PASSÉ TRAUMATIQUE, MÉMOIRE, HISTOIRE CONFISQUÉE ET IDENTITÉ VOLÉE: LA DÉPORTATION DES TATARS DE CRIMÉE PAR STALINE EN MAI 1944 (LE « SURGÜN ») CEZAR AUREL BANU Les Tatars criméens sont les descendants dune population turque musulmane qui habite la péninsule de Crimée depuis le XIII e siècle. Il sagit dune belle région dimportance géostratégique et touristique, entre la Mer Noire et la Mer dAzov, où se trouvent : la résidence dété des tsars russes, Livadia; Yalta, le lieu du célèbre accord entre les Alliés antinazis en février 1945; Simferopol (daprès le nom tatar, Akmescit ), la capitale de la Crimée; Sevastopol, le port de la défaite allemande et de ses alliés en 1943. Les Tatars ont fondé le khanat de Crimée en 1441, sur les fondements de lancienne Horde dOr de Gengis Khan 1 . En 1783, celui-ci sest désintégré et la péninsule a été occupée par lempire tsariste. Dès lors, se sont accentuées les persécutions et les déportations des Tatars, commencées durant les règnes du tsar Pierre le Grand et de la tsarine Catherine II (Ciocâltan, 1994: 136). Des vagues successives de Tatars criméens ont émigré dans le monde, beaucoup dentre eux sétablissant en Dobroudja, la province roumaine située entre le fleuve Danube et le bord de la Mer Noire 2 . Après la révolution bolchevique, le 13 décembre 1917, la République Autonome de Crimée a été fondée par un décret de Lénine 3 . Seulement quelques années plus tard, le 18 octobre 1921, les bolcheviks ont proclamé la République Autonome Soviétique Socialiste de Crimée 4 . La Kurultay (lAssemblée Nationale Tatare), forme dautodétermination traditionnelle tatare a été dissolue. Le pouvoir soviétique a procédé à la colonisation de la péninsule par des éléments russophones. Ces mutations démographiques ont changé la configuration ethnique de la Crimée. Celle-ci comptait en 1924, seulement 25 % de Tatars (Bugai, 1996: 101). Toutefois, le régime soviétique a mené une politique dassimilation des ethnies de Crimée. Dans les années 1930, lalphabet tatar composé de caractères arabes a été remplacé par un alphabet slave. Cela a eu des répercussions significatives sur la conservation de lidentité culturelle des Tatars criméens. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le régime soviétique de Staline a déporté plusieurs peuples non slaves de la Crimée. La justification officielle pour la déportation des Tatars, des Grecs, des Arméniens, des Bulgares et dautres minorités de Crimée était que ces ethnies avaient collaboré avec loccupant allemand durant la guerre (Bugai, 1996: 106), accusation partiellement vraie. Quant aux Tatars, un autre motif pour cette mesure radicale était que ceux-ci désiraient proclamer un État indépendant de lempire soviétique. Daprès
Conserveries mémorielles, 2006, Numéro 1
certains historiens, il y avait aussi dautres raisons pour cette décision 5 . La péninsule de Crimée occupait une position très importante dans la stratégie navale soviétique. Elle leur assurait la domination sur la Mer Noire dans léventualité dun conflit dans les Balkans ou avec la Turquie (Conquest, 1970: 347-349). Les Soviétiques planifiaient également dobtenir laccès au détroit des Dardanelles et visaient les territoires turcs, Kars et Ardahan. De plus, les Tatars de Crimée, par leurs liens ethniques et historiques avec la Turquie, pouvaient représenter pour les Soviétiques une possible « V e colonne », dans léventualité dun conflit avec Ankara.
1. Le cadre théorique de lanalyse Aujourdhui, il existe des différences dopinions parmi les spécialistes en ce qui concerne les dimensions exactes de la répression stalinienne. Ces divergences sont compréhensibles à cause de limpossibilité daccès, jusqu'à récemment, aux archives de lancienne URSS. Depuis quelques années, chercheurs individuels et équipes de recherche de lancien espace soviétique, mais aussi du monde entier ont étudié certains fonds archivistiques secrets des anciens organes de répression staliniens 6 . Les efforts de ceux-ci se sont concrétisés dans une conjoncture favorable, marquée par louverture dune partie des archives de lURSS, après leffondrement de celui-ci, en 1991. En même temps, leur démarche pionnière a été difficile à cause de la dispersion de ces fonds et de la nécessité dun travail assidu de classification. En dehors des sources écrites, un autre type de sources, méprisé par le régime soviétique, sest développé après 1991: les témoignages oraux. Beaucoup des survivants tatars de la déportation ont commencé à dévoiler leurs expériences traumatiques individuelles ou collectives par des interviews ou entretiens accordés aux spécialistes, aux journalistes ou aux postes de radio et de télévision. Les plus intéressés par la récupération de la mémoire individuelle et collective de la déportation sont normalement les intellectuels tatars de Crimée ou de lexil et les Turcs. Ceci explique le fait que la majorité de ces témoignages oraux ont été publiés dans les langues tatare ou turque. Certains dentre eux ont été traduits ultérieurement dans les langues de circulation internationale. Ils représentent une version alternative à celle officielle soviétique, en place jusquen 1991. Nous partirons de cette étude de cas pour formuler et vérifier certaines hypothèses à légard des usages du passé et de la mémoire dans les processus de constructions identitaires des groupes ethniques, dans le contexte de la société post-totalitaire. Notre démarche analytique se base sur les articulations complexes qui existent entre lhistoire et la mémoire dans ces processus identitaires. Dabord, lutilisation des méthodes et des techniques historiques spécifiques danalyse et dinterprétation des sources écrites et orales, nous permet de confronter ces deux versions de lévénement qui sest déroulé en mai 1944. Les parties de facture historique concernant la version soviétique de lévénement, consignée dans les documents darchives, et la version tatare, contenue dans les fragments de récits de vie de certains survivants de la déportation, offrent la possibilité de reconstituer lévénement dans ses multiples dimensions et donc dune manière plus objective. Dans le cas de ces deux types de sources, il sagit de documents primaires, darchives et oraux, même sils ont été recueillis et publiés par dautres