La justice dans les Lois de Platon & Platon par Lacan
27 pages
Français

La justice dans les Lois de Platon & Platon par Lacan

Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
27 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description


Dans La République, Platon étudie ce qu’est véritablement la justice en examinant une cité idéalement juste. Du fait que la nature de la justice n’est pas leur préoccupation première, les Loissuivent une stratégie argumentative tout à fait différente. Mais la cité qu’elles décrivent est manifestement censée être juste et stimuler la justice chez ses citoyens. Nous pouvons donc demander quelle définition de la justice est suggérée dans les Lois et si elle résout ou évite les problèmes soulevés par la République.
&
Avant Lacan, la psychanalyse, sous la plume de Freud, s’est déjà intéressée à ce texte célèbre. Au chapitre six de "Au-delà du principe de plaisir", il sollicite le mythe de l’androgyne pour résoudre une difficulté scientifique sur l’origine de la sexualité
  [Moins]

Informations

Publié par
Nombre de lectures 70
Langue Français

Extrait

La justice dans les Lois de Platon AuteurRichard F. Stalley [1][1] Richard F. Stalley est professeur de philosophie à lUniversité... suite  du même auteur
I - INTRODUCTION
Le but principal de la République de Platon est de procurer une définition de la justice et de montrer pourquoi il est de notre intérêt d’être juste. Il est important de reconnaître qu’en entreprenant cette tâche, Platon n’essaye pas d’analyser le langage ordinaire. Il est conscient du fait que des communautés différentes et, au sein des communautés, des factions différentes ont des conceptions différentes de la justice. La tâche de la République est de découvrir ce qu’est véritablement la justice. La stratégie utilisée par Platon pour atteindre ce but est fondée sur l’idée que c’est dans la meilleure cité possible qu’on trouvera la justice authentique. Il décrit, par conséquent, ce qu’il croit être la cité idéalement bonne. Cette cité est, bien sûr, fondée sur le principe que chacune des trois classes entre lesquelles sont répartis les citoyens doit s’en tenir à la tâche pour laquelle elle est faite par nature. La thèse de Platon, par conséquent, est que ce principe, ou quelque chose d’approchant, constitue la justice de la cité (433a-b). Parallèlement, il propose une description tripartite de l’âme et il affirme que l’individu est juste quand chacune des parties de son âme accomplit la tâche qui lui est propre. Comme Platon lui-même le dit clairement, cette stratégie, en elle-même, ne l’oblige pas à dire qu’il n’y a jamais eu ou qu’il n’y aura jamais une cité complètement juste ou un homme complètement juste. Il veut simplement dire que, pour découvrir ce qu’est la justice, il nous faut considérer une cité complètement juste et un individu complètement juste. 2 « … si nous parvenons à découvrir ce qu’est la justice, exigerons-nous que l’homme juste n’en diffère en rien, mais se conforme en toutes choses à l’idéal ? Ou nous suffira-t-il qu’il s’en approche aussi près que possible et qu’il y ait plus de part que les autres ? – Nous nous contenterons de cela, dit-il. – Un modèle ( paradeigma ), dis-je, voilà donc ce que nous cherchions quand nous étions en quête de la nature de la justice idéale et que nous demandions ce que serait le caractère de l’homme parfaitement juste, à supposer qu’il existe, et quand nous faisions de même concernant l’injustice et l’homme complètement injuste. ».
