La variation lexicale, ou comment nommer la nouvelle réalité
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ARTICLE P AR U D ANS LA LINGUISTIQUE , VOL . 35, FASC .2, 1999 : 113-126VARIATION LEXICALE ET RECONSTRUCTION SÉMANTIQUE EN MIGRATION :1LE CAS DE FRANÇAIS EXPATRIÉS EN MILIEU ANGLO- CANADIENpar Gilles F ORLOTUPRESA CNRS 6065 - Universi té de ROUENCen tre de rech erches en édu cation franco- ontarienne (OISE/Univ ersité de TO RONTO)This article deals with bilingual competence in a situation of migration. The target population is French immigrants in Toronto, Ca nada’s largest English- speaking city. The author shows how a migrant may reconstruct the semantic composition of lexical items, particularly with words which are almost analogous in French and English. Some lexemes are either used according to the French norm (standard usage) or are included into French with the semantic features of their English counterparts (bor rowed usage). Another possibility lies in a mechanism of semic mixture, whereby the speaker uses a word which has the semantic composition of both languages, which results in the extension of its uses. All in all, these language practices, and bilingual speech as a whole, are but a reflection of the migrants’ dual cultural and linguistic identities, and of the ongoing semantic reconstruction of their linguistic competence. L A POP ULATIO N CON CERN ÉEL a recherche française s’int éresse de plus en plus aux populations immigrées de l’h exagone. L a démographie, la sociologie, l’e thnologie et la sociolinguistique (entr e autres) y ...

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ARTICLE PARU DANS LA LINGUISTIQUE, VOL. 35, FASC.2, 1999 : 113-126
VARIATION LEXICALE ET RECONSTRUCTION SÉMANTIQUE EN MIGRATION : LE CAS DE FRANÇAIS EXPATRIÉS EN MILIEU ANGLO-CANADIEN 1
par Gilles F ORLOT UPRESA CNRS 6065 - Université de ROUEN Centre de recherches en éducation franco-ontarienne (OISE/Université de TORONTO)
This article deals with bilingual competence in a situation of migration. The target population is French immigrants in Toronto, Canada’s largest English-speaking city. The author shows how a migrant may reconstruct the semantic composition of lexical items, particularly with words which are almost analogous in French and English. Some lexemes are either used according to the French norm (standard usage) or are included into French with the semantic features of their English counterparts (borrowed usage). Another possibility lies in a mechanism of semic mixture, whereby the speaker uses a word which has the semantic composition of both languages, which results in the extension of its uses. All in all, these language practices, and bilingual speech as a whole, are but a reflection of the migrants’ dual cultural and linguistic identities, and of the ongoing semantic reconstruction of their linguistic competence.
L A  POPULATION  CONCERNÉE La recherche française s’intéresse de plus en plus aux populations immigrées de l’hexagone. La démographie, la sociologie, l’ethnologie et la sociolinguistique (entre autres) y trouvent là un terrain fertile pour leurs recherches sur l’intégration, sur l’assimilation, sur la ségrégation et de façon générale sur l’acculturation de ces populations. Cet article s’intéresse aux ressortissants français expatriés à Toronto, la plus grande ville du Canada. Ce groupe (qui exclut diplomates et agents de la fonction publique et des entreprises en mission) constitue une population migrante particulière à plusieurs titres. D’abord, les Français de l’étranger, quel que soit leur lieu de résidence, font rarement l’objet d’études. Ensuite, ces Français de l’Ontario font partie d’un groupe plus large de francophones minoritaires, appelé communément les Franco-Ontariens. Ce terme est pris dans son sens générique, compte tenu de la difficulté persistante (et parfois du malaise) en Ontario à trouver une définition claire 2  englobant Franco-Ontariens «de 1 Je remercie Claude Caitucoli, Monique Léon et Pierre Léon pour leurs commentaires sur une version antérieure de ce travail. 2 Voir Juteau-Lee, Danielle, 1980, «Français d’Amérique, Canadiens, Canadiens français, Franco-Ontariens, Ontarois : qui
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souche» (c’est-à-dire d’origine canadienne française) et nouveaux Franco-Ontariens (immigrants francophones d’origines antillaise, africaine, asiatique et européenne). Quoi qu’il en soit, le recensement canadien de 1991 donnait pour la communauté urbaine de Toronto le chiffre de 3535 personnes nées en France (donc théoriquement françaises) 3 . S’inscrivant dans un projet sociolinguistique plus large d’identification des rapports entre acculturation, adaptation sociale et restructurations linguistiques du parler des migrants 4 , cet article vise à présenter un aspect de cette restructuration : le lexique 5 .
