Le Plomb des Années ou Glaucorama   en écriture) chap 1
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Description

1 Un coup d’œil à la glace en pied. Rasé de frais, pommettes saillantes, brosse argentée de la tempe, Polo Ralph Lauren du bleu des yeux, jean pattes étroites sur Docksides, un type en forme me regarde, l’air content de lui. Pas mal, pas mal du tout… j’essaie de ravaler la vanité, par décence, rien à faire. Il faut bien reconnaître que je suis plus soigné qu’à l’habitude. Je l’aime bien mon studio, sa grande baie vitrée à balcon à peine suffisant pour s’y tenir debout, toiser les manguiers touffus, se pencher sur le mouvement perpétuel humain à pied ou à moteur là en bas. Le flux constant en est à l’heure de sa plus grande densité. Depuis que je me suis débarrassé des meubles encombrants de goût douteux, que j’ai fait sauter une cloison et tout réaménagé en collaboration avec un habile artisan je me sens chez moi comme cela n’a été le cas nulle part auparavant. Le balcon repas séparant la minuscule cuisine, mes livres, surtout polars, l’écran géant de mon iMac du coin ordi où je m’installe pieds sur la table, tout est exactement comme je le souhaite. Un Nespesso Voluto avant le départ puis j’ouvre sur le couloir désert, décrépit, ne manquant pas d’un charme patiné années soixante. Je choisis presque toujours l’escalier, six étages pour maintenir la forme. Aujourd’hui, non, trop de transpiration… à quoi bon alors avoir peaufinée mon apparence. L’ascenseur.

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Publié le 14 octobre 2015
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Langue Français

Extrait

1
Un coup d’œil à la glace en pied. Rasé de frais, pommettes saillantes, brosse argentée de la tempe, Polo Ralph Lauren du bleu des yeux, jean pattes étroites sur Docksides, un type en forme me regarde, l’air content de lui. Pas mal, pas mal du tout… j’essaie de ravaler la vanité, par décence, rien à faire. Il faut bien reconnaître que je suis plus soigné qu’à l’habitude. Je l’aime bien mon studio, sa grande baie vitrée à balcon à peine suffisant pour s’y tenir debout, toiser les manguiers touffus, se pencher sur le mouvement perpétuel humain à pied ou à moteur là en bas. Le flux constant en est à l’heure de sa plus grande densité. Depuis que je me suis débarrassé des meubles encombrants de goût douteux, que j’ai fait sauter une cloison et tout réaménagé en collaboration avec un habile artisan je me sens chez moi comme cela n’a été le cas nulle part auparavant. Le balcon repas séparant la minuscule cuisine, mes livres, surtout polars, l’écran géant de mon iMac du coin ordi où je m’installe pieds sur la table, tout est exactement comme je le souhaite. Un Nespesso Voluto avant le départ puis j’ouvre sur le couloir désert, décrépit, ne manquant pas d’un charme patiné années soixante.
Je choisis presque toujours l’escalier, six étages pour maintenir la forme. Aujourd’hui, non, trop de transpiration… à quoi bon alors avoir peaufinée mon apparence. L’ascenseur. Je ne suis pas amateur d’ascenseur, du moins modernes, caissons métalliques rutilants parfaitement réglés dans lesquels même au Brésil le silence est de rigueur et tous s’alignent face à la délivrance. Les ascenseurs d’antan, groom costumé maréchal de parade saluant ses hôtes, annonçant les étages comme dans une gare, récoltant des pourboires au bout de son large sourire blanc étincelant sur peau noir lustrée, grille se repliant lentement, là, oui, j’aurais apprécié. Nous y voilà, entre bousculade et courtoisie… cette hâte, toujours, de sortir de l’ascenseur, c’est qu’il pourrait bien vous enfermer à nouveau et si vous n’avez pas de doigt pointeur à réflexe rapide, vous entraîner à nouveau vers les hauteurs. Le brouhaha m’appelle dès le hall de l’immeuble, m’invite à rejoindre le flot animé des vies en marche. En haut solitude studio réparatrice, en bas bain de foule vivifiant, les deux me sont également nécessaires. Et pour le bain de foule, toujours au rendez-vous, tous, quelle que soit l’heure. Doués, très doués pour faire des foules, partout, jusqu'aux plus petits villages… un peuple à foule. Je ne m’en lasse jamais, y étanche au contraire un besoin longtemps méprisé d’humanité grégaire. Le faux moi antérieur dilué dans le néant vers lequel il tendait, je me suis né, re-né disons, cette fois un peu vampire, vampire du trottoir. Je happe, miam, avec appétit les ondes optimistes d’humains reliés à l’essentiel. Ils noient dans une inaltérable joie de vivre, déceptions, difficultés, volatilité des cœurs, précarité du quotidien... Aucune victime
exsangue ne jalonne mon parcours, je ne suis qu’un vampire joyeux s’assouvissant exclusivement de la vitalité distillée par le peuple bariolé d’Amazonie. La chance d’habiter au cœur d’une métropole saturée de jour comme de nuit d’allégresse réparatrice suffit à ma satiété. Y coule en permanence la diversité des nuances de peau entre noir africain et diaphane nordique, des situations entremorador de rua et privilégié à duplex, des tenues entre t-shirt électoral et complet veston, des styles entre terne haut fonctionnaire et multicolore populaire, des âges entre adolescence espiègle et sagesse septuagénaire, des rythmes entre lenteur assumée et hâte vers des tâches rémunératrices. La marée s’arrête avant de s’engouffrer avec une vigueur redoublée sur les passages piétons, ralentit aux étranglements provoqués par kiosques à journaux, étals précaires d’articles dérisoires, naphtaline en petits sachets, chocolat artisanal fourré au cupuaçu,refrescos douteux aux couleurs vives et attrape-nigauds en tous genres. Écueils submergés, des infirmes à votre bon cœur assis ou tronqués, occupent stratégiquement leur portion de trottoir. On ne trébuche sur leur sourire désarmant que lorsque la marée humaine s’ouvre et se referme subitement, juste assez pour laisser l’obole cherchée à la hâte. Les salariés se précipitent vers les nombreux bus, taxis en maraude, lanchonetes, restaurants au kilo, vendeurs ambulants, alors que touristes et désœuvrés badaudent devant cafés, magasins de souvenirs, enseignes de mode. Des sons variés, musique brega des commerces, appels des camelots, conversations animées, rires, enveloppent le trottoir, répondent aux pétarades et avertisseurs de la chaussée. L’avenue tait misères et tristesses, ce sont les rires qui éclatent au pays de la jubilation souveraine, de l’insouciance victorieuse. Je me délecte dans l'observation aussi bien des passants que des sédentaires du trottoir, des habitués croisés quotidiennement salués d’un signe appuyé, des femmes dont j’essaie de capter le regard. La ville entière, motorisée ou à pied, passe par l’artère centrale qui fascine et attire jusqu’à ceux qu’aucune raison particulière n’y appelle. L’Avenida Presidente Getulio Vargas, hommage au dictateur le plus célébré, bordée de hauts immeubles années soixante, monte de la Baia de Guajara, bras du delta, accompagnée de la brise courant à travers le feuillage des manguiers au gré des marées. Elle aboutit Praça da Republica, écrin du Teatro da Paz, joyau Belle Époque du cycle de l’hévéa. Sans soleil et malgré le radoucissement apporté par la brève mais violente averse, il fait chaud. D’ailleurs il fait toujours chaud. Je suis un gentil vampire se complaisant dans la chaleur et la lumière. Il est midi et quart lorsque j’entre dans la fraîcheur conditionnée du lobby. L’effervescence de cette heure cruciale pour les hôtels n’engendre ici que des chuchotements. Cet autre univers, cathédrale moderne cinq étoiles, impose la réserve. Heureusement la façade vitrée laisse voir le trottoir gesticulant et coloré, imaginer conversations animées et appels de l’autre côté, du côté de la vraie vie. Le balcon bondé, entre enregistrements et départs, n’émet ici qu’un bourdonnement sourd de voix maîtrisées. Accompagnateurs d’hôtes et curieux goûtent une tranche de luxe gratuit dans le feutré. Simili hommes d’affaires et arnaqueurs sur leur trente-et-un y traquent l’ingénu avec classe. Les habitués du déjeuner au buffet affluent dans le calme. Le Hilton Belém reste un lieu de rendez-vous privilégié.
Je n’ai pas revu Edwige depuis bien avant ma diagonale géographique. Combien de temps au juste ? Peu importe au fond, la mémoire datée je n’y tiens pas. Rester dans le flou, sans les contours précis du temps, dans le souvenir en touches impressionnistes c’est toujours mieux. Sur son insistance j’ai renoncé à l’aéroport, à ma joie de l’y accueillir, de parcourir la nuit de ma nouvelle ville avec elle à mes côtés. Trois heures du matin, tu n’y penses pas ! J’y tenais pourtant, à lui dévoiler au plus vite mon moi renouvelé. Rien de mieux que la magie nocturne. Et puis cela m’aurait fourni un motif pour parcourir la nuit en l’attendant. J’aime la nuit ardente de la métropole d’Amazonie. Véhément, son refus… pourquoi ? une gène ? Préserver ce rien ente nous, ce rien fait de conversations, de retenue, de souvenirs. Peur que je lise son visage défait par le voyage, livrant trop aisément l’âge. Pourtant que m’importe l’âge, l’âge est resté en arrière. La belle Edwige comme dirait Ariane. Mais Ariane a perdu le fil, a dérapé sur les stimulants vers la réussite. Le groupe compact délivré par un ascenseur s’engage sur le tapis rouge Des hommes… une seule femme, un peu en retrait, se mire aux vitrines de luxe bordant le couloir. De la robe d’été aux talons hauts, elle est bleu clair et n’a rien perdu de sa démarche souple, de sa silhouette élancée aux hanches bien dessinées. Un sourire légèrement narquois la précède, elle reconnaît de loin ma fascination pour son allure racée. Sa chevelure châtain clair termine en boucles au-dessus des épaules. Je note dès qu’elle arrive à ma hauteur les délicates pattes d’oies apportant une nouvelle touche de charme à son visage. Si ses yeux ont toujours leur vivacité teintée d’ironie il y a quelque chose cependant… je lui découvre une froideur jamais remarquée, un petit air Catherine Deneuve qui me navre. Et soudain je comprends, je n'ai plus envie d'elle, elle n'est plus l'idéal féminin. La perspective, voilà… ma perspective a changé. Je m’étais réjoui de sa venue, d’avoir enfin cette chance de réaliser l’attirance, mutuelle j’imagine, qui nous obsède depuis si longtemps. Et bien… même son parfum ne m’envoûte plus. Elle aussi m’observe, découvre un étranger, traître à sa conception de la vie civilisée. Je ne mérite plus la prérogative d'amant virtuel, virtuel pas plus, pas de tâches, pas de dérapage dans sa vie parfaite. Quelques secondes, quelques secondes à peine, et nos destins se sont déliés d’un commun accord. Aucun égarement, ni en elle ni en moi. Nous avons tout compris. Bien physiquement, mince, bronzé, tu fais du sport ? Un peu, marche en forêt, kayak, travail physique. Toi tu es toujours aussi séduisante… Ne te casse pas la tête… moi je suis restée la même. Bien sûr, c’est moi, uniquement moi. Tu sais cette nuit encore en t’attendant je pensais que… Et puis non, un déclic, nous nous sommes éloignés… je me suis éloigné. Tu ne peux pas imaginer le retour sur moi-même, la remise en question des priorités, des valeurs… Ce qui m’étonne, c’est de ne pas y avoir pensé avant notre rencontre. Je suppose que tu t’imaginais trouver un touriste, un touriste un peu prolongé, quelqu’un de relié à ton monde. Il y a trop d’ailleurs en moi, c’est que tu réalises. Rien que ton regard... J'ai longtemps représenté la bouffée d’air, simple bouffée vaguement exotique, pas vraiment l’étranger d’un monde déclassé, mais là maintenant… Non, ne dis rien, c’est bon.
Je t'emmène déjeuner. Je te remercie, c'est moi qui t'invite et ici si tu veux bien. Je préfèrerais ne pas bouger de l'hôtel. Ah bon ? Belém c'est intéressant tu sais. Là je remarque son bref coup d'œil de défiance vers le trottoir au-delà des grandes portes vitrées. J'ai compris. Déjeunons ici, d'accord.
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