( République , 472b-c) 3Parce que La République décrit un État idéalement juste et un individu idéalement juste, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que sa définition de la justice corresponde directement à aucune compréhension ordinaire de la justice, mais nous nous attendrions malgré tout à ce qu’elle ait quelque rapport avec les conceptions ordinaires. Il est par conséquent embarrassant, c’est le moins qu’on puisse dire, que la définition que donne Platon de la justice dans la cité semble n’avoir aucun lien avec les conceptions ordinaires de la justice, comme, par exemple, d’exiger une sorte quelconque d’équité ou d’égalité. De même, la définition platonicienne de la justice dans l’âme ne ressemble en rien à la conception ordinaire d’un individu juste. Elle fait de la justice une question de constitution interne de l’âme plutôt que de comportement extérieur, et ne contribue que peu à expliquer pourquoi on devrait s’attendre à ce que l’homme juste, au sens platonicien, agisse justement, et elle implique que seul un philosophe peut être juste au sens strict du terme[2] [2] Il y a une abondante littérature sur ce sujet. Voir Sachs... suite . De plus, il n’apparaît pas clairement pourquoi nous devrions nous attendre à ce que l’État juste de Platon soit habité par des individus justes au sens platonicien. 4Les Lois diffèrent de la République en ce que la justice n’en est pas le sujet principal, et qu’elles suivent une stratégie argumentative tout à fait différente. La cité des Lois n’est pas conçue comme un paradigme de la justice et elle ne possède pas la structure tripartite de la cité de la République . Elle ne peut donc présenter la justice exactement de la même manière. D’autre part, il n’y a aucun doute que Platon la considère comme une cité qui, autant qu’il est possible, est juste et encourage la justice chez ses citoyens. Mon propos, dans cet article, est donc d’examiner quelle définition de la justice est proposée dans les Lois , et quels en sont les liens avec la définition donnée dans la République. Les Lois indiquent-elles que Platon a modifié sa conception de cette vertu postérieurement à la rédaction de la République , ou peuvent-elles être considérées comme une application de la doctrine de la République à une cité qui pourrait exister réellement ? Je poserai aussi la question de savoir si la définition des Lois résout ou évite les problèmes posés par la définition de la République.
II - L’ÂME ET LA CITÉ DANS LOIS I (624-632C) 5Les premières pages des Lois pourraient induire le lecteur à s’attendre à ce que l’analogie entre la cité et l’individu y soit aussi importante qu’elle l’était dans la République . L’Athénien part de l’idée, que Clinias, le Crétois, et Mégillos, le Spartiate, considèrent comme fondamentale dans leurs propres systèmes, que toute cité est dans un état de guerre non déclarée avec toutes les autres cités. La législation devrait être conçue de façon à donner la victoire à la guerre (626a-c). L’Athénien fait facilement admettre à ses compagnons que le même principe s’applique aux relations entre villages, entre familles dans un village, et entre individus. Ils admettent ensuite que chaque individu est en guerre avec lui-même et que la victoire sur soi-même est la plus importante de toutes. Cela permet à l’Athénien d’inverser le sens de l’argumentation et d’affirmer que familles, villages et cités ont besoin de remporter la victoire sur eux-mêmes, ou, comme nous pourrions dire, d’être « supérieurs à eux-mêmes ». Une cité dans laquelle les meilleurs éléments assurent la victoire sur les plus mauvais pourrait être appelée « supérieure à elle-même », tandis qu’une cité où les citoyens injustes se sont associés pour asservir les justes pourrait être appelée « inférieure à elle-même » (626d-627b). L’Athénien imagine alors une famille où il y a une querelle entre frères justes et injustes, et où on fait appel à un juge pour trancher la question. Le meilleur juge ne serait pas celui qui anéantirait les mauvais frères et permettrait aux bons de se gouverner eux-mêmes, ni même celui qui amènerait les mauvais frères à se soumettre de leur plein gré aux bons, mais celui qui réconcilierait les factions et qui, en leur donnant des lois, les rendrait capables de vivre en amitié les uns avec les autres. L’Athénien applique alors ces idées à la cité. Le meilleur législateur s’inquiéterait davantage des guerres civiles que des conflits extérieurs et chercherait à éviter de telles guerres en créant la paix et l’amitié. Le véritable but auquel doit tendre la législation, c’est donc la paix et l’amitié plutôt que la guerre (627b-628a). Bien que ce ne soit pas explicité, une implication présente dans le passage est que la paix et l’harmonie à l’intérieur de l’âme sont, de la même façon, préférables au simple contrôle de soi[3] [3] Tel semble être le sens de la référence au bonheur individuel... suite . Une discussion à propos de Tyrtée et de Théognis conduit alors à l’idée que l’homme le meilleur est celui en qui on peut avoir confiance en période de guerre civile. Cela requiert justice, tempérance et sagesse autant que du courage, car, du simple courage, même des mercenaires peuvent en montrer. Tout législateur doit par conséquent établir ses lois en ayant en vue la plus haute vertu ( ten megisten areten ), que Théognis appela « la loyauté dans le danger » et qu’on pourrait appeler « la justice achevée ( dikaiosune telea ) »  (628a-630d).
