Thèse Olivier Grojean - Introduction
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INTRODUCTION 15 16 A. Un objet à la croisée de différents domaines de recherche Le 21 août 1986 à 11h30, une dizaine de Kurdes se réclamant du Comité étudiant du Kurdistan ont occupé quelques minutes une agence de la compagnie aérienne nationale turque située dans le passage piéton de la gare à Dortmund, après avoir contraint le directeur à sortir. Selon la police, ils entendaient protester contre les bombardements de villages kurdes en Irak par l’armée turque, qui auraient fait plus de cent morts au cours des dernières semaines. Puis ils sont sortis et ont distribué des tracts aux passants, en restant à proximité du bureau. Ils ont également dénoncé le rôle de l’Allemagne, qui, selon eux, soutient politiquement, militairement et financièrement la Turquie et participe ainsi au génocide des Kurdes. Les forces de police, qui ont observé la scène sans intervenir, ont ensuite vérifié l’identité des membres du 1groupe . Le même jour et le lendemain, des occupations de médias et de sièges locaux de partis politiques de gauche ont été organisées et ont rassemblé quelques dizaines de Kurdes à 2Nürnberg, Frankfurt, Berne, Copenhague, Bruxelles, La Haye, Athènes et Paris . Le 24 juin 1994, un an jour pour jour après une première vague d’actions spectaculaires à l’échelle européenne ayant conduit à l’interdiction du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en France et en Allemagne, entre 50 000 et 100 000 personnes, ...

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A. Un objet à la croisée de différents domaines de recherche  
  
Le 21 août 1986 à 11h30, une dizaine de Kurdes se réclamant du Comité étudiant du Kurdistan ont occupé quelques minutes une agence de la compagnie aérienne nationale turque située dans le passage piéton de la gare à Dortmund, après avoir contraint le directeur à sortir. Selon la police, ils entendaient protester contre les bombardements de villages kurdes en Irak par l’armée turque, qui auraient fait plus de cent morts au cours des dernières semaines. Puis ils sont sortis et ont distribué des tracts aux passants, en restant à proximité du bureau. Ils ont également dénoncé le rôle de l’Allemagne, qui, selon eux, soutient politiquement, militairement et financièrement la Turquie et participe ainsi au génocide des Kurdes. Les forces de police, qui ont observé la scène sans intervenir, ont ensuite vérifié l’identité des membres du groupe1et le lendemain, des occupations de médias et de sièges locaux de partis. Le même jour politiques de gauche ont été organisées et ont rassemblé quelques dizaines de Kurdes à Nürnberg, Frankfurt, Berne, Copenhague, Bruxelles, La Haye, Athènes et Paris2.
Le 24 juin 1994, un an jour pour jour après une première vague d’actions spectaculaires à l’échelle européenne ayant conduit à l’interdiction du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en France et en Allemagne, entre 50 000 et 100 000 personnes, dont une très grande majorité de Kurdes (venus d’Allemagne, de France, de Suisse, des Pays-Bas, de Belgique et du Danemark) ont défilé à Frankfurt afin de protester contre la politique turque vis-à-vis des Kurdes et pour demander la fin des ventes d’armes allemandes à la Turquie. Ils exigeaient également une solution politique au conflit opposant l’armée turque et le PKK. La manifestation avait été organisée par l’association humanitaire Medico International, et relayée par une centaine de partis politiques kurdes et allemands (dont lesGrünen et de nombreux syndicats). Six manifestants ont été interpellés car ils ne voulaient pas remettre des symboles interdits du PKK à la police. De nombreux petits drapeaux du PKK et des portraits de son chef Abdullah Öcalan ont malgré tout été brandis durant le défilé qui s’est terminé sans incident par un rassemblement festif en fin d’après-midi. Des échauffourées ont cependant éclaté à la frontière franco-allemande quand la police a refusé le passage à environ 400 Kurdes venus de région parisienne (2000 Kurdes au total auraient été refoulés aux frontières)3.
Le 14 avril 2000, près du centre d’Athènes, un jeune Kurde d’une trentaine d’années s’immole par le feu dans la cour de l’église de Saint Aimilianos, sur la colline de Skouzé. Il tient dans ses mains une photographique d’Abdullah Öcalan, le chef du PKK emprisonné en Turquie depuis 1999, ainsi qu’une feuille de papier où il a écrit : « je serai libre avec le feu ». On retrouvera par ailleurs un tract du PKK à proximité. Des témoins appellent les secours mais le jeune homme décède dans l’ambulance au cours de son transfert à l’hôpital4.
    Le 7 janvier 2008 dans l’après-midi, environ 120 Kurdes se sont rassemblés devant le siège du Conseil de l’Europe à Strasbourg pour soutenir Abdullah Öcalan, emprisonné en Turquie depuis 1999. Les manifestants, dont certains venus d'Allemagne, ont dit craindre un empoisonnement au plomb du chef du PKK et ont demandé au Comité de prévention de la torture (CPT) du Conseil de l'Europe de publier son rapport sur son état de santé. « Ca                                                  1 Dortmunder Zeitung, 22 août 1986 ;Westfälische Rundschau, 22 août 1986 ;Westdeutsche Allgemeine Zeitung, 22 août 1986. 2 Nous avons toujours conservé les noms originaux des villes allemandes, même lorsqu’elles possédaient des noms francisés. Ce n’est pas le cas pour les villes des autres pays. 3 Agence France presse(AFP), 24 juin 1994 ;Frankfurter Rundschau, 27 juin 1994 ;Die Tageszeitung, 27 juin 1994 ;Turkish Daily News, 27 juin 1994 ;Kurdistan Report, n°69, juillet 1994. 4 AFP, 14 avril 2000. 17  
suffit ! », pouvait-on lire sur une grande banderole tandis que les manifestants scandaient « Erdoğ L'Association culturelle franco-kurde dean [le Premier ministre turc] assassin ! ». Strasbourg a également annoncé ce même jour unsit-inpermanent et illimité devant le Conseil de l'Europe, où les participants se relaieront par groupe de dix tous les cinq jours pour réclamer le résultat des expertises du CPT5.   1. Immigration, nationalisme à distance et politique contestataire Plus de vingt ans se sont écoulés entre le premier et le dernier de ces événements, et pourtant l’impression de permanence et de récurrence domine : des personnes le plus souvent originaires de Turquie, s’auto-définissant comme kurdes, se jouent des frontières intra-européennes et organisent des manifestations dans l’objectif de dénoncer la politique turque vis-à-vis des Kurdes et de demander aux Etats de leurs pays de résidence et aux autorités européennes de s’impliquer davantage dans la résolution de la question kurde en Turquie. Cet ancrage dans la durée des modes d’action et des revendications se conjugue de plus à une réelle continuité et à une profusion sans guère d’équivalent : entre 1982 et 2008, il n’est vraisemblablement aucun mois qui n’ait vu au moins une manifestation pro-kurde et, au-delà, la moyenne annuelle des événements protestataires organisés en Europe pourrait être de plusieurs centaines, voire d’un demi-millier6. Cette régularité et ce foisonnement font peut-être des Kurdes de Turquie, qui constituent une population d’environ un million de personnes « issues de l’immigration »7les plus « protestataires » en Europe,, d’une part l’un des groupes et d’autre part le groupe protestataire le plus « européanisé » (si l’on entend par ce terme le fait de s’organiser à l’échelle européenne, de s’adresser aux autorités européennes, et de participer à des actions protestataires dans un autre pays européen que le sien)8. Mais                                                  5 AFP, 7 janvier 2008 ; « Assez, ça suffit - la santé de M. Öcalan est la nôtre »,Communiqué de l’Association culturelle franco-kurde de Strasbourg, 7 janvier 2008 ;Frat News Agenc y(ANF), 7 janvier 2008. 6A titre de comparaison, Olivier Fillieule évalue le nombre annuel de manifestations de rue en France à « plus de dix mille », tous groupes confondus. Cf. Fillieule, Olivier,Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Science Po, 1997, p. 14. Selon une estimation basse, qui se fonde sur la comparaison entre une base de données établie à partir d’articles de presse sur la période 1982-2005 et une base de données (proche de l’exhaustivité) établie à partir d’un quotidien pro-kurde sur la période de novembre 1998 à juin 1999, 170 manifestations pourraient être organisées annuellement en Europe (une tous les deux jours). Mais l’observation de l’association pro-PKK de Berlin durant neuf mois (à des moments de faible mobilisation) a montré que l’association appelait (en tant qu’organisatrice ou co-organisatrice) en moyenne à une manifestation publique tous les quinze jours. Or, 52 autres associations similaires existent en Allemagne, auxquelles s’ajoute une cinquantaine d’autres associations dans les autres pays d’Europe. Si l’on considérait que chaque association n’appelle en moyenne qu’à une seule manifestationtous les deux mois, alors plus de 600 manifestations kurdistes auraient lieu chaque année en Europe, c’est-à-dire près de deux par jour. 7En Turquie, les Kurdes constitueraient entre 20 et 25% de la population, soit plus de 12 millions de personnes. 8 Loin devant nombre d’acteurs déjà étudiés par la sociologie de l’action collective. Voir Balme, Richard, Chabanet, Didier et Wright, Vincent (dir.),L’action collective en Europe, Paris, Presses de Science Po, 2002. Voir aussi les publications du projet Europub.com (The Transformation of Political Mobilisation and Communication in European Public Spheres), dirigé par Ruud Koopmans et que nous avions présenté dans Guiraudon, Virginie, Baisnée, Olivier et Grojean, Olivier, « La place de l'Europe dans les débats nationaux : 18  
comment retracer l’émergence de ces mobilisations en Europe ? Comment expliquer que nombre de jeunes gens d’origine kurde s’engagent dans des actions qui ne les concernent pas toujours directement et dont ils ne pourront profiter à court terme ? Comment rendre compte, surtout, des raisons qui poussent de jeunes sympathisants à s’immoler par le feu en Europe ? Plus qu’au « phénomène migratoire » ou à la « question nationale » kurde, c’est à l’analyse de ces « mobilisations transnationales » et du principal parti qui les porte, le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan), que cette thèse est consacrée.  Si les quatre événements présentés ci-dessus sont bien majoritairement le fait de Kurdes issus de l’immigration, appréhender ces mobilisations comme des « actions collectives immigrées » ou des « mouvements sociaux d’immigrés » apparaît par trop réducteur. Une première raison tient au fait que si un certain nombre de participants sont bien arrivés en Europe alors qu’ils étaient enfants (avec leurs parents) ou à l’âge adulte (seuls), de nombreux autres n’ont jamais migré et sont nés dans leur pays de résidence, qu’ils en aient la nationalité ou non. De plus, comme l’a montré la manifestation de Frankfurt en 1994, des personnes non issues de l’immigration de Turquie peuvent également participer à ces actions, voire en être les organisateurs. Mais au-delà, qualifier ces mobilisations d’« immigrées » pourrait nous inciter à les penser dans le cadre d’une « sociologie de l’immigration » qui apparaît de fait peu pertinente ici : une telle approche conduirait en effet à envisager ces mobilisations comme intrinsèquement différentes des mobilisations des « non-immigrés », postulat que de nombreux chercheurs ont d’ores et déjà infirmé9. La migration a certes toute sa place dans l’analyse des trajectoires biographiques d’une partie de ces manifestants ; en elles-mêmes, ces mobilisations sont cependant bien moins marquées par le phénomène migratoire que par la construction et l’entretien d’une solidarité - entendue ici comme le sentiment d’être lié moralement à d’autres par des intérêts ou des responsabilités communs - entre des groupes situés sur une pluralité de territoires10.  Il pourrait dès lors être tentant d’envisager ces manifestations sous l’angle de l’identité, nationale ou ethnique. Benedict Anderson, reprenant des propos d’Acton, n’affirmait-il pas dans sa préface à l’édition française d’Imagined Communities l’exil que «
                                                                                                                                                        enjeux théoriques et premiers résultats empiriques à partir du cas français », présenté à la table ronde Papier « L’institutionnalisation de l’Europe », 7èmeCongrès de l’AFSP, Lille, 19 septembre 2002. -9Voir par exemple Siméant, Johanna,La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 29 47. 10  Grojean, Olivier, « Immigration et solidarités transnationales : l’engagement politique en exil », in Devin, Guillaume (dir.),Les solidarités transnationales, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 43-57. 19  
est la pépinière du nationalisme » ?11 nationalisme notions de « Les » à distance12, de « nationalisme de diaspora »13 voire de « transnational nationalisme »14 ainsi pourraient permettre de rendre compte de ces solidarités qui dépassent les frontières étatiques, d’autant plus que de nombreuses organisations kurdes actives en Turquie sont elles-mêmes engagées dans une lutte nationaliste pour l’indépendance ou l’autonomie du Kurdistan. Une telle perspective apparaît pertinente15, mais ne doit pas servir - sous des apparences d’automaticité - à masquer un certain nombre de processus préalables à la mobilisation. Il faut d’abord rappeler - ce lieu commun semble malheureusement toujours nécessiter une mise au point -que les identités sont socialement construites et que l’ethnicité n’est qu’un niveau d’appartenance parmi d’autres (locale, familiale, confessionnelle, professionnelle, politique…) qui ne présuppose aucune solidarité eff ective16. Il importe alors moins de constater le caractère ethnique de ces solidarités que de comprendre comment ces identités ethniques sont construites, comment elles s’articulent à (ou se superposent à, ou sont supplantées par) d’autres identités pouvant être mobilisées en d’autres situations, comment elles « font sens » pour les acteurs17, et comment elles peuvent participer de lacréation de solidarités entre des personnes géographiquement distantes.  D’autre part, la dimension ethnique tend à occulter les dimensions idéologiques et politiques de la mobilisation. Comme on l’a vu dans les exemples de manifestations présentées ci-dessus, le rôle des organisationspolitiquesapparaît important. Ces organisations se fondent certes généralement sur un critère ethnique, mais il convient de rappeler que la mobilisation d’identités « communautaires » est souvent un phénomène politique : les identités ne sont jamais mobiliséessui generis, elles sontpolitisées, et s’inscrivent progressivement soit dans un système polarisé d’amitié et d’inimitié, soit dans un système plus fluide mais susceptible de se rigidifier en période de crise, processus dont le chercheur se                                                  11 Benedict, Anderson,Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2002 (1ère édition française 1996), p. 11. 12 Nationalism Long-Distance in Anderson, Benedict, », Benedict, « Anderson, The Spectre of Comparisons. Nationalism, Southeast Asia, and the World, Londres, Verso, 1998, p. 58-74. 13Gellner, Ernest,Nation and Nationalism, Ithaca, Cornell University Press, 1983, p. 88-110. 14un nationalisme transnational. Redéfinir la nation, le nationalisme et le territoire »,Kastoryano, Riva, « Vers Revue française de science politique533-554. Cette notion, qui est distinguée du, Vol. 56, n°4, 2006, p. « nationalisme de diaspora », apparaît cependant assez floue en ce que, selon l’auteure, les Kurdes apparaissent justement dans les deux catégories. 15Même si, on l’a vu, des personnes non kurdes peuvent également participer à ces mobilisations. 16 Sur la critique des thèses essentialistes ou culturalistes de l’identité, voir Bayart, Jean-François,L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996. Sur l’ethnicité, voir notamment Digard, Jean-Pierre (dir.),Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan, Paris, Editions du CNRS, 1988. 17L’utilisation du terme d’« acteur » (plutôt qu’« agent » par exemple) vise à insister sur les pratiques (l’action). 20  
doit de rendre compte. On pourrait ainsi, à l’image de la distinction établie par Elise Massicard entre alévité et alévisme, différencier le sentiment d’être kurde (la kurdicité) de l’idéologie et des acteurs nationalistes kurdes (le kurdisme)18. Il apparaît enfin nécessaire de souligner d’une part que sentiment national et idéologie nationaliste sont deux phénomènes bien différents et, d’autre part, que « nationalisme et mouvement nationaliste ne constituent pas le même objet de recherche »19. Affirmer que ces « » sont communautés affectives « potentiellement capables de passer du stade des représentations que l’on partage à celui des actions que l’on accomplit collectivement »20 insuffisant et impose justement reste d’interroger plus précisément lepassage à la mobilisation: pourquoi et comment des personnes s’auto-présentant d’abord comme kurdes - ou ayant au départ le vague sentiment d’être kurdes - en viennent-elles à se mobiliser pour une cause dite distante (mais qui n’est pas toujours appréhendée comme telle par les acteurs), pour un pays ou un leader qu’elles ne connaissent fréquemment que par les médias, les relations interpersonnelles et les discussions familiales ? Comme on le verra, la réponse passe sans doute par l’étude minutieuse des organisations qui constituent le mouvement kurde, et notamment du PKK, sa composante la plus importante.  Les quatre actions décrites plus haut semblent donc la concrétisation - sous la forme d’événements protestataires21 - de mobilisations politiques qui s’inscrivent dans un « mouvement social » singulier22. Ce mouvement social n’a cependant pas uniquement recours à l’« action protestataire », c’est-à-dire à l’action revendicative publique visant à                                                  18 Elise, Massicard,Construction identitaire, mobilisation et territorialité politique. Le mouvement aléviste en Turquie et en Allemagne depuis la fin des années 1980, Paris, Thèse de doctorat de l'Institut d’Etudes politiques de Paris, 2002, p. 23. Si nous retiendrons le terme « kurdiste » pour qualifier des acteurs ou des mobilisations, nous parlerons toujours de « mouvement (national, ou nationaliste) kurde », expression couramment utilisée pour parler en fait du « mouvement kurdiste » ou « pro-kurde ». 19Bozarslan, Hamit,La question kurde. Etats et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Science Po, 1997, p. 21. 20Appadurai, Arjun,Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001, p. 35. 21en quoi certaines immolations par le feu peuvent être considérées comme des événementsOn verra plus bas protestataires. 22Il n’existe pas de définition consensuelle de la notion de mouvement social. Nous retiendrons quant à nous la  définition proposée par Erik Neveu, en la complétant quelque peu : nous appellerons donc mouvement social « toute forme d’action collective concertée et impliquant des interactions conflictuelles, en faveur d’une cause politique ». Alors que pour la plupart des sociologues des mobilisations, c’est le fait de s’opposer aux autorités politiques qui autorise à parler de mouvement social, Erik Neveu suggère de limiter la qualification de « politique » aux mouvements sociaux qui se tournent vers les autorités politiques (Cf. Neveu, Erik,Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2002, p. 10-12). Par rapport à ces deux perspectives, nous considérerons au contraire ici que l’assassinat d’un écrivain engagé, l’interpellation d’un média ou d’une organisation humanitaire peuvent avoir une dimension politique, tout dépendantin fine des revendications associées à l’action (pour une conception similaire, voir Lagroye, Jacques, François, Bastien et Sawicki, Frédéric,Sociologie politique, Paris, Presses de Science Po et Dalloz, 4èmeédition, 2002, p. 313). 21  
impliquer d’autres acteurs ou à leur demander de modifier leurs positions23: certaines de ses composantes ont en effet été engagées (et le sont parfois toujours) dans des interactions guerrières avec d’autres acteurs (Etat turc ou iranien, autres mouvements kurdes), interactions qui paraissent davantage relever de l’« action directe » (même si elle visein fine la négociation24) que de la protestation à proprement parler. A la suite de Doug McAdam, Sidney Tarrow et Charles Tilly qui distinguent « mouvements sociaux » et « révolutions » pour mieux les réunir au sein de la « politique contestataire » (contentious politics), on pourrait ainsi distinguer « action de lobbying », « action protestataire » et « action guerrière », pour mieux étudier leurs relations au sein de l’« action contestataire » kurdiste25. Car si l’action contestataire du mouvement kurde emprunte en Turquie autant les voies de la guerre que de la protestation et du lobbying, elle s’est toujours limitée à la protestation et au lobbying dans les différents pays européens. Des actions violentes ont bien été menées, des combats de rue ont pu ressembler à de la « guérilla urbaine » en Allemagne ou en France, des menaces ont pu être proférées à l’encontre de gouvernements et d’hommes politiques ; les organisations kurdistes ne sont néanmoins jamais réellement entrées dans une logique de guerre en Europe. Il reste que, s’inscrivant dans les espaces politiques européens, les mobilisations que nous nous proposons d’étudier prennent effectivement leur source au Moyen-Orient : elles sont l’extension déterritorialisée de mobilisations ayant émergé en Turquie dans les années 1960-1970 et qui continuent aujourd’hui encore, en raison notamment du conflit sanglant opposant le PKK au régime turc depuis 1984.  2. De la transfrontaliérité à la transnationalisation des mobilisations Silessont le plus souvent considérés comme des conflits internes auxconflits kurdes Etats qui les ont vus naître, il n’en demeure pas moins quela kurde se présente question comme un cas idéal-typique du débordement des frontières nationales. Le problème kurde est en effet d’abordtransfrontalierà des logiques stato-nationales (en Turquie, en Iran,, obéissant en Irak et en Syrie) et à des logiques davantage régionales (au Moyen-Orient), en fonction des périodes et des enjeux. On observe ainsi les acteurs kurdistes et les Etats sortir régulièrement de leur cadre local-national pour agir dans un cadre régional, voire international,                                                  23 De même que notre définition des mouvements sociaux (politiques) n’inclut aucune condition de cible (étatique), notre définition de l’action protestataire n’implique pas qu’elle soit dirigée contre ou vers l’Etat, à la différence de celle d’Olivier Fillieule par exemple (« une action concertée dirigée d’abord vers tel ou tel secteur de l’Etat ». Cf. Fillieule, Olivier,Stratégies de la rue…,op. cit., p. 39). 24Bozarslan, Hamit,La question kurde…,op. cit., p. 206 et suivantes. 25 une cartographie de la politique contestataire », McAdam, Doug, Tarrow, Sidney et Tilly, Charles, « Pour Politix, Vol. 11, n°41, 1998, p. 7-32. Voir aussi McAdam, Doug, Tarrow, Sidney et Tilly, Charles,Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 5. 22  
essentiellement dans le but d’accroître des ressources imposables ou monnayables dans un cadre stato-national26. Les frontières sont en ce sens des démarcations artificielles ; elles n’en sont pas moins productrices de divisions et de clivages (identitaires notamment), mais aussi d’unions (politiques, commerciales…) lorsqu’elles s ont dépassées. On peut donc parler de « sphère minoritaire » régionale, entendue comme le champ de manœuvre des acteurs sociaux minoritaires et incluant des territoires non spécifiquement kurdes (Liban, Israël... où vivent de nombreux Kurdes), qui s’élargit ou se rétrécit en fonction des relations entre les Etats de la région27. Mais à ce champ d’action régional correspondent le plus souvent des mobilisations dans un strict cadre stato-national, même si elles sont très souvent transfrontalières (utilisation des Etats voisins comme base arrière) : les acteurs kurdistes d’Irak ont toujours choisi de revendiquer l’autonomie du seul Kurdistan d’Irak, les organisations kurdistes iraniennes ont toujours inscrit leur lutte dans le cadre de l’Etat iranien et si certaines organisations kurdistes de Turquie affirmaient se battre pour l’indépendance d’un « grand » Kurdistan, elles n’ont cependant toujours pris pour cible que l’Etat turc28. Cela ne signifie pas pour autant que les mobilisations kurdistes de ces différents Etat soient totalement indépendantes. Comme on le verra, la montée en puissance du mouvement nationaliste kurde de Turquie ne peut être comprise sans faire référence à l’échec du mouvement de Barzani en Irak en 1975. De même, les organisations kurdistes d’un pays donné ont toujours intégré - plus ou moins selon les périodes et les organisations - un certain nombre de Kurdes originaires d’autres pays du Moyen-Orient.   Depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980, se sont ajoutées à cette transfrontaliérité de nouvelles mobilisations de par le monde, essentiellement en Europe, mais aussi en Australie, au Canada ou aux Etats-Unis. On assiste donc à une certaine déterritorialisationdes mobilisations kurdistes : alors que le champ d’action des acteurs de la question kurde était jusqu’alors relativement délimité géographiquement (local, stato-national ou régional), il s’étend désormais à différentes parties du globe sous l’impulsion de dynamiques variées (bouleversements politiques dans les pays où vivent les Kurdes, implantations de certaines organisations en Occident, migrations de différentes populations et implications de nouveaux acteurs étrangers). Ce phénomène n’affecte cependant pas tous les                                                  26Bozarslan, Hamit,La question kurde…,op. cit., p. 290-347. 27Ibid., p. 298-299 et 301. Hamit Bozarslan considère que la sphère minoritaire comprend également les  extensions « diasporiques » kurdes en Occident. Nous distinguerons quant à nous le champ d’action des acteurs au Moyen-Orient de celui des acteurs en Europe, car les logiques d’action y semblent en partie différentes. 28 Ibid., p. 324. Cette constatation est moins vraie depuis quelques années. Après le départ du PKK de Syrie en 1998, le parti d’Öcalan a commencé à combattre, militairement ou politiquement, les régimes iranien et syrien. 23  
acteurs de la même manière, démontrant une fois encore l’efficacité des frontières et la spécificité des situations des populations kurdes dans les différents pays du Moyen-Orient : même si des mobilisations kurdistes iraniennes, irakiennes ou syriennes ont émergé au sein de ce nouvel espace, ce sont surtout les mobilisations liées à l’arène politique turque qui ont fortement augmenté en nombre et en taille en Europe. Comment alors décrire l’extension du champ d’action de ce mouvement social ? Comment désigner l’extension déterritorialisée de ces mobilisations ? Si les sciences sociales bénéficient déjà d’une palette de notions considérables pour évoquer ces processus, quelques précisions s’imposent dans le choix des termes.  Il semble d’abord possible d’écarter tout de suite la notion d’internationalisation, qui reste un terme assez flou plutôt réservé à la description de processus impliquant aussi des Etats ou des institutions supranationales. Assiste-t-on alors à une « transnationalisation » des mobilisations kurdistes de Turquie ? Souvent associé à la « globalisation » et systématisé au début des années 1970 pour qualifier les connexions internationales d’acteurs non-gouvernementaux29peut néanmoins recouvrir deux significations qu’il convient de, ce terme distinguer. Dans son acception stricte, la transnationalisation des mobilisations pourrait d’abord désigner la diversification progressive desnationalités des acteurs qui en sont à l’origine. Si l’on considère qu’un nombre très important de Kurdes ayant la nationalité de leur pays d’accueil s’engagent progressivement en Europe dans des mobilisations d’abord initiées par des Kurdes de nationalité turque, on pourra considérer qu’il y a bien une certaine transnationalisation des mobilisations kurdistes. Pour autant, la définition pourrait laisser sous-entendre que de nombreux Européens d’origine non kurde s’engagent également, individuellement ou en groupe, dans ces mobilisations… ce qui est loin d’être le cas, même si, comme on l’a vu, des soutiens collectifs ou des ralliements individuels ont bien eu lieu. Elle ne rend pas non plus compte des processus d’engagement de nombreux Kurdes situés en Allemagne, mais ayant toujours la nationalité turque. Enfin et surtout, elle pourrait par contre désigner un phénomène plus ancien : l’engagement de Kurdes de Turquie dans des mobilisations pour l’autonomie du Kurdistan d’Irak, l’engagement de Kurdes syriens, irakiens et iraniens dans la lutte contre l’Etat turc, etc. Mettre en avant la nationalité des acteurs peut donc apparaître pertinent lorsqu’on analyse l’action collective d’entreprises multinationales,
                                                 29 Keohane, Robert O., et Nye, Joseph S., (dir.),Transnational Relations and World Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1971, p. XI. Voir aussi Rosenau, James,Turbulence in World Politics. A Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990. 24  
des mobilisations religieuses ou politico-religieuses, et certaines mobilisations politiques finalement peu nombreuses (comme celles de l’Internationale socialiste, voire les mobilisations altermondialistes), mais s’avère peu heuristique pour étudier un mouvement social déjà transfrontalier et étendu ensuite à des acteurs ayant migré, qui nécessite de s’intéresser bien davantage aux appartenances et allégeances sociales, politiques ou ethniques.  On considérera alors la transnationalisation des mobilisations commele processus de diversification progressive des territoires stato-nationaux sur lesquels elles se déploient, comme le font souvent tacitement - la plupart des études sur les mobilisations -transnationales30. La notion signifie alors plus précisément « par delà les frontières étatiques », et il serait sans doute plus juste d’utiliser les mots « transfrontiérisation » (de « transfrontière » et non « transfrontalier », qui peut sous-entendre en français une proximité géographique avec la frontière) ou « transétatisation »31. Mais le risque serait alors grand d’exclure cette étude de tout un champ de recherche dont elle s’est pourtant nourrie et de développer des « bulles conceptuelles » sans doute néfastes à l’unification des études dans ce domaine. L’utilisation du terme « international » en lieu et place d’« interétatique » n’a pas empêché les chercheurs de savoir de quoi ils parlaient, un minimum de rigueur dans les définitions permettant d’éviter toute confusion. Ajoutons enfin que nous appréhenderons la transnationalisation non pas seulement comme un moment spécifique de l’histoire de ces mobilisations, mais également comme le travail constant d’actualisation et d’entretien des liens transnationaux au cours des mobilisations : la transnationalisation n’est en effet jamais donnée une fois pour toutes et des logiques contradictoires de centralisation et d’autonomisation ont continué à affecter les mobilisations kurdistes entre le début des années 1980 et aujourd’hui.  B. Action contestataire et transnationalisation : questions et partis pris théoriques  Comment alors étudier l’extension transnationale de l’action contestataire kurdiste ? N’ayant pas l’ambition de proposer ici une nouvelle grille de lecture de la « question                                                  30 : Keck,dans la littérature sur le sujet Margaret et Sikkink, Kathryn, le titre le plus cité  Cf.Activists beyond Borders. Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1998. 31elle d’« espace transétatique », en ce que la Thomas Faist préfère ainsi à la notion d’« espace transnational » c première se réfère à des relations entre et par delà les nations (zwischen und durch) alors que la seconde prend pour objet les relations entre les Etats, c’est-à-dire entre et par delà les frontières étatiques. Voir Faist, Thomas, « Grenzen überschreiten. Das Konzept Transstaatliche Räume und seine Anwendungen », in Faist, Thomas (dir.),Transstaatliche Räume. Politik, Wirtschaft und Kultur in und zwischen Deutschland und der Türkei, Bielefeld, Transcript, 2000, p. 9-56. 25  
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