É LÉMENTS  DE  MÉTHODOLOGIE Pour les limites de notre étude, nous avons adopté une définition restrictive en identifiant notre locuteur français de Toronto comme une personne originaire du territoire hexagonal de la France, qui parle et a été éduquée en français et qui est venue à Toronto à l'âge adulte. En dépit des données ethnolinguistiques qui définissent réellement le peuple français, il nous fallait nous imposer des critères d'homogénéité nécessaires à la comparaison de données linguistiques : ainsi seuls les Français adultes qui avaient été éduqués en France furent conservés pour cette étude 6 . Pour répondre à la problématique de l’émergence de formes variantes dans le lexique de ces locuteurs, il nous fallait développer des outils de cueillette de données linguistiques. Nous avions opté pour les méthodes suivantes : des entrevues semi-dirigées, qui allaient sans doute révéler une plus ou moins grande vigilance métalinguistique, entrevues suivies de la distribution d'un questionnaire, et de longues séances d'observation participante en milieu de travail. Les entrevues furent menées avec douze locuteurs choisis de façon aléatoire, et quinze autres Français furent observés en milieu professionnel francophone. En tout, le corpus rassemble six heures de dialogues enregistrées et plus d’une année d’observation quotidienne de locuteurs en milieu de travail. En tout donc, la présente étude a concerné vingt-sept personnes. Le corpus a ensuite été sommes-nous ?», Pluriel-Débats , p. 21-42 3 Statistics Canada, 1993, Data Documentation for the Profile Series -- Part B. 1991 Census of Canada , Ottawa, Supply and Services Canada. 4 Les manifestations linguistiques hors normes de la compétence bilingue sont appelées «marques transcodiques» et le parler des migrants devient ainsi le «parler bilingue». Sur ces termes et ce sujet, voir les travaux de référence suivants : Lüdi, Georges et Py, Bernard, 1986, Être bilingue , Berne, Peter Lang, 185 p. et Lüdi, Georges, 1987, Devenir bilingue, parler bilingue , Tübingen, Niemeyer, 270 p. 5 La restructuration linguistique en situation de migration a déjà été abordée dans cette revue : voir par exemple Grosjean, François et Py, Bernard, 1991, «La restructuration d’une première langue: l’intégration de variantes de contact dans la compétence de migrants bilingues», La Linguistique , 27 (2), p. 35-60. 6 À noter toutefois que les locuteurs ayant une connaissance même passive d’une langue régionale, d’un dialecte ou d’un patois de France furent conservés.
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analysé en détail, et une typologie des variations phonématique, morphosyntaxique et lexicale ainsi qu’un examen des phénomènes d’alternances de codes fut effectuée 7 .
L A  VARIATION  LEXICALE  EN  MIGRATION On a dit parfois que le lexique est la partie la plus perméable du système en situation de migration. Certaines études antérieures l'ont affirmé, dont celle de Haugen 8  (p.59) et plus récemment celle de Clyne 9 (p.95). Cependant, si quantitativement le transfert lexical est la forme la plus importante d'interférence dans notre corpus, nous devons manipuler les notions avec prudence. D’abord, on peut facilement opposer à l’idée que l’empruntabilité est plus forte dans le lexique le fait que cette catégorie linguistique est aussi celle qui est la plus importante en quantité dans un corpus (de langue française), et que le décompte des emprunts de chaque domaine de la langue (lexique, morphologie, syntaxe) nous ferait faire fausse route. En effet, la distribution plus importante de certaines catégories grammaticales permet difficilement de faire des hiérarchies 0 d'empruntabilité (Poplack, Sankoff et Miller, p.62-63) 1 . Ensuite, ce que nous repérons comme une interférence lexicale peut n'être en réalité que la réalisation phonétique variante d'un lexème déjà intégré au parler du locuteur avant son expatriation : c'est ce que Mougeon, Beniak et Valois (p.12) 11  appellent les emprunts «internationaux», répertoriés dans les dictionnaires, comme les noms de sport ( base-ball, football , etc.) et les particularités culturelles anglo-saxonnes dont les termes furent adoptés avant que la plupart de nos locuteurs ne quittent la France ( blue jeans, chewing gum, week-end , etc.). Néanmoins, les locuteurs leur attribuent parfois des traits sémantiques particulièrement variants qui pourraient les faire passer pour des «ré-emprunts» (c'est notamment le cas du lexème business , qui devient pour certains locuteurs synonyme de «magasin»). Nous nous sommes contenté ici de présenter les éléments pertinents pour l'étude du rapport entre langue et migration, et de la façon dont nos informateurs mettent cette expérience en mots.
7 Forlot, Gilles, 1995, Pratiques langagières d’expatriés: Typologie et analyse de l’adaptation linguistique d’un groupe de Français installés à Toronto (Canada) , mémoire de DEA, Université de Rouen / URA CNRS 1164, 247 p. 8 Haugen, Einar, 1969 (1 ère éd. 1953), The Norwegian Language in America: A Study of Bilingual Behavior . Vol. 2, Bloomington, Indiana University Press, 699 p. 9 Clyne, Michael, 1982, Multilingual Australia , Melbourne, River Seine Publication, 178 p . 10 Poplack, Shana, David Sankoff et Christopher Miller, 1988, «The social correlates and linguistic processes of lexical borrowing and assimilation», Linguistics , 26 (1), p. 47-104. 11 Mougeon, Raymond, Édouard Beniak et Daniel Valois, 1985, Répertoire classifié des emprunts lexicaux à l'anglais dans le français parlé de Welland (Ontario) , Toronto, Centre de recherche en éducation franco-ontarienne, 111 p.
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La migration impose la restructuration de certaines unités de sens culturel (les «sèmes culturels», en quelque sorte), et cette restructuration transparaît dans le domaine lexico-sémantique : en effet, la migration en terre étrangère impose à celui qui la vit non seulement de nommer différemment les choses, mais aussi de nommer de nouvelles choses (Weinreich, 1968 : 56-61) 12 . Cela passe donc par la réalisation d'unités lexicales françaises sémantiquement modifiées par rapport à celles d'origine, et par des emprunts purs et simples à l'anglais 13 . Voici, à titre d'exemples, quelques emprunts intégrés relevés dans notre corpus : business , challenge , yuppies , manager , lexèmes que l'on entend quelquefois en France mais qui sont ici prononcés à l'anglaise (autant que faire se peut). Dans la catégorie des lexèmes spontanés ou occasionnels, on a relevé au middle age , les newsletters , un cottage , le daycare , ou encore, en parlant d'informatique, le verbe deliter  (prononcé [delite] et issu du verbe anglais «delete»). Ce dernier lexème pourrait venir s'ajouter à la liste d'emprunts (Poplack, p.235) qui contreviennent à la règle de la contrainte du monème libre grâce à l'entremise du recours momentané à des affixes du français (ici, l'affixation de «-er», marque de l'infinitif du premier groupe) 14 . Comme les processus d'apparition de ces emprunts sont bien connus (voir Haugen, 1969, Weinreich, 1968 et leurs successeurs), nous passerons sur cette catégorie d'emprunts intégrés et nous nous pencherons sur les types de restructuration lexico-sémantique.
A- L'emprunt-calque avec déplacement sémantique Dans la liste qui suit, nous avons des lexèmes que les locuteurs de France emploient, mais qui ont subi un déplacement sémantique dans le parler bilingue. Il y a ici une répartition différente des traits sémantiques (ou sèmes), qui se traduit par l'ajout de certains sèmes ou la suppression d'autres 15 . Nous avons affaire ici à un chevauchement sémantique, qui finit par donner des lexèmes dont la signification a évolué dans le parler bilingue. Ces lexèmes ne
12 Weinreich, Uriel, 1968 (1 ère éd. 1953), Languages in Contact , The Hague, Mouton, 152 p . 13 Voir entre autres p. 87-93 dans Dabène, Louise, 1994, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues , Paris, Hachette F.L.E., 191 p. 14 Poplack, Shana, 1988, «Contrasting patterns of code-switching in two communities», dans Heller, Monica, 1988, Codeswitching: Anthropological and Sociolinguistic Perspectives , Berlin, Mouton de Gruyter, p. 215-244. La règle énoncée par Poplack est la suivante : «the free morpheme constraint [which] prohibits mixing morphologies within the confines of the word» (p. 219). Au vu des résultats de ses travaux sur le contact linguistique français/anglais dans la région d’Ottawa, elle ajoute qu’à l’occasion, cette contrainte «can be circumvented through the mechanism of momentary borrowing» (p. 235). 15 Nous identifions les sèmes en les écrivant entre barres obliques ; plus loin, la lettre S fait référence au terme «sème». Pour une théorie et une terminologie de l’analyse sémique, voir Pottier, Bernard, 1992 (2 e éd.), Théorie et Analyse en Linguistique , Paris, Hachette, 240 p.
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dénotent plus que partiellement la même réalité, comme le montre la liste suivante extraite du corpus : 1) ça m'a pas l'air d'être très effectif [Coralie] 16 2) il y a des gens  qui s(e) sentent plus confortables [Jérémy] 3) à un certain moment j'allais à l'école ici [Michel] 4) on a eu des complaintes que... (deux fois) [Carole] Tous les lexèmes ci-dessus apparaissent dans la liste des vocables du français standard. Ils étonneront cependant le locuteur monolingue de France par leur réalisation dans des contextes où il ne les attend pas. Le terme d'origine est utilisé dans un contexte plus ou moins similaire à celui de la culture d'origine (Haugen, p.91) 17 , mais certains traits sémantiques apparaissent ou disparaissent. Par exemple, le signifié confortable  ajoute à la définition «qui procure du confort physique» le sème /dénué de toute gêne, de tout embarras/ ; il y a donc là extension de la signification de confortable à toutes situations où un locuteur ressent une forme de bien-être. En d'autres termes, le locuteur a dans cet énoncé supprimé la différence sémantique classique en français normé (de France) entre «confortable» (= état de quelque chose qui procure un bien-être, physique en général) et «à l'aise» (= état ou sensation d’une personne). La même interprétation vaut pour les énoncés suivants, par exemple pour l'énoncé 3 : le terme école  porte, outre les sèmes /lieu d'éducation primaire/ et (au Canada) /lieu d'éducation secondaire/, celui de /lieu d'éducation supérieure/ (collège communautaire ou université). Le déplacement sémantique se fait par adaptation au syntagme anglais «I went / I was going to school». Il y a ici extension de sens de ce signifié parce qu’ école dénote dans cet énoncé toute institution d'enseignement, du primaire au supérieur. Notons au passage que le lexème école et le syntagme aller à l'école  sont des énoncés caractéristiques de l'apprenant anglophone nord-américain de français langue étrangère ou seconde, énoncés qui servent à la même généralisation que celle effectuée par Michel. On a donc là matière à penser qu'il s'agit d'une interférence par léger glissement sémantique. Resterait encore toutefois la possibilité d'un choix conscient de ce syntagme par le locuteur, car la signification d’ école est en français québécois plus étendue qu'en français de France. Néanmoins, ceci est peu probable au vu de la très faible participation du locuteur à la vie franco-torontoise et son désintérêt vis-à-vis de la francophonie canadienne et des
16 Dans cet article, on fait référence à chaque locuteur par son prénom (fictif). 17 Haugen, Einar, 1972, The Ecology of Language , Stanford, Stanford University Press, 366 p.
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pratiques linguistiques canadienne-française et québécoise. On peut effectuer une analyse similaire du lexème complaintes  (énoncé 4), où la théorie de l'analogie avec un équivalent québécois ne peut être utilisée, car cet équivalent potentiel n'existe pas. Nous nous en tiendrons donc à notre idée du déplacement sémantique, qui ajoute cette fois-ci au terme d'origine «plainte» le sème /lamentation/. On pourra avancer que finalement, les lexèmes «plainte» et «complainte» n'ont rien à voir l'un avec l'autre dans le contexte dans lequel l'énoncé a été produit, et que l’explication en souffre. Nous croyons cependant que dans la mémoire de la locutrice qui a produit l’énoncé, qui d'ailleurs se fait fort d'exclure toute marque de parler bilingue dans ses pratiques langagières, «complainte» est répertorié avec «plainte» dans une catégorie sémantique du mécontentement, du malaise. L'homologie avec l'anglais aidant, le transfert d’un lexème vers l’autre n'a eu aucune difficulté à se faire, et semble bien établi car il a été réalisé deux fois dans la même conversation, à quelques instants près. Malgré tout, la limite entre chevauchement sémantique par perte ou gain de sèmes et la restructuration sémantique complète est fine, comme va nous le montrer l'analyse qui suit.
B- L'emprunt-calque avec redéfinition sémantique complète Haugen analyse ce phénomène en termes de «confusions sémantiques» (1972 : 91), même si cette terminologie a une légère coloration normative. Ci-dessous se trouvent des exemples d'énoncés que nous avons pu relever : 5) éventuellement (quatre fois) [Gérard] 6) en train de changer dramatiquement [Gérard] 7) confidence  (deux fois) [Gérard] 8) absolument + canadien définitivement [Gérard] 9) il y a un désir de: DÉfinitif à ...[Martine] 10) j'espère pouvoir un jour changer de location [Joseph] 11) une meilleure compréhension et et:: ++ et commande du français  [Michel]
Nous avons là en fait une réorganisation du sémème (l'ensemble des sèmes) de chaque terme. Prenons l'exemple de l'adverbe éventuellement : si l'on simplifie l'analyse en excluant les sèmes de catégorie grammaticale (verbe, adverbe, adjectif, féminin, pluriel, etc.), on pourra, en
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français normé de France, lui attribuer les sèmes (notés S, en abréviation) suivants : éventuellement  = S1  /du domaine du possible/ + S2  /dans l'avenir/ ; chez certains de nos locuteurs, le sémème de éventuellement devient le suivant : S1 /qui marque une fin/ + S2 /sans référence temporelle/. En d'autres termes, ce lexème tel qu'il a été utilisé à plusieurs reprises dans le corpus, a pris les sèmes de son répondant anglais «eventually», c'est-à-dire de l'adverbe «finalement» du français standard. Nous avons affaire ici à la problématique de ce que l’on appelle communément les «faux-amis», c’est-à-dire l’emprunt des termes ressemblants dans les langues typologiquement proches, comme c’est le cas de l’anglais et du français pour une grande partie du lexique. La même analyse peut être appliquée à définitivement  et définitif  (énoncés 8 et 9), qui substitue le sème d'origine S /qui ne peut plus être changé/ pour un nouveau sème S' /qui est une certitude/. Dans cet exemple, les locuteurs ont attribué au lexème français un sémème de leur nouvelle langue ; c'est ainsi que définitivement et définitif prennent respectivement le sens de «definitely» et de «definite». Bien sûr, la ressemblance formelle et l'homophonie partielle entre ces termes sont aussi à l'origine de ce transfert. Ceci confirme l’idée qu’en migration, la sémantique du parler du migrant se construit 18 , se déconstruit et se reconstruit, dans la langue d’accueil (L2) comme dans celle d’origine (L1) ; d’ailleurs, l’apprenant de français langue étrangère se trouve dans la même situation de construction, d’élaboration sémantique des termes proches de sa langue maternelle. Dans le lexème location (énoncé 10), nous constatons la substitution des sèmes S1 /lieu que l’on obtient, que l’on garde contre paiement régulier d'une redevance/ et S2 /lieu dont on n’est pas le propriétaire/ pour le sème S'  /lieu, emplacement/. S2 a disparu lorsque le lexème a été transféré, car il n'y a pas d'idée de bail dans le lexème anglais «location». Cette analyse n'est valable que si nous reconnaissons un calque dans ce lexème ; la difficulté, comme souvent dans le parler bilingue, réside dans le fait que l'énoncé peut être analysé de plusieurs façons. Après tout, rien ne nous oblige à considérer que dans cet énoncé, S1 et S2 ont disparu et ont été substitués, ce qui revient à dire que le locuteur Joseph a en effet parlé d'une location, d'un bail. Lors de l'analyse de l'adaptation langagière des migrants, il convient de prendre des
18 Dittmar, Norbert, 1988, «La sémantique en construction», Langage et société , 50-51, p. 39-66. Dans l’acception de Dittmar, ce terme sert à analyser le parler et les interactions des migrants dans leur seconde langue.
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précautions dans la formulation des conclusions de façon à ne pas voir des interférences partout. Lorsqu'elles ne font aucun doute, comme dans l’énoncé 7, confidence  (< anglais «confidence» ; français standard «confiance») et dans l’énoncé 8, commande  (< anglais «command» ; français standard «maîtrise»), nous refusons de parler d'erreur ou de confusion, mais nous utilisons plutôt les termes de polylectalité et d'ajustement (Py, p.120) 19 , car le bilingue a recours à ces termes dans des interactions qui mettent en scène d'autres bilingues. En effet, ces derniers, quelle que soit leur compétence bilingue (franco-dominants, anglo-dominants ou équilibrés) ont à des degrés différents les deux répertoires, ce qui leur permet d’interpréter le contenu des messages en faisant pour ainsi dire les découpages sémiques qui leur sont nécessaires pour comprendre et valider les énoncés. Ainsi, la sémantique du bilingue pourrait être schématisée de la façon suivante (x et y représentant deux langues ou parlers quelconques, et S symbolisant le sème) : Lexème X de langue x xS1 + xS2 + xS3... Lexème Y de langue y yS1 + yS2 + yS3... Lexème Z d'un parler bilingue xy xS1 + yS2 ou n'importe quelle combinaison logique des sèmes ci-dessus.
Voici un autre exemple qui illustre ce schéma (f = français; a = anglais). Le lexème dramatiquemen t (énoncé 6), en français normé de France, pourrait donner lieu à l’analyse sémique suivante : fS1 /mauvaise nouvelle/ + fS2 /quelque chose de négatif et de tragique/. En anglais, le lexème «dramatically» pourrait se décomposer ainsi : aS1 /spectaculaire/ + aS2  /rapide et plein d'action/. Dans le parler bilingue de certains locuteurs ayant utilisé dramatiquement  (par exemple pour Gérard dans l’énoncé 6), au moins momentanément, ce lexème a acquis les sèmes de l'anglais en perdant ceux du français : aS1 + aS2 - fS1 - fS2. Malgré tout, il semble difficile de prévoir l'occurrence de tel ou tel lexème et de sa composition sémique, car même en discours unilingue, cette composition n'est pas rigide ; elle l'est évidemment encore moins en discours bilingue, comme nous l'avons vu. Même si d'aucuns avanceront que ces lexèmes sont peut-être purement et simplement empruntés comme tels de la langue d'origine, la proximité formelle des termes nous pousse à pencher pour une restructuration
19 Py, Bernard, 1995, «Migration, apprentissage et réorganisation des compétences linguistiques», dans Lüdi, Georges, Py, Bernard et al. , 1995, Changement de langage et langage du changement. Aspects linguistiques de la migration interne en Suisse , Lausanne, L'Âge d'Homme, p. 117-146.
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sémique, car l'acculturation s'accompagne d'une «sémantique en construction», comme nous l’avons dit plus haut.
C- L'emprunt mixte, ou hybride Ce type d'emprunt a un rapport moins grand à l'interférence sémantique, l'adaptation étant a priori plus morphologique 20 . 12) j'étais disconnecté   [Gérard] 13) un individuel (deux fois) [Gérard] 14) je serais contenté d 'avoir ... [Jean] 15) une certaine e nobilité [Pierre] 16) du temps de la royalté   [Pierre] 17) on est un p(e)tit peu + e: ++ dépre » dépressé ...  [Michel] 18) elle est pas vraiment fluente   [Michel] Nous observons donc dans ces exemples la présence d'un monème emprunté, qu'il soit grammatical (un morphème) ou lexical (un lexème). Il peut s'agir de la modification ou de la substitution d'un préfixe ( dis- dans l'énoncé 12) ou d'un suffixe ( -el  dans 13). Quelquefois, le lexème est modifié par suite d'un changement morphématique, comme dans nobilité  et royalté (énoncés 15 et 16). L'énoncé 14 laisse transparaître une hybridation plus complexe, parce qu'elle semble double : je serais contenté de  + verbe rappelle le français standard (a) «je me serais contenté de» + verbe ou (b) «je serais content de» + verbe. Du côté de l'anglais, (c) «I would be contented with» + verbe + «-ing» existe aussi. S'agirait-il d'une double interférence entre les formes françaises (a) et (b) auxquelles s'ajouterait la forme anglaise (c) ? Cela semble difficile à affirmer de façon certaine, car le corpus ne nous donne pas de moyen de comparaison avec d'autres termes ayant la même signification et nous ne savons pas si l'expression anglaise (c) est connue du locuteur et s'il l'utilise avec fréquence, car elle n'est pas d'un registre très courant en anglais. Pour le cas de l’énoncé 17, dépressé  (prononcé [depr Α \ se]), le seul moyen qui nous permette d'affirmer qu'il s'agit d'un emprunt est que le locuteur Michel bute après l'affixe «dé-», 20 Pour une analyse détaillée, voir Forlot, Gilles, 1996, «Analyse morphosyntaxique du parler d'un groupe d'immigrants français à Toronto», Revue du Nouvel-Ontario , 20, p. 77-112 ; Forlot, Gilles, 1999, «Portrait sociolinguistique de migrants français à Toronto», dans Labrie, Normand et Forlot, Gilles, L’Enjeu de la langue en Ontario français , Sudbury, Éd. Prise de Parole, p. 197-238.
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qu'il hésite. Ici, il s'arrête sur la forme de son discours. C'est donc bien le préfixe français «dé-» qui commence ce lexème, et le monème «-prim-» est remplacé par «-press-». La substitution semble se produire parce que les monèmes «-prim-» et «-press-» sont réalisés par Michel de la façon la plus proche de l'anglais, par une sorte de convergence vers la variante «-press-». On remarque d’ailleurs en France un usage quelque peu flottant entre les adjectifs «opprimé/oppressé» et «opprimant/oppressant». L'énoncé 18 ( fluente ) est quant à lui une modification du lexème avec maintien du morphème d'origine. La marque du féminin français est réalisée (le /t/ final), mais l'adjectif est emprunté à l'anglais («fluent», c'est-à-dire «qui parle couramment»). À ce sujet, il est intéressant de remarquer que l'emprunt survient en partie de la reproduction du schéma syntaxique anglais, identique dans certains cas à celui du français : le schéma sujet + verbe + négation (+ adverbe) +   adjectif (à savoir «she is not really fluent») serait possible s'il y avait en français un adjectif correspondant à l'anglais «fluent»; comme il n'en est rien et que le français standard utilise le verbe «parler» en le déterminant avec l'adverbe «couramment» (ce qui donnerait «elle ne parle pas vraiment couramment»), Michel est dans l'obligation de recourir à un emprunt à un moment ou à un autre pour continuer son énoncé sur le même modèle syntaxique; ce faisant, il l'intègre syntaxiquement et morphologiquement : en effet, cet emprunt conserve sa place d'adjectif dans l'énoncé et porte la marque du féminin, ce qui le valide grammaticalement dans cet énoncé. Il ne s'agit donc pas d'une alternance de codes, mais plutôt un emprunt qui constitue un moyen de conserver l'intégrité syntaxique de l'énoncé, comme l'a montré Clyne 21 .
D- Les cas particuliers Pour terminer, quelques cas intéressants ont aussi retenu notre attention : 19) j'allais à des parties   [Jean] 20) c'est pas l(e) fun   [Jérémy] Nous avons ici deux lexèmes qui, pour un locuteur monolingue de France pourraient avoir une signification mystérieuse : parties (prononcé par Jean à la française, sans le /s/ final) vient de l'anglais et signifie «fête» ou «soirée». Il y a peut-être là une résurgence de l'emprunt «surprise-partie» des années soixante, passé de mode maintenant. Cependant, nous penchons plutôt pour un
21 Clyne, Michael, 1982, Multilingual Australia , p. 102.
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emprunt au français québécois (et canadien en général), qui a recours au terme «party» pour nommer ce genre d'événements, et le prononce [parte] (avec un /r/ grasseyé ou rétroflexe). En effet, durant ses trente-neuf ans de séjour, on peut imaginer que Jean a fréquenté, même de façon sporadique, des Canadiens français. Si l'on accepte donc de considérer ce lexème comme emprunté au français canadien, nous nous trouvons face à une situation intéressante : en puisant dans son répertoire lexical, le migrant français de Toronto pourra occasionnellement se tourner vers l'emprunt à la norme locale (le français de l'Ontario, très proche du français québécois) ou même vers le français québécois lui-même, accessible via les médias ou les voyages, plutôt que vers l'anglais, langue dominante. C'est aussi ce qui explique les hésitations des locuteurs face au mot business que nous citons plus haut. Même lorsque ce lexème fait référence à l’action de faire du commerce et qu'il a donc le sens qu'on lui attribue en France, les locuteurs butent souvent sur ce terme (hésitation, comme dans l’énoncé 21) ou le reformulent comme les Canadiens français le feraient et comme on peut aussi le faire en France : «les affaires». Ils peuvent aussi le reformuler en le paraphrasant : 21) disons on on on est + on on a on a un business  disons on est patron [Michel] Quant à l'expression c'est pas le fun , si le lexème «fun» est emprunté à l'anglais, il s'agit ici sans aucun doute de la version québécoise du français de France «c'est pas drôle», «on s'amuse pas», que Jérémy utilise en guise de clin d’œil à son interlocuteur (nous-même) dont il sait qu'il connaît le français québécois.
C ONCLUSION L'emprunt peut être inconscient, mais ne l'est pas toujours : il peut tenir d'une négociation avec l'interlocuteur dont on sait qu'il possède le même répertoire lexical «migrant» et est capable de valider les énoncés par passage de la L1 à la L2 ou vice versa. Il y a parfois une utilisation consciente de l'emprunt dans la relation interactionnelle entre les locuteurs. C'est précisément cette fonction discursive de l'emprunt qui a intrigué les chercheurs et qui les a fait hésiter sur le statut de nombreuses occurrences dans leurs corpus : y a-t-il emprunt ou alternance ? La question n'est pas aisée, et elle a souvent été laissée ouverte par les chercheurs. La méthodologie que nous avions adoptée, particulièrement l’entrevue qui force en quelque sorte les locuteurs au code unilingue français, ne nous a donnait pas les moyens de répondre à cette question.
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