6Beaucoup de choses ici nous rappellent la République[4] [4] Noter, par exemple, le parallèle étroit, pour la pensée... suite . En particulier, il semble y avoir un parallèle entre la vertu dans la cité et la vertu dans l’âme individuelle. Une cité bien gouvernée sera placée sous la direction des meilleurs et des plus sages parmi ses citoyens, tout comme une âme vertueuse est sous la direction des meilleurs parmi les éléments qu’elle contient. Dans les deux cas, l’idéal est une situation où les éléments mènent leur existence dans la paix et l’harmonie mutuelles, plutôt qu’une situation où un élément impose sa volonté aux autres. Tout cela semblera familier aux lecteurs de la République, bien que peut-être ils puissent être troublés quand l’Athénien décrit la victoire des meilleurs éléments sur les plus mauvais, dans une communauté, comme une victoire du juste sur l’injuste (627b-c). Cela suggérerait que la définition de la vertu dans l’État présuppose une conception de la justice dans l’individu, tandis que, dans la République , la justice dans la cité est utilisée pour élucider la justice dans l’individu. 7En fait, il devient bientôt clair que les Lois ne vont pas simplement répéter la philosophie morale de la République . L’Athénien entreprend de critiquer ceux qui supposent que les législateurs de Crète et de Sparte avaient pour seul souci d’inculquer le courage. Cela revient à suggérer qu’ils ont fait tendre leur législation à une partie plutôt qu’au tout de la vertu (630d-631a). Le vrai législateur doit viser ce que l’Athénien appelle « les biens divins ». La sagesse ( phronesis ) vient en premier parmi ces biens divins. Elle est suivie par la « tempérance rationnelle » ( sophrosune meta nou )[5] [5] Cette expression s’est révélée particulièrement difficile... suite . De ces deux vertus naît la justice ( dikaiosune ), cependant que vient au quatrième rang le courage ( andreia ). Le législateur doit proclamer aux citoyens que les biens « humains » tels que la santé, la beauté, la force et la richesse sont subordonnés aux biens divins et que les biens divins considèrent la raison comme leur guide ( eis ton hegemona noun xumpanta blepein ). Toute sa législation doit être organisée en ayant cela en tête (631b-d).
8Ce passage présente plusieurs particularités embarrassantes[6] [6] Certains commentateurs ont considéré la partie introductive... suite . Il en est une, évidente : c’est que la vertu de sagesse est maintenant appelée phronesis plutôt que sophia . Un point peut-être plus important est que les vertus sont classées par ordre d’importance. La sagesse est la première et la tempérance rationnelle, deuxième, cependant que la justice est placée en troisième position et considérée comme issue des deux premières combinées avec le courage. Le courage lui-même arrive en quatrième place. Dans la République, la justice était la vertu clef, principalement parce qu’elle était considérée comme une condition de l’existence des autres. Ici, cependant, la justice semble naître des autres vertus et donc en dériver à titre de conséquence. Il est également étrange de placer le courage en quatrième position. Puisque le courage est, semble-t-il, aussi nécessaire à la justice que la tempérance, un classement logique semblerait exiger qu’il soit placé au même rang que la tempérance, ou au moins en troisième position, avec la justice au quatrième rang. Ou bien il pourrait sembler que la justice doit être placée en premier, les autres vertus qui l’engendrent venant après. Si l’on suppose que le texte est bon, la seule explication semble être que Platon pense ici essentiellement à la législation, et qu’il veut faire observer que le courage, qui est l’objectif principal des systèmes crétois et spartiate, est loin d’être la préoccupation la plus importante[7] [7] Voir Gigon 1954, p. 225 ; Irwin 1995, p. 348, accuse... suite . 9L’analyse des vertus est développée à travers la discussion sur les beuveries qui occupe la plus grande partie des livres I et II. Le but principal de ces beuveries est d’entraîner les jeunes à résister aux plaisirs (635b-c). Elles procurent donc une éducation que l’Athénien décrit en ces termes : 10 Par éducation, donc, j’entends la vertu, sous la forme où un enfant l’acquiert d’abord. En fait, si le plaisir et l’amitié, la douleur et l’aversion, s’implantent correctement en un enfant avant qu’il ait atteint l’âge de raison, et si, quand il arrive à cet âge, ces sentiments sont en accord avec la raison, grâce à un dressage précoce à de bonnes habitudes – cet accord, considéré en bloc, c’est la vertu. Mais si l’on considère ce qui en est le facteur essentiel, le contrôle correct des plaisirs et des peines grâce auquel, du début à la fin, un homme abhorrera ce qu’il doit abhorrer et chérira ce qu’il doit chérir – si vous isolez ce facteur et l’appelez éducation, vous lui donnerez son vrai nom véritable.
