Le commerce de l Etat et de la communauté en Orient - article ; n°1 ; vol.2, pg 75-90
16 pages
Français

Le commerce de l'Etat et de la communauté en Orient - article ; n°1 ; vol.2, pg 75-90

Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
16 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

Critique internationale - Année 1999 - Volume 2 - Numéro 1 - Pages 75-90
Le débat entre les individualistes libéraux et les communautariens s'appuie sur un concept étriqué de la communauté. L'accent mis sur la nation en tant que communauté politique donne à penser que les autres formes de communautés (dites primordiales) ne sont pas légitimes du fait de leur conservatisme et de leur intolérance intrinsèques. En Orient, et spécialement en Inde de par l'action de Gandhi, les nationalistes voyaient la communauté traditionnelle comme l'incarnation de valeurs spirituelles, en opposition à l'Occident matérialiste. Cette approche les a empêchés de conceptualiser l'Etat moderne qui émergeait dans les pays d'Asie et d'Afrique, avec son programme de développement et son obsession du dénombrement et de la classification des populations. Une étude sur un bidonville de Calcutta montre que les communautés sont des constructions qui prennent forme dans leur relation à l'Etat, au cours des négociations avec l'administration, basées sur leur principal atout : leur nombre.
16 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 16
Langue Français

Extrait

D’ailleurs
Le commerce de l’État et de la communauté en « Orient »
par Partha Chatterjee
l orsque le débat faisait rage dans les milieux universitaires anglo-américains, il y a une quinzaine d’années, entre individualistes libéraux et commu-nautariens, je ne me suis guère, dois-je l’avouer, passionné pour la chose. La contro-verse me paraissait étriquée, répétitive et furieusement prévisible, reprenant des arguments que les spécialistes de philosophie politique occidentale du monde entier connaissaient par cœur depuis un bon siècle. Je pense aujourd’hui que je me suis montré un peu trop impatient. Si je n’avais pas aussi hâtivement dénié à cette discussion toute pertinence pour l’avenir de la théorie politique, j’aurais remarqué ce que je ne perçois qu’aujourd’hui : à savoir que cette n ième répétition de l’anta-gonisme fondamental de la théorie politique occidentale entre libéraux et communautariens indiquait des voies de théorisation (et peut-être même d’insti -tutionnalisation) des pratiques politiques modernes dans les pays non occidentaux. Je ne reviens pas sur les divers arguments et contre-arguments d’un débat sur lequel on a tant écrit 1 . Le point qui m’intéresse ici est le suivant. Les communau-
1. On en trouvera d’excellents choix dans Michael Sandel (ed.), Liberalism and its Critics , New York, New York University Press, 1984 et Shlomo Avineri et Avner de-Shalit (ed.), Communautarianism and Individualism , Oxford, Oxford UP, 1992.
76 Critique internationale n°2 - hiver 1999
tariens avaient deux armes contre l’individualisme libéral, l’une méthodologique, l’autre normative. Sur le premier plan, ils soutenaient que les théoriciens libéraux construisaient une image fausse de l’individu : celui-ci n’est pas un sujet souverain, exempt de toute obligation qu’il n’aurait pas fixée lui-même, choisissant libre-ment entre des options également ouvertes, sur la seule base de ses préférences per-sonnelles. Au contraire, ces préférences sont en partie déterminées par le réseau de liens sociaux dans lesquels on naît, et qui ne sont pas librement choisis. Et même la formation du soi devient une abstraction fallacieuse dès lors qu’on l’isole des circonstances sociales réelles qui fournissent les ressources morales et cultu-relles constitutives des volontés individuelles. Du point de vue normatif, les communautariens expliquaient que, en construi-sant l’individu comme libre de toute attache sociale élémentaire ou primordiale, les théoriciens libéraux vidaient l’idée d’obligation politique de son contenu moral. Si les liens de quelqu’un avec la communauté dans laquelle il est né n’ont aucune valeur morale intrinsèque, comment l’individualiste libéral explique-t-il que les gens soient si souvent disposés à se sacrifier pour leur famille, leur groupe ethnique ou leur pays ? Plus généralement, disaient-ils, les individus ont besoin de la commu-nauté pour donner un sens moral à leur vie ; même l’autonomie personnelle s’obtient de façon plus satisfaisante à l’intérieur de la communauté qu’en dehors d’elle. Surtout, les communautariens n’acceptaient pas le postulat libéral selon lequel la protection de la liberté de l’individu exige que les considérations de droit aient priorité sur les questions du bien commun. Pour eux, au contraire, ces der-nières sont au cœur de toute pratique politique moderne et la volonté libérale de les circonscrire, voire de les dévaloriser comme potentiellement porteuses de divi-sions ne fait qu’encourager l’apathie trop fréquente des citoyens et faciliter leur mani-pulation par les intérêts organisés les plus puissants dans les démocraties libérales. Les individualistes libéraux répondaient à l’argument méthodologique des com-munautariens que, si l’individu est bel et bien façonné par son insertion dans une communauté, c’est là une position théorique qui a pour seule fin d’étayer une cer-taine conception du bien commun. Seulement, il y en a tant d’autres, et si diver-gentes, qu’un consensus général est impossible. La seule situation dans laquelle tous ces points de vue se voient accorder des chances égales est celle où des procé-dures neutres régissent les rapports entre les individus. Sur le plan moral aussi, les libéraux ne niaient pas complètement l’importance de la communauté pour la vie des individus. Certains convenaient que la communauté est un besoin ; d’autres soutenaient que les buts de la communauté peuvent être atteints même dans une société libérale. Leur principal souci était que les communauta-riens, en sapant les bases d’un droit libéral et une approche neutre des questions du bien commun, ouvraient la voie à l’intolérance de la majorité, à la perpétuation de croyances et de pratiques conservatrices et à un conformisme tyrannique.
Le commerce de l’État et de la communauté… — 77
L’un des aspects frappants de ce débat était la pauvreté du concept de commu-nauté dans les deux camps. Certains théoriciens communautariens – Alasdair MacIntyre et Michael Sandel en particulier – s’intéressaient à la famille et au voi-sinage immédiat, considérés comme les liens primordiaux permettant aux indivi-dus de se situer eux-mêmes au sein de la communauté 2 . Mais les autres auteurs, tant libéraux que communautariens, n’étaient pas d’accord pour valoriser ainsi l’attachement au petit groupe, qui reflète un goût prononcé pour la « tradition » ; ces solidarités, disaient-ils, sont le plus souvent des moyens d’entretenir et de transmettre des pratiques socialement conservatrices, patriarcales et antilibérales. La seule forme de communauté qui semble avoir, à l’époque, rencontré une large approbation était la communauté politique nationale. Ainsi, écrivait Michael Walzer, l’État-nation est la seule communauté qui peut donner à chacun, à l’inté-rieur d’un certain territoire, le même statut de citoyen et en même temps satisfaire le besoin de chacun de participer à la distribution sociale des biens 3 . On s’est par-fois appuyé sur cette analyse pour l’accuser de fournir implicitement des arguments aux ennemis de l’immigration et de la diversité culturelle au sein d’une nation. David Miller a lui aussi soutenu que le désir de s’insérer dans une communauté était aisément satisfait par l’appartenance citoyenne à une nation 4 . Il semblerait donc que la théorie politique occidentale ne nie pas ce fait empirique que la plupart des individus, même dans les démocraties libérales des pays industriels, mènent leur vie à l’intérieur d’un réseau de liens sociaux qu’ils ont trouvés en nais-sant, réseau que l’on peut appeler « communauté ». Elle reconnaît aussi, dans une large mesure, que cette communauté crée les conditions morales nécessaires pour que les gens aient réellement le sentiment de participer à une collectivité sociale. Reste l’impression fortement ancrée que toute communauté n’est pas digne d’approbation dans la vie politique moderne. En particulier, la plupart des théoriciens suspectent les liens qui, privilégiant l’inné, le primordial, l’esprit de clocher, le traditionnel, nourrissent des pratiques conservatrices et intolérantes et sont donc les ennemis des valeurs de la citoyenneté moderne. La communauté politique qui semble susci-ter le plus d’approbation est la nation moderne, qui garantit l’égalité et la liberté à tous ses citoyens quelles que soient leurs différences biologiques ou culturelles. On observe quand même, depuis peu, une avalanche de critiques attaquant l’idée de nation comme intrinsèquement intolérante, patriarcale et hostile à la diversité, et affir-mant que le temps est venu de développer des formes post-nationales de solidarité politique. C’est une évolution intéressante que je n’aborderai pas ici.
2. Alasdair MacIntyre, After Virtue : A Study in Moral Theory , Notre Dame, Indiana, University of Notre Dame Press, 1984 ; Michael J. Sandel, Liberalism and the Limits of Justice , Cambridge, Cambridge UP, 1982. 3. Michael Walzer, Spheres of Justice , New York, Basic Books, 1983. 4. David Miller, Market, State and Community , Oxford, Oxford UP, 1989.
78 Critique internationale n°2 - hiver 1999
La communauté en « Orient » Si l’on s’intéresse à présent à l’idée de communauté dans les pays non occidentaux, on remarque une opposition analogue entre une communauté considérée comme vestige de traditions pré-modernes et des identités politiques larges, universalistes et impersonnelles, signes de modernité. L’histoire récente des sociétés non occi-dentales se présente généralement sous les traits d’un récit de progrès, qui part de communautés petites, locales et fondées sur des liens primordiaux pour parvenir à des solidarités larges et laïcisées telles que la nation. Avant les indépendances, les écrits coloniaux décrivaient généralement les sociétés soumises comme des ensembles disjoints de Gemeinschaften arriérées, auxquelles manquaient le dynamisme interne nécessaire à leur transformation en nations industrielles. Les penseurs nationalistes, tout en s’insurgeant contre ce soupçon d’incapacité historique, avaient bien pour projet de dépasser ces multiples attachements pour construir e la nation comme le pôle le plus puissant et le plus légitime de l’allégeance politique. Mais on observe une particularité intéressante dans la formulation de ce projet nationaliste et moderniste. Alors que ses auteurs, les nationalistes non occidentaux, étaient d’accord sur la nécessité de transformer profondément nombre d’institu-tions et de pratiques traditionnelles de leurs sociétés, ils tenaient aussi à affirmer qu’il existait dans leurs traditions des éléments clairement nationaux, différents de ceux de l’Occident mais néanmoins parfaitement compatibles avec la modernité. Empruntant les catégories de la pensée orientaliste ou coloniale, ils posaient fré-quemment cette différence comme étant celle qui sépare le matérialisme, l’indi-vidualisme et le désintérêt pour les valeurs traditionnelles, caractéristiques de l’Occident, et le spiritualisme, la solidarité communautaire et le respect de la tra-dition en Afrique et en Asie. Ce faisant, les auteurs nationalistes n’hésitaient pas à faire du courant libéral individualiste la pensée la plus caractéristique de l’Occi-dent, et bien souvent l’exagéraient jusqu’à la caricature. Mais, en opposant ainsi l’individualisme de l’Occident et les valeurs communautaires de l’Orient et en voulant à toute force que ces dernières représentent la meilleure version de la modernité, ou du moins la plus appropriée aux pays non occidentaux, la pensée natio-naliste ne faisait que remettre en scène la controverse entre libéraux et commu-nautariens en Occident. On retrouve même encore de tels arguments dans les idéologies officielles de beaucoup de pays d’Asie et d’Afrique, où ils sont parfois employés avec un parfait cynisme pour justifier des régimes autoritaires. On ne s’étonnera donc pas que, né comme je le suis dans un climat intellectuel où ces débats alimentaient toutes les conversations, je n’aie guère trouvé dans leur renaissance des années quatre-vingt de quoi retenir mon attention... La façon nationaliste de poser la question dans les termes d’une alternative entre individualisme occidental et communautarisme oriental 5 n’a fourni aucune
Le commerce de l’État et de la communauté… — 79
réponse théorique nouvelle quant à la place de la communauté dans la vie politique moderne. Au contraire, tout comme il y avait, parmi les nationalistes non occi-dentaux, des avocats de la communauté comme dépositaire de la solidarité sociale, des valeurs morales et de la tradition nationale, d’autres la condamnaient comme lieu d’arriération localiste, de rapports féodaux et patriarcaux, et comme marque de l’incapacité de la nation à atteindre les hauteurs de l’association politique moderne. Les catégories avaient été définies par la théorie sociale occidentale ; les penseurs non occidentaux n’avaient fait que les remplir d’un contenu culturel dif-férent pour ensuite se relancer à la tête les mêmes arguments sur une autre scène nationale. Je pourrais donner bien des exemples tirés de l’histoire de la pensée politique moderne en Inde, un terrain qui m’est assez familier : la mise en lumière d’une oppo-sition entre individualisme en Occident et communauté en Orient y est aussi vieille que le nationalisme moderne. Lorsque les voyageurs indiens visitaient l’Angleterre à la fin du XIX e siècle, ils s’émerveillaient des succès de la science et de la technique occidentales et souhaitaient ardemment les reproduire dans leur propre pays. Mais ils étaient aussi horrifiés par les conditions de vie des miséreux dans les villes industrielles et étaient convaincus que cela ne pourrait jamais arriver en Inde, où les liens communautaires empêcheraient que même les plus pauvres en soient réduits à un tel état d’abjection. Cette même opposition était présente dans la dichotomie plus fondamentale entre matérialisme occidental et spiritualisme orien-tal, qui était au cœur de la construction d’une idéologie nationaliste non occiden-tale. Le matérialisme occidental était sans peine associé au mode de vie individualiste et critiqué pour son indifférence à l’obligation et à la dépendance mutuelles, bref à la solidarité du corps social. Cette imperfection de la modernité occidentale devait être corrigée par la prétendue spiritualité d’une culture dont les traditions orientales et communautaires étaient riches de leçons pour le monde moderne. Dans l’histoire politique de l’Inde, l’action de Gandhi dans les années vingt a produit l’un des courants les plus remarquables de la pensée et de l’action politiques et a poussé les potentialités de cet argument à ses extrêmes limites. Récemment, Ashis Nandy a retravaillé la position gandhienne avec beaucoup d’ingéniosité. Son idée principale est que, dans des pays comme l’Inde, le développement du natio-nalisme et des institutions de l’État moderne s’accompagne depuis plus d’un siècle d’une lutte entre les forces de l’individualisme moderne et celles des liens pri-mordiaux traditionnels. La théorie économique et politique libérale met en avant le bon côté de l’individualisme moderne, avec la création rapide de richesse et de prospérité générale et le libre épanouissement de la personnalité individuelle.
5. Est-il nécessaire de préciser que, en tant que victime historique du discours orientaliste, j’emploierai ici le mot « oriental » cum grano salis ?
80 Critique internationale n°2 - hiver 1999
Mais elle laisse de côté la face obscure de cet individualisme : l’impitoyable déper-sonnalisation, la massification de sociétés entièrement régies par les rapports mar-chands qui détruisent les institutions séculaires de sociabilité et de vie commu-nautaire, sans rien mettre à la place. Or, contrairement à ce que croient les modernisateurs, les structures communautaires traditionnelles ne sont pas simples et rigides : les attachements primordiaux présentent plusieurs strates, le soi est ouvert, l’adaptation et le compromis sont des normes éthiques. Laissées à elles-mêmes, dit Nandy, ces structures communautaires traditionnelles ont plus de ressources que les institutions de l’État moderne pour résoudre les conflits, tolérer les différences et permettre le développement d’une personnalité mieux adaptée et plus souple. Les institutions essentielles sont ici celles qui appartiennent aux « petites traditions » de la vie communautaire locale, produits de plusieurs siècles de changement social. La difficulté est que les élites dirigeantes des pays non occidentaux souscrivent de plus en plus au modèle intellectuel et procédural de l’État moderne et l’utilisent pour démanteler les institutions supposées rétrogrades et localistes de la vie com-munautaire traditionnelle. Aujourd’hui, pense Nandy, les petites traditions ont de moins en moins de chances de survivre à mesure que la nation moderne conti-nue de se construire « sur les ruines de la personnalité culturelle » ; la communauté, si elle n’est pas encore défaite, « est certainement sur le déclin » 6 . La défense des institutions communautaires telle qu’on la trouve chez Gandhi n’est pas sans influence sur les mouvements de résistance des secteurs de la popu-lation marginalisés ou menacés par la modernisation. L’importance qu’il accordait aux modes indigènes d’action collective a encouragé la floraison de formes très nova-trices de mobilisation, y compris au sein des organisations politiques modernes. Les actions de masse organisées par le Congrès national indien sous la direction de Gandhi dans les trois dernières décennies de la domination britannique en sont des exemples bien connus 7 . Mais d’autres exemples de mobilisations politiques inspi-rées de modèles culturels indigènes, très différents de ceux que connaît l’Occident, se rencontrent dans de nombreux pays d’Asie et d’Afrique à l’époque coloniale et post-coloniale. Ces exemples constituent un matériau très important pour une histoire de l’acclimatation de l’État moderne dans les sociétés non occidentales. En termes théoriques, toutefois, je ne suis pas sûr que les arguments de type gand-hien, y compris leurs versions révisées comme celle qu’en propose Ashis Nandy, soient susceptibles de contribuer à sortir le débat individualisme/communautarisme de l’impasse où il se trouve dans la pensée politique occidentale : si on assimile au premier toutes les institutions de l’État et de la vie politique modernes et au second tout ce qui est tradition, on ne peut qu’en rester à l’opposition modernité contre tradition, avec la seule différence que les « bons » et les « mauvais » ont changé de côté. Certes, la position gandhienne a constitué un outil tactique très puissant dans la lutte contre les méfaits de l’État modernisateur, en se situant explicitement
Le commerce de l’État et de la communauté… — 81
à l’extérieur du monde intellectuel et institutionnel de la modernité. Mais, comme elle refuse de reconnaître son propre rôle comme partie constituante de politiques publiques produites et administrées par l’État moderne dans des sociétés non occi-dentales, elle ne peut que mettre fin à toute discussion par un rejet têtu de ce der-nier dans son ensemble. Ce faisant, elle s’interdit aussi de faire de cette expérience unique qu’est l’activité politique moderne dans le monde non occidental un élé-ment décisif de la réflexion sur la théorie politique elle-même.
Capital et communauté Telle est la tâche, selon moi, du théoricien politique non occidental : trouver les concepts aptes à décrire la trajectoire non occidentale de l’État moderne non en termes de distorsion ou d’insuffisance, ce qui est inévitable dans un récit linéaire de la modernisation, mais comme l’histoire de différentes modernités modelées par des pratiques et des institutions que la théorie politique occidentale, avec sa pré-tention à l’universalisme, s’est montrée incapable d’englober. Mais, avant d’en venir à ce qu’implique cette tâche, je m’attarderai un peu sur une autre insuffisance : l’universalisme de la théorie politique moderne est incomplet. Dans des travaux antérieurs, j’ai tenté d’établir ce qui est, selon moi, la princi-pale raison de la médiocre théorisation du concept de communauté dans la pen-sée sociale moderne 8 . La théorie politique occidentale s’organise, depuis les Lumières, autour de l’idée d’individus libres et égaux, lieux d’énergie productrice, de droits subjectifs et de créativité culturelle. Cette idée abstraite va de pair avec un processus historique tout aussi puissant : le démantèlement des institutions féodales ou absolutistes en Europe occidentale, l’essor sans précédent des forces productives du capital et du travail. Le dispositif conceptuel que représentent la liberté et l’égalité abstraites, qui a donné sa forme aux droits universels du citoyen, était essentiel non seulement à la destruction des pratiques précapitalistes qui comprimaient le choix individuel dans les limites tracées par la naissance mais aussi, comme l’a noté le jeune Karl Marx il y a un siècle et demi, à la séparation
6. Ashis Nandy et al ., Creating a Nationality : The Ramjanmabhumi Movement and Fear of the Self , Delhi, Oxford UP, 1995, pp. xi, 203. Je n’ai résumé ici que la partie de l’argumentation de Nandy qui concerne notre propos. Ses écrits, qui procè-dent d’une « attitude gandhienne réinterprétée », couvrent une grande variété de sujets. Voir par exemple The Intimate Enemy : Loss and Recovery of Self under Colonialism , Delhi, Oxford UP, 1983 ; Traditions, Tyranny and Utopias : Essays in the Politics of Awareness , Delhi, Oxford UP, 1987 ; The Savage Freud and Other Essays on Possible and Retrievable Selves , Delhi, Oxford UP, 1995 ; « The political culture of the India state », Daedalus 118(4), automne 1989, pp. 1-26. 7. Une tentative précoce de théorisation de l’appel gandhien à la « politique de la tradition » à l’intérieur de l’histoire des institutions politiques modernes se trouve dans Lloyd D. Rudolph et Susanne H. Rudolph, The Modernity of Tradition : Poli-tical Developments in India , Chicago, University of Chicago Press, 1967. 8. Partha Chatterjee, « A response to Taylor’s modes of civil society », Public Culture 3(1), automne 1990, pp. 119-132 ; The Nation and its Fragments : Colonial and Postcolonial Histories , Princeton, Princeton UP, 1993, chap. 11.
82 Critique internationale n°2 - hiver 1999
entre le domaine abstrait du droit et le domaine concret de la société 9 : en théo-rie, les droits du citoyen n’étaient limités ni par la race, ni par la religion, ni par l’ethnie ou la classe (ni, un peu plus tard, par le sexe), mais cela ne signifiait pas l’abo-lition des distinctions réelles entre les hommes dans la société. L’universalisme de la théorie de l’égalité des droits présupposait et en même temps autorisait un nou-vel arrangement des relations de pouvoir dans une société précisément fondée sur ces distinctions de classe, de race, de religion, de sexe, etc. En même temps, la pro-messe d’émancipation contenue dans l’idée de droits universels égaux a agi comme une source constante de critique de la société civile réelle dans les deux derniers siècles et a nourri maints combats contre l’injustice des différences sociales entre races, religions, ethnies, classes et sexes. Dans ce partage entre théorie et réalité, les liens communautaires sont consi-dérés comme étant du domaine de la vie matérielle de la société réelle : vestiges obstinés de leur passé précapitaliste ou encore instruments commodes de gestion de la différence sociale sur le terrain. Ils sont considérés comme des objets d’enquêtes pour sociologues empiristes et non de spéculation philosophique pour politistes théoriciens. Dans le miroir de la théorie, les liens communautaires sont toujours apparus comme des restrictions à l’universalité de la citoyenneté et à celle du capi-tal. Dans la mesure où l’universalité de l’État est limitée par l’existence de nations (c’est-à-dire que l’universalité de l’État et celle du capital s’incarnent dans les États-nations et les économies nationales existants), la nation est la seule forme de communauté qui trouve parfois place (et d’ailleurs une place tout à fait marginale) dans la haute théorie de l’obligation politique. Il est de fait que l’émergence des démocraties de masse dans les pays industriels au cours du XX e siècle a produit une nouvelle distinction qui sépare le domaine de la théorie construite autour de l’idée de citoyen et le domaine de la politique publique, où l’on ne trouve pas de citoyens mais des populations. Contrairement au concept de citoyen, le concept de population est descriptif et empirique : il ne porte aucune charge normative. Les populations sont susceptibles d’être identifiées, classées et décrites selon des critères empiriques et comportementaux et se prêtent à des techniques statistiques telles que recensements et échantillonnages. Contrai-rement au concept de citoyen, qui porte avec lui la connotation éthique de la par-ticipation à la souveraineté de l’État, celui de population offre aux fonctionnaires un ensemble d’instruments rationnellement manipulables pour atteindre de larges fractions des habitants d’un pays en tant que cibles de leurs « politiques » : poli-tique économique, administration, législation, voire mobilisation. De fait, comme l’a remarqué Michel Foucault, une caractéristique majeure du régime contempo-rain de pouvoir est une certaine « gouvernementalisation de l’État » 10 . Ce régime crée sa légitimité non par la participation des citoyens à la conduite de l’État mais par la production de bien-être pour la population. Son mode de raisonnement
Le commerce de l’État et de la communauté… — 83
n’est pas la délibération ouverte mais une notion instrumentale de coûts et béné-fices. Son appareil n’est pas l’assemblée républicaine mais un réseau complexe de surveillance par lequel de l’information est collectée concernant tous les aspects de la vie de la population sur lesquels il faut veiller. Il n’est pas surprenant que, dans le cours du présent siècle, les idées de citoyenneté participative, qui occupaient une telle place dans la conception de la politique selon les Lumières, aient rapidement battu en retraite face à l’avance triomphante des techniques d’administration qui promettaient de produire plus de bien-être pour plus de gens à moindre coût. On pourrait dire que l’histoire politique réelle du capital l’a finalement emporté sur les principes de la théorie politique libérale pour conquérir le monde par ses tech-niques de conduite des politiques publiques. Dans les pays d’Asie et d’Afrique, où la trajectoire de l’État moderne apparaît, en quelque sorte, en accéléré, l’idée de citoyenneté républicaine a parfois accom-pagné les politiques de libération nationale. Mais, là aussi sans aucune exception, elle a été vaincue par l’État développementaliste, qui promettait d’en finir avec la pauvreté et le retard économique en mettant en œuvre des programmes socio-éco-nomiques avisés. Avec des succès variables, et parfois des échecs retentissants, les États post-coloniaux ont appliqué les techniques les plus récentes de gestion de l’action publique pour promouvoir le bien-être de leurs populations, souvent encouragés et aidés par les organisations internationales et les ONG. En adoptant ces stratégies purement techniques de modernisation et de développement, ils ont souvent trouvé que les communautés étaient un moyen de mieux connaître les popu-lations, qu’elles offraient des catégories classificatoires suffisantes sur le plan des-criptif et utilisables pour la définition de groupes cibles de diverses politiques administratives, juridiques, économiques ou électorales. Dans bien des cas, les critères de classification utilisés par les régimes coloniaux ont été purement et simplement repris, dictant ainsi la forme tant des revendications politiques que des politiques de développement : par exemple, la caste et la religion en Inde, les groupes ethniques en Asie du Sud-Est, les tribus en Afrique sont restés le critère dominant pour identifier, au sein de la population, les communautés comme objets de politiques publiques. À tel point qu’une énorme enquête ethnographique récem-ment conduite par un organisme public en Inde a identifié et décrit un total de 4 635 communautés, supposées couvrir toute la population du pays 11 ... Le fait que les techniques modernes d’action publique cherchent à classer les populations en communautés précises et dénombrables est, j’en suis convaincu, un
9. Voir tout particulièrement Karl Marx, « Sur la question juive » (1843). 10. Voir en particulier Michel Foucault, « Governmentality » dans Graham Burchell, Colin Gordon et Peter Miller (ed.), The Foucault Effect : Studies in Governmentality , Chicago, University of Chicago Press, 1991, pp. 87-104. 11. K. Suresh Singh (ed.), People of India , 43 vol., Calcutta, Anthropological Survey of India, 1995.
84 Critique internationale n°2 - hiver 1999
signe sans équivoque de la pauvreté de la théorie sociale moderne. Dans tout tra-vail d’ethnographie descriptive du monde non occidental, il va de soi que la com-munauté est quelque chose de contextuel, que ses frontières sont floues, qu’aucune identification communautaire particulière n’épuise les différentes couches qui constituent une personne, que cela n’a aucun sens de demander à quelqu’un com-bien sa communauté compte de membres dans le monde 12 . Et pourtant, les clas-sifications et les techniques statistiques juridico-administratives doivent faire dis-paraître ce flou et cette contextualité pour faciliter l’application de telle ou telle politique publique aux populations qui en sont la cible. Au cours d’un tel proces-sus, on perd toute la richesse de signification et la souplesse stratégique dont un peuple dispose, de par son répertoire culturel, pour gérer la différence sociale. C’est une telle perte que déplorent des auteurs comme Ashis Nandy. Les techniques modernes d’administration considèrent donc les communautés comme du maté-riel démographique à manipuler de manière instrumentale. Elles ne sont pas des objets d’enquête philosophique ou morale. On peut en conclure que l’État déve-loppementaliste de l’ère capitaliste est antithétique avec la communauté. La contradiction entre les deux termes est mise en lumière de façon très inté-ressante dans les discussions récentes autour des travaux de Robert Putnam et de ses collaborateurs sur le fonctionnement de l’État en Italie du Nord et du Sud 13 . Deux concepts sont proposés par Putnam pour expliquer pourquoi ce fonction-nement paraît meilleur dans les régions du Nord. Ces concepts sont la commu-nauté civique et le capital social. Dans une communauté civique, selon lui, tous les citoyens ont des droits et des obligations égales, participent activement aux affaires publiques ainsi qu’à un réseau serré d’associations, et leurs sentiments à l’égard de leurs concitoyens sont faits de respect, de confiance et de tolérance. Lorsqu’une telle communauté est solidement enracinée, l’État démocratique tend à avoir de meilleures performances. Pourquoi ? Parce que la communauté civique nourrit la production de capital social. Celui-ci, explique-t-il (suivant là une suggestion de James Coleman), est fait de modes relationnels tels que la confiance, de normes de réciprocité et de réseaux d’engagements civiques qui facilitent l’action sociale coordonnée 14 . Contrairement au capital tel qu’on l’entend en général, qui est un bien privé, le capital social est un bien public. Il n’est pas la propriété personnelle de ceux qui en jouissent. Le capital social, contrairement aux autres formes de capital, est principalement un sous-produit d’autres activités sociales : ainsi, il est présent en quantité d’autant plus élevée que le réseau des associations engagées dans
12. Ce point est bien démontré dans Sudipta Kaviraj, « The imaginary institution of India », dans Partha Chatterjee et Gyanendra Pandey (ed.), Subaltern Studies VII, Delhi, Oxford UP, 1992, pp. 1-39. 13. Robert D. Putnam, Robert Leonardi et Raffaella Y. Nanetti, Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy , Princeton, Princeton UP, 1993. 14. James S. Coleman, Foundations of Social Theory , Cambridge (Mass.), Harvard UP, 1990.
Le commerce de l’État et de la communauté… — 85
diverses activités collectives est dense et que les normes de réciprocité entre les membres de ces associations sont fortes. La socialisation et l’éducation civique sont des facteurs essentiels de sa reproduction. Les exemples de fonctionnement de ce capital que cite Putnam sont toutefois tirés de travaux sur des dispositifs de crédit mutuel chez les paysans ou les ouvriers en Indonésie, au Nigeria et au Mexique. La principale caractéristique de ces dis-positifs est qu’ils sont capables de créer des possibilités d’emprunt dans des situa-tions où le marché habituel du crédit fondé sur le calcul capitaliste ne peut pas fonc-tionner. Putnam l’explique en faisant appel au capital social, c’est-à-dire à la quantité de confiance mutuelle construite à travers d’autres interactions et réseaux sociaux. Ainsi, les paysans javanais disposent de mécanismes locaux d’entraide fon-dés sur diverses pratiques traditionnelles mais concrètes d’interdépendance dans l’échange du travail, du capital et des biens. Les pauvres de Mexico mettent en œuvre toute une série d’associations de prêt fondées sur la réciprocité et la confiance mutuelle. Ces institutions connaissent des prolongements au-delà de la sphère économique ; elles renforcent la solidarité de la communauté. Il me semble que le concept de communauté est invoqué ici pour combler un manque et fournir ce qui fait défaut au capitalisme. Les exemples d’associations de crédit mutuel sont particulièrement parlants. Quiconque a quelque familiarité avec la littérature ethnographique sur les sociétés agraires ou pastorales non occi-dentales admettra immédiatement à quel point ces pratiques d’échange font par-tie de la structure de l’interaction matérielle et du sens symbolique dans ces socié-tés. De telles pratiques étaient des éléments de la vie « traditionnelle » de ces communautés et, le plus souvent, ont toutes chances d’être détruites par le pro-grès des institutions « modernes » de la production et de l’échange capitalistes. Lorsqu’elles survivent, c’est à l’écart des secteurs modernisés, parmi les populations et dans les activités qui n’ont pas encore été complètement absorbées dans le réseau du capital. Pourquoi ces exemples tirés de l’histoire ancienne des sociétés non occidentales sont-ils ici mobilisés à propos d’institutions politiques de démo-craties occidentales modernes ? Ma réponse est qu’en ajoutant le mot « social » au mot « capital » et en faisant de ce couple le moteur de la communauté « civique », on fait faire au capital ce qu’il n’a jamais été capable de faire, enraciner dans la communauté les institu-tions sociales d’une économie capitaliste moderne. La description de la commu-nauté civique par Putnam est une reformulation des multiples vertus de la citoyen-neté participative dont les théoriciens communautariens chantent encore les louanges. Putnam tente de montrer qu’une culture de citoyenneté active de cette sorte est empiriquement associée à des systèmes démocratiques qui fonctionnent bien. Mais, lorsqu’il essaie d’établir ce lien en termes théoriques, il se retrouve, me semble-t-il, dans l’impasse même où est bloquée la controverse entre libéraux et
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents