Écrire : le désir et la peur
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Écrire : le désir et la peur

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Alain ANDRÉ Directeur pédagogique d’Aleph-Écriture  Conférence prononcée dans le cadre de l’Université d’été “La place de l’écriture dans la formation des adultes” des 28-31 octobre 1991, puis parue dans les Cahiers de Fontenay , ouvrage hors collection “Écrire et faire écrire”, École Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, 1994.  Écrire : le désir et la peur Résumé L’auteur ébauche une typologie des peurs d’écrire, du chaos au sentiment d’usurpation, puis montre à quelles conditions un atelier d’écriture permet de les apprivoiser et finalement de les dépasser.  “S'autoriser” à écrire  Lorsqu'il a été question pour la première fois de cette conférence, j'ai commis une double imprudence. J'ai utilisé cette expression bizarre, “s'autoriser à écrire”, sans y penser. Puis j'ai accepté d'y penser : de la prendre comme fil conducteur d'une réflexion consacrée aux relations qu'entretiennent l'écriture et l'identité personnelle. Car enfin, y a-t-il davantage, dans cette expression, qu'un stéréotype moderne digne d'être épinglé dans une B.D. de Claire Brétécher ? Vous connaissez ce trait de Ramon : “Le premier qui a dit que les larmes étaient des perles était un génie, le dernier un idiot”... Quand je suis désespéré, je consulte le dictionnaire. Le verbe s'autoriser, pris
 
 
dans le sens que nous lui donnons, se trouve déjà chez Molière. Mais au Moyen-Age, il signifiait “acquérir de l'autorité”. C'est qu'autoriser, dans la forme non-pronominale, signifiait “revêtir quelqu'un d'une autorité”. Le Roi de France autorisait les magistrats : il s'en portait garant. Et le mot latin auctor , qui a donné toutes nos autorisations, mais aussi le mot auteur, y compris au sens littéraire du terme, signifiait le “garant”. Au sortir du dictionnaire, la question (qu'est-ce donc que s'autoriser à écrire, et qui en décide?) avait donc pris ce tour métaphorique : si le Roi est celui qui se porte garant pour autrui, qui donc peut donc se porter garant pour le Roi — c'est-à-dire pour le sujet de l'écriture, dans la solitude apparente de son désir et de sa peur d'écrire ? La question est évidemment essentielle pour la sorte d'écriture qui passionne les participants des ateliers d'écriture réguliers que j'anime : personnelle, impliquée, à visée littéraire. Écrire y est toujours associé à une prise de risque, qui ne va pas de soi. En outre, les apprivoisements de l'atelier d'écriture ne dispensent pas ceux qui souhaitent aller au-delà du plaisir de l'atelier, vers l'affirmation d'une pratique d'écrivain, de cet obscur rendez-vous avec eux-mêmes : l'écrivain, n'est-ce pas celui, précisément, qui ne s'autorise pour écrire que de lui-même ? Mais la même question me semble pertinente lorsqu'elle est référée à l'écriture professionnelle et journalistique. Ceux qui peinent sur des articles ou des rapports, comment croire qu'ils écrivent dans une pure et transparente relation technique à leur objet ? Ne tâtonnent-ils pas eux aussi en cours d'écriture, entre leurs représentations, une réalité incertaine et les tours que leur joue le langage ? N'est-il pas nécessaire et difficile, aussi, d'écrire vraiment, en s'impliquant, quand il s'agit de rédiger un mémoire ou de faire avancer un projet ? Les intervenants de cette université d'été ont en commun le pari de partir, lorsqu'il s'agit de faire écrire, de l'investissement de la personne. En me demandant
 
 
“qui décide”, c'est-à-dire en examinant les obstacles auxquels se heurte celui qui écrit, et qui l'empêchent de s'y porter garant de sa propre identité, je voudrais creuser la difficulté qu'il soulève. L'expérience des ateliers d'écriture, le témoignage des écrivains et ma propre expérience d'auteur et d'animateur d'atelier, me permettent d'évoquer les difficultés, bien réelles, que le sujet rencontre sur le chemin de l'autorisation de soi-même. Reste à savoir en quoi elles consistent au juste, et pourquoi l'autorisation de soi-même ne va pas simplement de soi : comment, en définitive, analyser ces difficultés et les prendre en compte, en termes de méthode d'animation, lorsque l'on s'est mis dans ce pas délicat de faire écrire les autres ?  I. Le Chaos  La part de l'ombre  L'un de mes premiers stages était destiné aux travailleurs sociaux, dont la relation à l'écrit n'est pas toujours aisée. Je l'avais intitulé “Oser écrire”, et cet intitulé avait motivé la plupart des inscriptions. C'est que dans s'autoriser, il y a oser : à l'origine — avant l'acte d'écrire —, il y a la peur d'écrire, autant, sinon plus, que le désir. De quoi cette peur est-elle faite ? C'est, d'abord, la peur de l'inconnu. Pour qui fait oeuvre d'écrivain, écrire consiste toujours à écrire sur ce point aveugle qu'il a, comme tout un chacun, au fond de l'oeil : à prendre acte, donc, d'une méconnaissance essentielle à l'écriture, et qui tient à la nature même de la relation que le sujet entretient avec lui-même. Ecrire, c'est toujours écrire dans l'absence du savoir : inventer une réponse à une question qu'on ignore, et qui pourtant se trouve à la source même de l'acte d'écrire. Maints auteurs de la modernité le disent, et varient ainsi la leçon qu'énonçait
 
 
Maurice Blanchot au seuil de L'Espace littéraire  : Un livre, même fragmentaire, à un centre qui l'attire (...) Celui qui écrit le livre l'écrit par désir, par ignorance de ce centre. Cette peur de l'inconnu (d'être confronté au non-savoir) se double d'une peur ancestrale, et complémentaire : la peur de savoir. Le paradoxe n'est qu'apparent. Toute entreprise de recherche, de théorisation, (et par là je rejoins déjà une difficulté évidente de l'écriture professionnelle, dans sa dimension d'écriture-pour-penser), ne suppose-t-elle pas, mentalement, une rupture avec le confort des certitudes révélées, religieuses ou “scientifiques” : travail, invention perpétuelle, tentative hasardeuse de changer de cadre, de rabouter des bribes de savoir hétérogènes... Dans un simple mémoire, la question centrale elle-même n'est-elle pas le résultat d'un premier travail, d'écriture et de pensée, visant à sa formulation, c'est-à-dire à sa découverte? C'est dire à quel point toutes les représentations de l'écriture comme “acte de maîtrise”, saufà vouloir rassurer, sont leurrantes. Dans le cas de l'écriture personnelle, à visée littéraire affirmée ou non, la peur est aussi peur de l'émotion. Écrire vraiment, c'est d'abord apprendre à capter ses émotions, là où tout dispositif d'expérimentation scientifique (fût-ce un simple questionnaire d'enquête de type sociologique) postule au contraire la distance. C'est donner à voir et à sentir. C'est retentir. De là sans doute que nous avons tendance à écrire plus froid, plus distancié, que ne sont les livres que nous avons le plus aimés. Nous craignons et les représentations dérangeantes et les émotions trop intenses. Au fond, nous aimerions que la terre ne tourne pas — quelle idée épuisante, tout de même! Au fond, nous aimons les Lettres à Théo  2 , et les toiles de Van Gogh, mais pour rien au monde nous ne voudrions de la vie de Vincent. Comme si le savoir, ou une sensibilité excessive, constituaient à nos yeux de sûrs passeports pour le malheur. Cette crainte se comprend bien. J'anime un cycle de neuf week-ends destinés
 
 
aux participants des ateliers d'écriture qui, après deux ou trois ans, souhaitent se confronter au roman. Au cours d'une année scolaire environ, ils écrivent chacun le leur, court ou long, et travaillent sur les techniques que sa conception et sa rédaction imposent de prendre en compte. J'observe que l'écriture est toujours enracinée dans l'expérience profonde de son auteur. Deuil amoureux, perte d'un proche, difficulté professionnelle ou exil : l'écriture travaille en relation avec cette sorte d'épreuves, et c'est d'elles que procèdent les questions informulées qui motivent en profondeur l'écriture. De là sans doute que la littérature apparaisse souvent comme la plainte de l'humanité. Pour ceux qui me soupçonneraient d'extrapoler un peu vite l'expérience particulière de l'atelier, je me contente d'évoquer l'exemple d'une oeuvre un peu plus reconnue, entre cent possibles. Dans Le Grand Incendie de Londre s 3 , Jacques Roubaud explique qu'il est venu à bout de cette entreprise romanesque un quart de siècle après le rêve initial qu'il en avait fait, qui contenait déjà cependant le projet et le titre même du roman : à la troisième tentative seulement, parce que la mort de sa compagne Alix en avait fait une recherche absolument vitale, du renoncement. Ecrire vraiment, même s'il existe aussi divers jeux et joutes qui font de l'écriture une activité plus ludique, c'est re-parcourir ce genre d'épreuve, liée à la nécessité profonde de l'auteur : creuser son noir, le travailler, tenter de le sublimer. C'est se retrouver seul face au monstre, au plus profond du labyrinthe de ses écrits. Au fond , justement, nous savons bien que nous continuons à avoir peur du noir, comme lorsque nous étions enfants. Mais, une fois adultes, la plupart d'entre nous ne veulent plus le savoir, sauf le temps d'une lecture ou d'un spectacle, celui d'une catharsis (car sinon : était-ce bien la peine de grandir ?) Cela, que nous craignons d'affronter en acceptant cette reprise de contact avec l'intériorité qu'impose ce qu'aujourd'hui nous nommons écriture, porte des noms divers. C'est hors-langage, hors de prise, hors d'atteinte. C'est le Réel.
 
 
Inconnaissable. Innommable. Impossible. Le Non-Sens. Je dis le Chaos. Le Chaos se trouve à l'origine de l'écriture. Il a, pour chacun d'entre nous, une forme variable et singulière. J'ai commencé à écrire au cours de mon adolescence, à la fin d'un été au cours duquel j'avais vécu mon premier amour. Il y avait donc ce deuil, imposé par la fin des vacances scolaires et l'imminence de la rentrée scolaire dans un internat de cauchemar. Je refusais de partir avec ma famille (les amours d'adolescence prêtent à sourire, mais n'en sont pas moins soumises à de rudes contingences). J'ai fait une fugue, qui s'est réduite à une longue promenade le long des plages de l'île de Ré. Une fois suffisamment loin de mes proches, j'ai écrit sur un carnet que j'avais emporté, dans l'exaltation de m'éprouver seul au monde, dans cette situation exécrable, mais vivant. Il y avait la bruissante absurdité du paysage : les dunes, le fracas des rouleaux sur la plage, et il y avait l'écriture, seule stratégie à ma disposition pour sortir du non-sens. Certains affirment d'autres stratégies : la religion, la recherche scientifique ou la peinture. Mais c'est l'écriture à peu près seule qui réussit pour moi le miracle, de changer ce tohu-bohu insensé, mortel, fragmentaire, du Chaos, en un ensemble cohérent et doué de sens : en texte.  La présence de l'autre  Peut-être, au cours de ce discours consacré à la peur, vous demandiez-vous par quelle aberration il se trouve encore des gens assez fous pour écrire. Le “miracle” de la transformation qu'opère l'écriture me semble de nature à l'expliquer. Encore faut-il tenter de préciser comment elle y parvient. Il faudrait pour cela se souvenir d'une autre étymologie : en grec, le Chaos, signifie certes le vide, l'abîme, mais aussi l'ouverture des lèvres. Ecrire, c'est toujours plus ou moins ouvrir la bouche pour appeler l'autre. C'est un appel, de l'autre dont la présence seule peut contrebattre l'effroi.
 
 
Dans les premières séances d'atelier d'écriture, lorsque l'animateur suggère aux participants de lire ce qu'ils ont écrit, il les introduit à une expérience forte. Avant la première séance, il leur paraissait déjà incertain de pouvoir écrire sur demande : de lâcher leur écriture en présence d'un groupe. L'expérience de la lecture est plus forte encore. En faisant repasser l'écrit par le corps et par la voix (ce qui en déplie en quelque sorte la puissance émotive), elle met son auteur en situation de l'affirmer dans le groupe : de le soutenir dans le regard d'autrui. L'écriture suscite la présence d'autrui, dans le mouvement même qui la constitue comme appel. Le lien social permet la sortie d'une solitude confrontée au Chaos. Mais écrire, disais-je, est un acte de transformation : le Chaos ne s'affronte pas directement, mais par la médiation de figures. Celui qui écrit, précise Jacques Roubaud dans Le Grand Incendie de Londres 4  , se trouve dans la position du Chevalier affrontant la Mort aux échecs. A l'enchevêtrement hirsute des termes indéfinis qui constituent le Chaos, il oppose peu à peu l'entrelacement bien peigné de termes définis. Il s'agit d'une intervention de la pensée, abstraite, sur le matériau émotif premier. On voit par là que la peur a tort, qui s'en tient à la pensée magique : “ce que je ne regarde pas n'existe pas”. L'oeuvre, et plus généralement le travail de l'écriture, n'entraîne pas vers l'ombre, vers la nuit, vers la folie. C'est dans leurs moments de lucidité, de rémission de leur mal, et non dans les crises, que Nerval, Van Gogh et les autres créateurs “maudits”, ont produit leur oeuvre. Non : ce que l'écriture entreprend, c'est au contraire un travail de hâlage, de ce qui gît et murmure dans l'ombre, vers les “Lumières” de l'intelligence, sous le regard “reconnaissant” de l'autre.  Faire apprivoiser la peur  
 
 
La peur n'en existe pas moins. Animant un atelier d'écriture, je dois en tenir compte. De fait, mon travail, et plus généralement celui du collectif d'animation et de recherche d'Aleph 5 , repose, en ce qui concerne le geste créateur, sur deux hypothèses principales. La première concerne le caractère double de tout geste créateur. Celui-ci en effet met en jeu une dimension émotive et sensible, liée à l'expérience profonde du sujet, mais aussi une dimension technique, plus cérébrale (que l'on serait tenté, à tort, de considérer comme la plus importante). La spontanéité du sentiment doit en somme tenir compte de la rationalité de la forme finale à produire. Un constat identique conduit Didier Anzieu à proposer une distinction, que je reprends, entre poïétique (le travail de la création à l'intérieur du sujet, comme on parle de travail du rêve ou de travail du deuil) et poétique (comme ensemble des procédés et techniques susceptibles d'être utilisés) 6 . La seconde concerne le caractère moteur de la socialisation de l'écriture. On écrit pour être lu, que ce soit dans un groupe, dans un établissement scolaire ou par des lecteurs inconnus, par le truchement d'un livre ou d'une revue. La dimension poïétique (intuitive, émotive, en partie inconsciente) de la création mérite tout particulièrement d'être mise en évidence dans les circonstances actuelles. Les ateliers d'écriture qui apparaissent aujourd'hui un peu partout en France comblent en effet le vide produit par la disparition, liée à celle des classes de Rhétorique, de toute écriture littéraire dans le milieu scolaire-universitaire à partir de la classe de seconde : hormis le commentaire, et le commentaire de commentaire. Ils remplissent cette fonction en imposant un retournement systématique, bien dans le prolongement du joli printemps 1968, du dispositif pédagogique traditionnel où, en défintive, “n'importe qui écrit pour personne” : le professeur n'est plus le destinataire unique (et souvent à d'étroites fins d'évaluation du degré de pénétration du discours magistral) de productions désincarnées; l'expérience et les interrogations vraies des “élèves” sont prises en compte; les
 
 
projets ne sont plus exclusivement ceux de l'enseignant. Ce retournement, que rend nécessaire la double hypothèse que je viens d'énoncer, impose évidemment le pari fait sur l'implication du sujet comme point de départ de toute pratique authentique de l'écriture. Mais pour faire surmonter les peurs diverses qui surgissent à partir de cette implication postulée, chez ceux-là mêmes qui en expriment le désir, il ne suffit pas de noter sur un tableau noir : “Ecrivez librement”. Il faut permettre à cedésir de se changer en pratique heureuse, en projets réussis. C'est la fonction des propositions d'écriture, que j'appelle ouvertures (au sens musical du terme). Elles soutiennent le pari de l'implication en suggérant à l'écriture ses domaines d'investigation : le Moi (son histoire, le système de ses goûts et particularités); le Monde (et le regard que chacun porte sur lui); les Enigmes (c'est-à-dire le récit); la Langue et ses contraintes (c'est-à-dire la dimension ludique de l'écriture); et l'Autre (les écritures relationnelles)... Elles permettent à chacun d'apprendre à capter ses émotions et à les transformer en des textes de plus en plus complexes, aboutis, situés, socialisables. La présence des lecteurs -leur prise en compte par chacun au moment même de l'écriture, leur écoute, leurs retours- constitue aussi un atout extraordinaire. Elle rompt la relation spéculaire que chacun tend à entretenir avec ses propres textes, impose un léger décentrement, qui se change peu à peu en une véritable distanciation, sans laquelle il n'est pas de transformation de texte possible. Elle permet une mise à l'épreuve positive des textes terminés et diffusés au sein du groupe. Ayant trouvé leurs lecteurs, et en retour rassuré, conforté et stimulé leur auteur, ils lui restituent le désir d'écrire, et l'énergie d'entreprendre de nouveaux chantiers.  
 
 
La place du lecteur  Cette instance du lecteur n'est cepndant pas “bonne par nature”. Au début d'un atelier, il convient même de proscrire avec fermeté le terrorisme de la critique négative (qui traite le premier jet de la même manière que le texte abouti, gravé dans le marbre, d'un texte d'auteur, et non comme une promesse fragile). Il est en outre capital de ne pas éterniser la communication orale, immédiate et systématique des écrits de premier jet au groupe entier. Elle constitue le plus sûr moyen, les textes ayant été consommés (symboliquement publiés), d'organiser la désaffection du premier jet : autant dire de vouer à l'impuissance en désamorçant le désir de sa transformation en objet littéraire abouti. Certains écrivants peuvent enfin être tentés de chercher coûte la reconnaissance du groupe au détriment d'une avancée plus exigeante en termes de nécessité intérieure : ils se font un peu vite bateleurs, et tendent à privilégier, si l'animateur n'y veille, l'être-reconnu sur l'être. Le travail conduit dans l'atelier repose donc sur une dialectique fine. Pour l'écrivant, l'enjeu est de trouver la juste distance entre la spontanéité de son mouvement d'écriture et la recherche d'une forme prenant en compte la perspective du lecteur. Pour l'animateur, il s'agit d'aider les écrivants à avancer sur une sorte de ligne de crête : selon leur propre nécessité, mais en devenant progressivement aptes à distancier leurs écrits, et point trop dépendants de la validation immédiate des lecteurs et de l'animateur (qui n'est qu'un lecteur parmi les autres, avec un peu d'expérience en plus, mais une subjectivité non moindre). Concrètement, la validation collective est peu à peu retardée : remise à une séance ultérieure, au terme d'une série de séances, puis à la diffusion, à l'initiative de chaque auteur, de textes aboutis, dactylographiés et photocopiés. Ceci suppose, on le comprend, de ne pas entrer à pieds joints dans la demande des écrivants, qui
 
 
est toujours, inextricablement, demande d'évaluation, de reconnaissance et d'amour. Pareille stratégie rencontre évidemment des résistances. La plus importante est celle qui naît du jeu de l'identification projective entre chaque écrivant et sa production. Ce mécanisme produit surtout dans l'atelier ce que j'ai nommé ailleurs “le syndrome des trois oncles” 7 , en m'appuyant sur un épisode que Kafka raconte dans son Journal  8 . Sur la page de certains participants, le texte est rare, ou terriblement raturé. Les premiers jets sont oubliés, perdus, voire jetés à la corbeille ou déchirés. C'est que toute production intime fait l'objet d'un fort investissement narcissique : si celle-ci, au cours de l'histoire du sujet, a été dévalorisée, tenue pour un “mauvais objet”, l'auteuren retour s'éprouve durablement comme incapable. Il intériorise le “c'est nul” :en fait un “je suis nul”. Pareil regard interdit évidemment le dépliement du geste créateur : pour travailler à transformer un objet, encore faut-il que je le perçoive comme suffisamment bon, encore faut-il que je me perçoive comme capable d'opérer cette transformation. Peut-on repérer plus précisément les causes de ce syndrôme des trois oncles, et des causes telles qu'elles offrent une prise à l'animateur d'atelier, et pas seulement au psychanalyste? Pourquoi, en somme, et pour qui, à l'issue de quelles expériences, l'objet semble-t-il insuffisamment bon?  II. Le siège usurpé  L'illégitimité  La première cause est facile à identifier, le procès de l'Ecole en ce domaine n'étant plus à faire. Le regard exagérément normatif, critique et correctif d'un maître suffit à inhiber gravement le désir d'écrire. La formation des enseignants de Lettres est à mettre en cause. Elle tend à
 
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