(653b-c) 11L’accent est donc mis, dans cette section, sur le besoin d’harmonie entre nos sentiments et nos désirs, d’une part, et la connaissance ou l’opinion droite, de l’autre. Étant donné que, dans la République (430e-432a, 442c-d), la tempérance ou la maîtrise de soi ( sophrosune ) est décrite comme un accord ou une harmonie entre les meilleurs et les pires éléments de l’âme ou de l’État, cela peut nous induire à supposer que c’est elle, maintenant, la vertu clef. De fait, Barker affirme que la « maîtrise de soi » est le « ressort principal » des Lois [8] [8] Barker 1960, p. 343. ... suite . Mais il y a comparativement peu de références à la sophrosune dans les Lois , et elles ne semblent pas lui accorder une valeur particulièrement grande. Comme nous venons de le voir, en 631c, ce n’est pas la tempérance ou sophrosune comme telle qui est placée en deuxième position parmi les biens divins, mais la tempérance rationnelle, sophrosune meta nou . De même, en 696b-e, l’Athénien soutient d’abord qu’aucune vertu n’a de valeur sans la tempérance – il affirme, par exemple, que nous ne voudrions pas vivre avec quelqu’un qui serait courageux mais intempérant –, puis qu’il n’y a rien de particulièrement admirable dans la tempérance prise séparément de toutes les autres vertus. Là, il semble que la tempérance soit moins un bien en elle-même qu’une condition pour que les autres vertus aient une quelconque valeur réelle. La situation est peut-être rendue plus claire en 710a-b, où l’Athénien distingue la forme ordinaire de la tempérance, qui apparaît naturellement, d’une qualité qui est appelée tempérance en un sens plus spécialisé et qui est identifiée avec la sagesse. L’interprétation évidente de tout cela, c’est qu’une simple harmonie entre croyance et sentiments n’a pas grande valeur, à moins que les croyances elles-mêmes s’accordent avec la raison. La qualité à laquelle il est attaché du prix, c’est donc, non la tempérance comme telle, mais la tempérance associée à la raison. Quand il traite de la sophrosune comme d’une vertu ou d’un bien divin, c’est cette dernière qualité que Platon a en tête. 12Dans les premières pages du dialogue, la discussion sur la supériorité (ou l’infériorité) de la cité par rapport à elle-même est fondée sur l’idée qu’il y a au sein de la cité des éléments meilleurs ou pires, et qu’elle est supérieure à elle-même lorsque les meilleurs éléments en ont le contrôle, et inférieure à elle-même lorsqu’elle est contrôlée par les pires éléments. Puisqu’il est admis que l’individu peut présenter ces caractéristiques, il pourrait sembler que l’âme ou la personnalité individuelle doit aussi comporter des parties distinctes. Mais Platon évite d’expliciter ce point. En 644b, il revient à l’idée que l’homme bon est celui qui est capable de se gouverner lui-même, puis il clarifie ce point en affirmant que, bien que chacun d’entre nous soit un, nous avons chacun en nous deux « conseillers déraisonnables » qui s’opposent l’un à l’autre. Ce sont le plaisir et la douleur. Nous nous attendons aussi à souffrir – nous appelons cela de la peur – et à éprouver du plaisir – nous appelons cela de l’assurance. S’y ajoute le calcul ( logismos ) qui détermine ce qui, du plaisir ou de la douleur, est meilleur ou pire.
Quand cela s’exprime dans une décision commune de la cité, cela s’appelle une loi. L’Athénien clarifie alors ce point en décrivant les êtres humains comme des « marionnettes » entre les mains des dieux. Il est de notre devoir de co-opérer avec la ficelle d’or du calcul, qu’on appelle la loi de la cité. Parce que cette ficelle est molle et souple, elle a besoin d’aides pour triompher des fils solides et rigides du plaisir et de la douleur. Cette histoire est supposée nous aider à voir ce que signifient les termes « supérieur à soi » et « inférieur à soi », et à nous rendre compte du fait que cité et individu doivent saisir la vérité de cette doctrine sur les forces qui sont en nous. « Une cité qui reçoit cette doctrine d’un dieu ou de quelque homme de savoir doit l’établir comme une loi qui gouvernera ses relations avec elle-même et avec les autres cités » (645b). On a vu parfois dans ce passage le signe d’un rejet par Platon de la théorie de la tripartition de l’âme[9] [9] Voir Fortenbaugh 1974, p. 23-32, 41-44 ; Bobonich 1994,... suite . En fait, ces deux doctrines peuvent probablement être conciliées[10] [10] Le fait que Platon utilise une image différente pour décrire... suite , mais, au moins dans cette partie des Lois , Platon semble généralement éviter les références explicites à l’idée que l’âme comporte des parties. Cela signifie, bien sûr, qu’il ne peut pas différencier les vertus exactement de la même façon que dans la République . La sagesse et le courage ne peuvent pas être localisés dans l’élément qui raisonne ou dans le siège de la vaillance. La tempérance ne peut plus être conçue comme un accord ou une harmonie entre les parties de l’âme et, bien sûr, la justice ne peut être définie comme une condition dans laquelle chacune des parties de l’âme accomplit la tâche qui lui est propre. 13Puisque l’Athénien évite de parler de parties de l’âme, il ne peut exprimer l’idée que l’âme vertueuse est sous direction rationnelle en parlant de la domination de l’élément qui raisonne sur les autres. Au lieu de cela, la raison est représentée par les jugements vrais, qui peuvent être les jugements de l’individu ou de la communauté (632c, 644c-d). Cela a une conséquence importante sur la philosophie morale des Lois . L’Athénien pense que la loi incarne la droite raison et que, par conséquent, nous agissons en accord avec la raison quand nous obéissons à la loi. Le passage 645b, cité ci-dessus, suggère que la loi est le don d’un dieu ou de quelque homme de savoir. En suggérant que la loi peut venir d’un dieu, l’Athénien fait preuve de déférence à l’égard de ses compagnons crétois et spartiate, mais il est évidemment conscient du fait que, en pratique, nous ne pouvons nous attendre à ce que, littéralement, les dieux nous pourvoient d’un ensemble de lois prêt à l’emploi. La référence à un homme de savoir pourrait suggérer un appel à un législateur philosophe comme les gouvernants de la République [11] [11] 709e sqq. semble envisager une situation où un sage législateur... suite . Mais l’Athénien fait plus souvent appel au jugement et à l’expérience des anciens (659d, 665d-e). La loi incarne donc la sagesse accumulée de la communauté.
14Cela est lié à une autre différence entre la République et les Lois . Dans la République , la sagesse, c’était la sophia – ce que recherchent les philosophes. Mais sophia était régulièrement utilisé pour désigner des formes de compétence technique, et pouvait avoir un sens désobligeant quand elle désignait des savoirs ou des talents qui peuvent être inutiles, voire pires. Dans les Lois , l’Athénien, normalement, parle de la phronesis , qui n’a pas ces implications et il oppose, à plusieurs reprises, cette forme de sagesse à la simple astuce[12] [12] Le seul passage dans lequel sophia est employé sans ambiguïté... suite . Platon peut avoir continué à penser que le vrai philosophe pouvait saisir la nature du bien, mais il se rend compte que ce genre de sagesse est si rare, si même elle existe, qu’en pratique nous ne pouvons nous en remettre à elle pour diriger tant nos vies privées que les affaires publiques. 15Une complication supplémentaire, dans l’analyse des vertus, est suggérée à 660d-663d. Là, l’Athénien loue les Crétois et les Spartiates d’exiger de leurs poètes qu’ils enseignent que l’homme de bien qui est tempéré et juste doit être aussi heureux. Ils s’opposent ainsi à la majorité des gens qui croient que ce qui compte en réalité, ce sont les prétendus biens humains. L’Athénien, de son côté, insiste sur le fait que ces biens humains n’ont de valeur que lorsqu’ils s’accompagnent de justice (661a-b). Puis il demande que, dans la nouvelle cité, les poètes soient tenus d’enseigner que la justice et le bonheur coïncident (661b-c). Si les législateurs ne se rallient pas à ce point de vue, ils se contredisent, car ils affirment chercher le bonheur de leur peuple et ils lui demandent aussi d’être justes (662c-663a). De plus, puisqu’il est impossible de concevoir comment une vie pourrait être heureuse mais désagréable, ils doivent aussi adhérer à l’idée que vivre de manière juste, c’est vivre agréablement. L’Athénien a certainement raison de suggérer que la conception globale des buts de la législation dans les Lois requiert que la justice et le bonheur coïncident, mais l’importance donnée à la justice dans ce passage peut suggérer un certain nombre de problèmes. L’un de ces problèmes est que, dans les premières pages du dialogue, l’Athénien a insisté sur le fait que les législateurs doivent viser à inculquer la vertu en totalité, et non pas simplement une partie de la vertu. Il a ensuite traité de la justice comme de la troisième en importance parmi les vertus. Maintenant, en se concentrant autant sur la justice, il semble suggérer, soit que la justice, d’une certaine manière, englobe les autres vertus, soit que, du moins, elle est la plus importante d’entre elles. Il vaut aussi la peine de remarquer qu’il ne donne aucun argument pour prouver que justice et bonheur coïncident vraiment. Tout ce qu’il fait, c’est montrer que la législation, telle que ses compagnons et lui la comprennent, présuppose que c’est le cas. Dans la République, Platon a bien sûr essayé de prouver que justice et bonheur coïncident. Un élément clef de son argumentation était que la justice est moins une question de comportement extérieur que de constitution interne de nos âmes. L’âme juste, c’est une âme dans laquelle chacune des parties accomplit la fonction qui lui est propre et qui, par conséquent, fonctionne correctement dans son ensemble. La justice est à l’âme ce que la santé est au corps (444e-445b). Une seconde idée clef est que chacune des parties de l’âme a des plaisirs qui lui sont propres, mais que les plaisirs de la
partie qui raisonne, plaisirs que goûte au premier chef le philosophe, sont préférables à ceux des parties inférieures (580d-586e).
Puisque l’Athénien n’a pas distingué des parties de l’âme, il ne peut pas traiter de la justice comme d’un état interne de l’âme dans lequel chaque partie fonctionne correctement. En réalité, il semble identifier la justice avec le comportement juste. En outre, il n’a rien dit de la sagesse philosophique en tant que telle, ni de la joie qu’elle apporte. Il ne peut par conséquent invoquer la thèse que les plaisirs intellectuels ont une valeur particulière à l’appui de la doctrine selon laquelle l’homme juste est plus heureux que l’injuste. 16Il se peut que la conception la plus claire de la justice soit celle qu’on trouve dans la section du livre IX, où l’Athénien discute de l’injustice en relation avec le châtiment (859d-864b). Là, il commence par rappeler la démonstration, faite auparavant dans le dialogue, du fait que toute personne injuste est injuste involontairement (πα ͂ ς  δικος ο χ κ ν δικος : 731c, cf. 734b), ou que, comme il le dit maintenant, « l’homme injuste est bel et bien mauvais, mais l’homme mauvais l’est involontairement ( μν δικ ς που κακ ς, δ κακ ὸ ς κων τοιου ͂ τος) » (860d). Il considère que cela implique que quiconque accomplit une action injuste l’accomplit involontairement, contredisant ainsi l’idée commune selon laquelle, bien que les gens accomplissent parfois involontairement des actions injustes, beaucoup de ces actions sont volontaires. La thèse que nul n’agit mal volontairement menace de saper la distinction qu’on fait généralement dans les tribunaux entre méfaits volontaires et involontaires. Pour surmonter cette difficulté, l’Athénien remplace la distinction entre actes injustes volontaires et involontaires par une distinction entre injustice et préjudice. D’après lui, quelqu’un qui cause un préjudice à autrui sans le vouloir ne commet pas un acte d’injustice. La justice ou l’injustice d’une action dépend, non pas du fait qu’elle cause un bien ou un mal, mais du fait qu’elle provient ou non d’un « caractère et d’une disposition justes ( θει κα δικα ίɽ τρ π ɽ χρ μενος) » (862b). Quand il en vient à expliquer ce qu’est l’injustice, l’Athénien fait ce qui ressemble à une référence indirecte à la doctrine de la tripartition de l’âme. On dit communément, affirme-t-il, que c’est quelque chose qui peut être considéré soit comme une partie ( meros ), soit comme une affection ( pathos ) de l’âme, et qui est connu sous le nom d’ardeur ou de passion ( thumos : 863b). C’est un élément combatif qui souvent fait capoter les choses par manque de rationalité. Il y a aussi un élément de plaisir qui n’est pas la même chose que l’ardeur et qui exerce sur nous un pouvoir par la persuasion et la tromperie. La troisième cause qui nous fait mal agir est l’ignorance ( agnoia : 863c). Nous disons de quelqu’un qu’il est vaincu par le plaisir ou par la passion, mais pas qu’il est vaincu par l’ignorance, bien que tous trois poussent souvent quelqu’un à agir à l’encontre de ce qu’il souhaite. Suit un passage dont les détails sont très obscurs ; l’Athénien semble dire que l’injustice consiste soit à avoir des opinions fausses sur le bien, soit à être vaincu par le plaisir, soit à être vaincu par la peur (863e-864b). Si c’est là ce qu’il veut dire, cela reprend assez nettement certains des points établis dans les livres précédents. Comme nous l’avons vu, l’accent y était mis sur l’importance de réaliser une harmonie entre le jugement droit, d’une part, et les sentiments de plaisir et de douleur, de l’autre. Cela implique que nous
pouvons mal agir, soit parce que nous faisons des jugements faux sur ce qui est bien, soit parce que nos sentiments de plaisir et de douleur ne sont pas en accord avec nos jugements et nous entraînent à faire ce que nous savons être mal.
La sagesse est ce qui nous rend capables de faire des jugements droits, cependant que la tempérance et le courage garantissent l’harmonie de nos sentiments et de nos jugements. Rapproché de la définition de la justice du livre IX, cela implique qu’être injuste, c’est mal agir parce qu’il nous manque une de ces vertus, ou davantage. Il y a donc un sens en lequel la justice est la totalité de la vertu, du moins pour autant qu’elle concerne notre comportement envers les autres. 17Cette explication aurait beaucoup d’arguments à faire valoir. Elle aiderait, par exemple, à résoudre les problèmes soulevés par la définition de la justice individuelle dans la République . En particulier, elle donne une explication beaucoup plus claire du lien entre la vertu de justice et l’action juste. À condition d’admettre que la raison approuve dans une large mesure la moralité conventionnelle, elle aide aussi à combler le fossé entre la justice platonicienne et la justice telle qu’on la comprend ordinairement. Mis devant l’opportunité de détourner de l’argent, l’homme juste jugerait à bon droit que ce serait mal, et, à la pensée du plaisir que cet argent pourrait lui procurer, il ne céderait pas à la tentation. L’association de la sagesse et de la tempérance conduit ainsi à l’action juste. L’homme injuste, d’autre part, pourrait juger, à tort, qu’il serait dans son intérêt de détourner cet argent. Ou alors, tout en se rendant compte que ce serait mal, il pourrait quand même céder à la tentation. Sa stupidité ( amathia ) conduirait donc à une action injuste. Cette explication pourrait aussi fournir un moyen de s’acquitter de la tâche que l’Athénien assigne au Conseil Nocturne, voir comment la vertu est à la fois une et multiple (963c-d, 965c-e). Les termes utilisés pour décrire les quatre vertus principales désignent chacun un aspect différent de la vertu. Mais, si ces termes sont pris dans leur plein sens, nous devons reconnaître qu’ils ne pourraient pas exister l’un sans l’autre. Pour être authentiquement juste, on doit être sage, tempérant et courageux. 18Pour voir comment cette analyse est liée à celle de la République , nous devons nous rappeler que, dans le dialogue précédent, Platon employait une méthode idéaliste. Bien que ce ne soit pas évident au livre IV, il devient de plus en plus clair dans les livres suivants de la République que la prétention de la raison à gouverner repose sur sa saisie des formes. Puisque seuls les philosophes parviennent à cette saisie, cela implique que seuls les philosophes peuvent être justes au plein sens du mot. Au moment où nous arrivons au livre IX, l’homme juste est effectivement identifié avec le philosophe. L’homme ou la femme ordinaire peut atteindre une certaine sorte de justice en obéissant aux commandements des philosophes tels qu’ils sont incarnés dans la loi (590e-591a). Les Lois sont directement concernées, non par la justice idéale du philosophe, mais par le genre de justice qui peut être atteint par les gens ordinaires. L’image de la marionnette des dieux est beaucoup plus utile pour décrire cela, puisqu’elle représente la raison, non comme quelque chose qui vient de l’intérieur de nos propres âmes, mais comme une forme de guidage qui vient de l’extérieur. Nous pouvons choisir de coopérer avec elle ou non. Pour le dire d’une autre
façon, même si Platon acceptait encore la doctrine de la tripartition de l’âme quand il a écrit les Lois , cela ne lui aurait pas été particulièrement utile pour décrire le genre de justice atteint par les citoyens de Magnésie.
19Même si, grâce à cette analyse, nous pourrions résoudre beaucoup des difficultés soulevées par les façons dont Platon traite de la justice, nous devons reconnaître qu’elle ne résoudrait pas tous les problèmes. Certaines des difficultés subsistantes sont liées à la psychologie morale des Lois. Par exemple, même si nous voyons une référence indirecte à l’âme tripartite au livre IX, il nous faut reconnaître que l’ardeur se voit donner, apparemment, un rôle très différent de celui qu’elle avait dans la République [13] [13] Comme nous l’avons vu, dans les premiers livres, il ne... suite . Un problème encore plus sérieux concerne les relations entre la justice et le bonheur. Si le genre de justice atteint par les citoyens des Lois est différent de celui qu’atteignent les philosophes dans la République , les Lois ne peuvent tout simplement pas tirer parti des arguments par lesquels la République démontre les avantages de la justice. Mais il ne semble pas y avoir grand-chose à mettre à la place. III - LA JUSTICE DANS L’ÉTAT 20C’est en Lois , 712e-715d, où il est apparemment fait plusieurs fois allusion à la République , que la question de la justice dans la cité est traitée de la manière la plus explicite. Dans ce passage, l’Athénien soutient que démocraties, oligarchies, aristocraties et monarchies ne sont pas des constitutions authentiques mais des systèmes politiques par lesquels une partie de la cité est asservie par une autre. Pour expliquer à quoi ressemblerait une véritable constitution, l’Athénien conte la légende de l’âge de Cronos. Se rendant compte qu’aucun être humain n’est capable d’exercer un contrôle absolu sur les affaires humaines sans devenir plein d’orgueil et d’injustice, le dieu établit des êtres divins pour régner sur les hommes. La signification de cette histoire, c’est que les cités ne cesseront d’être en proie à des troubles que si elles sont gouvernées par un dieu plutôt que par un mortel (713c-e). Nous devons donc imiter le règne de Cronos en obéissant à tout élément d’immortalité qu’il peut y avoir en nous – c’est-à-dire en suivant « la part de raison qui nous est attribuée » et qu’on appelle la loi (τν του ͂ νου ͂ διανομν πονομα ́ ζοντας ν μον). Si, d’autre part, une cité, ou un individu, est sous le contrôle d’un gouvernement humain, dont l’âme est pleine de concupiscence et de désir et qui foule aux pieds la loi, il n’y a aucun moyen qu’il/elle puisse être sauvé(e) (713e-714a). 21L’Athénien développe ce point en expliquant que selon ce qu’on pense ordinairement, il y a autant de sortes différentes de lois que de sortes de cités (714b). Cela soulève, une fois de plus, le problème des critères de la justice et de l’injustice. La conception populaire est que les lois doivent viser, non pas le courage ou la vertu dans sa totalité, mais l’intérêt du gouvernement établi. Ces gens-là, par conséquent, définissent la justice comme « l’intérêt du   plus fort ». Ils entendent par là que chaque forme de gouvernement établit des lois pour
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents