mais une tentative de les redéfinir de façon à retrouver l’estime de soinationale, presque perdue dans le cours de la guerre. C’est ce processus qui a permis à nombre d’Allemands, d’Italiens, de Français, de Belges et autres de retrou-ver, après de longues souffrances (la guerre elle-même, l’humiliante défaite parfois, des guerres civiles qui n’ont pas dit leur nom, des collaborations honteuses avec l’envahisseur, et trop souvent le refus de voir la vérité en face), le sentiment d’appartenir à une nation respectable. Les Allemands, en particulier, ne pouvaient attendre la moindre rédemption d’un dessein de grandeur nationale, fût-ce dans une version rénovée. Le mot même de nation, pollué par les nazis, était, immédiatement après la guerre, « politiquement incor-rect » (Kaufmann 1998 : 90). Mais ils pouvaient adhérer, pour commencer, au but plus modeste de la survie (nationale), de la cohésion malgré tout, et de la reconstruction du pays à force de travail, de modestie et d’endurance ; « l’Europe » leur offrit en plus la possibilité de s’affirmer comme partenaires d’une entreprise de coopération, d’y jouer leur rôle et de parvenir à l’égalité de rang avec les autres nations.
L’Europe comme association politique Les États-nations européens se sont donc engagés dans une série de traités et d’accords en vue de résoudre des problèmes pratiques et de « vivre ensemble » selon certaines règles. Tous semblent avoir eu l’intention, dès le début, de rester eux-mêmes, même si l’on ne pouvait préjuger de l’effet de cette vie commune sur les iden-tités initiales, dès lors qu’était lancé un jeu dont rien ne permettait d’envisager la fin.
« Association civile » et « association d’entreprise » La communauté de vie produit, selon Michael Oakeshott, deux idéaux-types d’association : l’association civile et l’association d’entreprise (Oakeshott 1990 : 108sq.; 114sq.). Dans la première, les membres se mettent d’accord pour se plier à des règles abstraites communes, qui définissent les conditions formelles auxquelles il leur faut souscrire pour poursuivre leurs différents objectifs particuliers. Dans la seconde, les partenaires se réunissent pour poursuivre un ou plusieurs objectifs com-muns et ils s’accordent pour se soumettre à leurs dirigeants qui ont reçu mandat (ou parfois se le sont arrogé) de préciser ces objectifs et de déterminer les meilleurs
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moyens de les atteindre. La nature de ces deux associations étant très différente, il en est de même de celle de l’autorité et de ce que l’on attend d’elle dans l’un et l’autre cas. Le principal rôle d’une autorité « civile » est d’appliquer les règles ; celui d’une autorité « d’entreprise » consiste à décider des actions qui devront être soutenues par le peuple par le moyen de l’impôt, l’usage de la force ou la pression morale. Il ne faut pas s’attendre à ce que la réalité empirique se conforme à l’un de ces deux types ; en général ils sont présents l’un et l’autre à des doses variables. Le pro-cessus européen est un bon exemple d’un tel mélange, car il s’est développé comme si l’objectif des États membres était à la fois de créer un cadre commun de règles et de résoudre ensemble problèmes communs et conflits d’intérêts. Toutefois on peut avancer qu’à long terme, c’est l’association civile qui tend à l’emporter, en dépit de certaines apparences contraires. Ce qu’on entend dire de la communauté européenne fait le plus souvent penser à un roman ou à un film avec des héros qui relèvent des défis, ont des visions d’ave-nir, réussissent ou non à gagner les sympathies, agissent toujours l’œil fixé sur l’objectif à atteindre. Pourtant, on serait plus près de la réalité avec une fresque à la Tolstoï, un immense scénario dans lequel se déploieraient des milliers, des millions d’aventures particulières. Il est vrai que le processus a commencé comme une his-toire linéaire pointant vers un objectif : protéger la paix, à la fois par la réconcilia-tion des vieux ennemis et par la défense contre un envahisseur potentiel. Mais ce cadre général fut ensuite rempli par le fourmillement des marchés et par des échanges sociaux et culturels potentiellement infinis. Et ce dont ces échanges avaient besoin pour se produire, c’était un espace commun de droit. Nous assistons donc à l’émergence d’une « association civile » prospérant sous la protection des deux déessesJustitiaetPax. C’est un ordre de liberté. Il fournit le cadre institutionnel dans lequel les individus évoluent, suivent leurs préférences et s’engagent dans toutes sortes d’échanges mutuellement avantageux. Les accords sur le marché commun, la mobilité des capitaux, des biens, des services et de la main-d’œuvre, la monnaie unique n’en sont que des manifestations. L’impulsion donnée à un espace commun de justice, de sécurité intérieure et de police découle des mêmes prémisses. C’est seulement sur cet arrière-plan d’une expérience commune fondamentale que s’est développée l’autre dimension associative, celle d’une « association d’entreprise » : les États s’assemblent en vue de poursuivre certains objectifs com-muns en observant des procédures précises et, au besoin, en faisant jouer pleinement leur puissance et leurs influences réciproques. On assiste ainsi au déploiement progressif d’une série de compromis de diffé-rentes sortes. Certains, comme le « compromis de Luxembourg », précisent les limites de toute communauté d’objectifs lorsque les « intérêts vitaux » d’un État sont en jeu. D’autres sont plus obliques. Il existe ainsi des pactes implicites ou explicites
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qui reflètent un compromis entre les intérêts contradictoires de plusieurs nations. C’est le cas des dispositions qui assurent une influence disproportionnée aux petits États, comme garantie contre toute prétention hégémonique des plus grands (De Schoutheete 1998 : 28sqencore des politiques agricoles décidées à la demande.) ; ou pressante des Français, ou des fonds structurels qui ont accompagné l’entrée des pays d’Europe du Sud dans les années quatre-vingt (ibid.: 59-65). Une fois que ces mar-chandages ont abouti à un compromis et commencent à s’appliquer, ils sont peu à peu acceptés et « légitimés » comme s’ils avaient été conçus dès le début comme néces-saires à un objectif commun, par exemple celui de la « solidarité » européenne. Il paraît cohérent avec la nature mixte de cette association que les autorités européennes se soient développées selon un modèle qui ne ressemble guère à celui des États membres. L’association Europe n’a rien de la cohérence (apparente) que présente généralement un État, avec en son centre sa « trinité unitaire » faite d’un Exécutif, d’un Parlement et d’une Cour suprême. On a plutôt affaire à une sorte de réseau de lieux de pouvoir (Keohane et Hoffmann 1991 : 13sq.) : Conseil, Parlement, Commission, Cour de Justice, agences indépendantes telles que l’Institut moné-taire européen, à quoi s’ajoute encore tout un tissu de comités, chacun connecté aux autres de mille façons. De sorte que le fonctionnement du « système » (quel que soit le sens qu’on donne à ce terme : communications, prise de décision, mécanismes d’ap-plication) exige une injection massive et permanente de bonne volonté et d’ingéniosité.
Une communauté de citoyens en formation Ce tableau évoque un curieuxmodus operandi: un débat permanent, un incessant échange de notes, résumés, projets et avant-projets, morceaux philosophiques moti-vant les décisions, marchandages tatillons sur les ordres du jour et les dates-butoirs, bref un flux ininterrompu de communications en tous sens. Rien à voir avec un processus décisionnel clair suivi d’une application programmée. On a plutôt l’im-pression d’une sorte de conversation, fréquemment interrompue par d’innombrables décisions plus ou moins précises, puis reprise par une myriade de voix. S’il en est ainsi, ce qui se passe à l’intérieur des organes politiques européens et de leurs machines administratives reflète ce qui se passe en Europe en général. Car l’expérience européenne évolue depuis plusieurs générations dans le sens d’une extraordinaire intensification des échanges, des références croisées et des actions de coordination. Les Européens, en tant que voyageurs, entrepreneurs, travailleurs, migrants, etc., sont de plus en plus occupés à lire, à observer, à imiter (ou à refuser d’imiter) d’autres Européens, à les influencer ou à commercer avec eux. Toutes occupations qui se ramènent à un trait commun fondamental : converser, et par là se familiariser les uns avec les autres. La nature de cette conversation nous renseigne sur celle de la communauté sociale et morale en formation et sur le type de solidarité sur laquelle celle-ci se fonde.
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On y trouve très peu de cette sorte de solidarité qu’Émile Durkheim appelait « méca-nique », fondée sur des valeurs et des traditions communes, sur l’allégeance à un même pouvoir politique ou sur le sentiment d’être ensemble, puisque le fonds culturel et la mémoire des Européens se caractérisent par leur diversité même et ne peuvent pas être, ne seront jamais, réduits à un credo commun ou à un récit commun « politi-quement correct ». En revanche, il se forme une quantité croissante de « solidarité relationnelle » fondée sur les échanges fréquents et mutuellement avantageux, laquelle ne peut que s’accompagner d’interaction symbolique. L’obstacle sur lequel butte le plein développement de cette conversation est, bien sûr, d’abord linguistique. Sans langue commune, une conversation est forcé-ment limitée, et de fait elle l’est longtemps restée. À l’époque pré-industrielle, explique Ernest Gellner (Gellner 1983 : 9sq.), une élite pan-européenne stratifiée horizontalement, mais partageant une même langue, dominait un monde fait de communautés isolées de producteurs agricoles, chacune capable de communiquer uniquement avec son élite locale, mais pas avec ses semblables. Les élites avaient une lingua franca, latin ou français, qui leur donnait accès à une vie « cosmopolite » ; les masses vaquaient à leurs occupations en langues vernaculaires. Aujourd’hui les masses européennes se rapprochent chaque heure davantage de la maîtrise d’une langue commune qui leur permet de communiquer horizontale-ment quelle que soit leur origine : l’anglais, devenulingua francadu commerce et des voyages dans toute la région. Mais ce processus se heurte à la forte résistance de certaines élites nationales, qui prétendent tenir tête à « l’invasion anglo-saxonne » alors qu’en réalité elles cherchent à entraver une conversation généralisée par-des-sus les frontières entre pays et couches sociales, et feignent d’ignorer que les masses ne sont plus très loin d’y avoir pleinement accès. Elles paraissent rêver d’une ver-sion mise à jour de l’Europe médiévale : en haut, des élites hautement qualifiées, à l’aise dans deux ou trois langues, conversant entre elles et vouées à la tâche sérieuse de conduire ou de régir (ou faut-il dire « de régner » ?) ; au milieu, une bonne couche de traducteurs et d’intermédiaires culturels (les traducteurs représentent aujourd’hui le tiers du personnel de la Commission européenne, De Schoutheete 1997 : 42), de journalistes, d’intellectuels, d’hommes politiques et de fonctionnaires de rang moyen, jouant un rôle respecté mais de second ordre dans la « haute conver-sation » et expliquant les choses au reste de la population ; en bas, les masses, beso-gnant en langues locales. Ce « projet » (implicite, lui !) à trois étages exhume d’un lointain passé les trois ordres des guerriers, clercs et paysans, avec les masses européennes dans le rôle de ces derniers. Il a fort peu de chances d’aboutir tant il va à l’encontre du mouvement général vers un ordre de liberté et la communication tous azimuts qui l’accompagne nécessairement. Le courant à long terme, en profondeur, est clair : commerce et voyages, connaissance de l’anglais, niveaux d’éducation, mobilité des travailleurs et
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des capitaux, débat et participation démocratiques, curiosité intellectuelle et échanges scientifiques, liaisons Internet, tous ces éléments vont se multiplier et briseront les obstacles qui s’opposent aux communications horizontales et que les tenants d’un « néo-Moyen-Âge » tentent de maintenir.
L’épreuve de la politique étrangère Tout ce qu’on vient de dire sur l’association européenne, ses autorités et sa base rend compte aussi des énormes difficultés qu’elle éprouve à définir et à pratiquer collec-tivement une politique étrangère résolue. Je ne m’étendrai pas sur le sujet ; remar-quons simplement ici qu’on imagine mal dans quelle situation l’ensemble de l’opi-nion européenne serait disposée à financer et à soutenir les actions de défense nécessaires à une présence affirmée dans le monde, et à en payer le prix en vies humaines. Or ce n’est pas la capacité ou la volonté des États membres mais, en der-nière instance, celle des populations qui définit les limites, les objectifs éventuels et le contenu de la politique étrangère et de défense conduite par l’Union européenne (je dis bien conduite, et non simplement proclamée). Il est de fait que l’Europe n’a pu tenir en échec la menace soviétique que dans le cadre de l’Alliance atlantique, alors même qu’elle se trouvait en première ligne. Aujourd’hui, confrontée aux conflits locaux de son environnement immédiat, elle n’y fait face qu’à grand peine, et encore en partenariat avec les États-Unis (pour ne pas dire sous leur houlette) dès que sonne l’heure de l’action. Les leçons en sont claires, du moins pour qui ne veut pas se laisser abuser par les beaux discours : à moins d’un revirement prodigieux dans l’opinion européenne, celle-ci restera attachée au main-tien d’une relation très forte avec les États-Unis en matière de politique étrangère et de sécurité, plus ou moins étroitement associée aux institutions de l’Alliance atlantique. Celle-ci sera de plus en plus considérée non comme un dispositif tem-poraire destiné à disparaître avec les circonstances exceptionnelles qui lui ont donné naissance, mais comme un trait normal du monde contemporain, lequel a de beaux jours devant lui. Il reste place néanmoins pour une véritable politique étrangère, mais d’une espèce différente. C’est ce que Peter Ludlow devait avoir à l’esprit en parlant d’un « espace civil » tout autour de l’Europe et, pour commencer, à l’Est et au Sud (Ludlow 1998 : 22). S’il existe un « intérêt vital » partagé par tous les Européens, c’est bien la conso-lidation d’un tel espace civil, peut-être comme étape vers la formation d’une société civile internationale. Au moins pour l’instant, nous avons besoin de voisins fiables pour vivre avec eux en paix, commercer et converser avec eux, recevoir leurs pro-duits et, dans des limites raisonnables, leurs émigrants. À cette fin, il est de notre inté-rêt que les institutions fondamentales du gouvernement représentatif, de la vie poli-tique libérale, de l’économie de marché et de la tolérance culturelle se répandent tout autour de nous. Et cela, la plupart des Européens devraient le comprendre même
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si, volontiers chicaniers, ils se trouvent en désaccord lorsqu’il faudra définir leurs « frontières », ce qui posera des problèmes de sécurité, d’intérêts économiques, de morale et d’identité. Car, même si ce modèle de société civile ou civilisée a une force d’expansion qui lui est propre, celle-ci a clairement besoin d’être renforcée.
II
Sept leçons des trois dernières années Le moment actuel est marqué par le succès des onze pays européens prêts à entrer dans l’euro. Mais l’important n’est pas tant le but ainsi atteint que la façon dont ils ont dû progresser pour y parvenir, le vécu concret du chemin parcouru dans les deux ou trois dernières années. Cette expérience a été extrêmement formatrice pour les gouvernements, les hommes politiques et les citoyens. Premièrement, les gouvernements ont agi d’une façon convergente, presque coordonnée, attentifs aux signaux et aux messages réciproques (par exemple ceux de l’Espagne et de l’Italie en début de partie, à l’été 1996, selon lesquels il ne serait pas souhaitable de retarder leur entrée dans l’euro). Ils semblent avoir ainsi trouvé un moyen de dépasser le fameux dilemme entre supranationalité et coordination inter-gouvernementale. Dans les termes de Peter Ludlow (1998 : 2), ils les ont « récon-ciliées ». Deuxièmement, les gouvernants se sont dans l’ensemble montrés capables d’un minimum d’autorité sur le plan intérieur. Ils ont mis de l’ordre chez eux et ont su persuader leurs concitoyens que les objectifs valaient la peine d’être atteints et n’exi-geaient pas de sacrifices exorbitants. Il y a eu peu de référendums mais le débat politique a été vivant, des élections importantes ont eu lieu et les questions essen-tielles ont été ouvertement discutées. Troisièmement, en se pliant aux critères de Maastricht, les dirigeants politiques comme les citoyens ont épousé un mode particulier de compréhension du proces-sus politique. Ils ont fait confiance, pour atteindre leurs objectifs, à un procédé consistant à se couler dans un ensemble de règles formelles et abstraites qui sont celles du marché. Ce faisant, ils ont renforcé la composante « civile » de l’association politique européenne ; ces règles seront mises en œuvre par une agence régulatrice supposée relativement indépendante des autorités politiques. C’est là une auto-limitation que les politiques se sont imposée à eux-mêmes car ils connaissent leur propension à céder à la démagogie et à l’électoralisme. Comme Ulysse attaché à son mât, ils se sont lié les mains pour éviter de céder à la tentation. Quatrièmement, il semble bien que les dirigeants politiques et les citoyens qui les soutiennent sont en train de choisir un type de gouvernance que l’on pourrait
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