La Chute du Christ
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Description

La Chute du Christ
POÈME TRADUIT DE L’ANGLAIS
James Darmesteter
1879
Ergo vulneratus es sicut et nos,
factus es similis nostri.
ISAÏE, XIV, 10
À CEUX QUI RÊVENT
ET À CEUX QUI PENSENT
AUX CROYANTS QUI CROIENT
ET AUX CROYANTS QUI NIENT
MOI FRÈRE DES UNS ET DES AUTRES
ATHÉE ET CROYANT
JE CONSACRE CES PAGES RÉCIT DES CHOSES QUE J’AI VUES
NON POUR ATTRISTER NI POUR CONSOLER
NON POUR INSULTER NI POUR GLORIFIER
NON POUR MAUDIRE NI POUR BÉNIR
MAIS POUR FAIRE ENTRER EN TOUS
LA PLEINE ET RÉSIGNÉE CONSCIENCE
DES CHOSES QUI SERONT
Avertissement des éditeurs
Sommaire
1 I
2 II
3 III
4 IV
5 V
I Une de ces nuits dernières, étranges et branlantes, où mon âme, brisant les
barreaux de sa raison, bondissait en sa liberté native dans les espaces de ses
vastes empires ;
J’éveillai l’Ange de mes Ténèbres et je lui dis : « Ouvre-moi tes ailes d’ébène, tes
ailes légères, et emporte-moi, ô mon Ange, loin, bien loin, aussi loin que vont les
fous ou les morts !
― Viens, enfant, je t’emporterai loin, bien loin, plus loin que ne vont les fous ou les
morts. Viens, je t’emporterai au pays du Christ, je te ferai entrer dans la Cité de
Dieu.
― Non ! non ! bien d’autres avant moi y sont allés ; bien d’autres y vont tous les
jours ; non, mon Ange, cela n’en vaut pas la peine, je n’en veux pas.
― Le pays où je veux te conduire, enfant, nul mortel jusqu’à cette nuit n’y est allé.
Car cette cité du Christ dont je parle, n’est point celle où s’en vont les âmes saintes
des croyants bienheureux.
Elle n’a point ...

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Langue Français

Extrait

MOI FRÈRE DES UNS ET DES AUTRES ATHÉE ET CROYANT
La Chute du Christ POÈME TRADUIT DE L’ANGLAIS
I
1 I 2 II 3 III 4 IV 5 V
Sommaire
MAIS POUR FAIRE ENTRER EN TOUS LA PLEINE ET RÉSIGNÉE CONSCIENCE DES CHOSES QUI SERONT
James Darmesteter 1879
À CEUX QUI RÊVENT ET À CEUX QUI PENSENT
AUX CROYANTS QUI CROIENT ET AUX CROYANTS QUI NIENT
JE CONSACRE CES PAGES RÉCIT DES CHOSES QUE J’AI VUES NON POUR ATTRISTER NI POUR CONSOLER NON POUR INSULTER NI POUR GLORIFIER NON POUR MAUDIRE NI POUR BÉNIR
Avertissement des éditeurs
Ergo vulneratus es sicut et nos, factus es similis nostri. ISAÏE, XIV, 10
Une de ces nuits dernières, étranges et branlantes, où mon âme, brisant les barreaux de sa raison, bondissait en sa liberté native dans les espaces de ses vastes empires ;
J’éveillai l’Ange de mes Ténèbres et je lui dis : « Ouvre-moi tes ailes d’ébène, tes ailes légères, et emporte-moi, ô mon Ange, loin, bien loin, aussi loin que vont les fous ou les morts !
― Viens, enfant, je t’emporterai loin, bien loin, plus loin que ne vont les fous ou les morts. Viens, je t’emporterai au pays du Christ, je te ferai entrer dans la Cité de Dieu.
― Non ! non ! bien d’autres avant moi y sont allés ; bien d’autres y vont tous les jours ; non, mon Ange, cela n’en vaut pas la peine, je n’en veux pas.
― Le pays où je veux te conduire, enfant, nul mortel jusqu’à cette nuit n’y est allé. Car cette cité du Christ dont je parle, n’est point celle où s’en vont les âmes saintes des croyants bienheureux.
Elle n’a point été bâtie de la main des Anges artistes, et elle est plus vieille que de dix-huit cents ans. Veux-tu y venir et t’en sens-tu le cœur ? car la route est longue, longue de lieues et de siècles. ― Va ! » ....................................................
... Oh ! le vol rapide et l’aile puissante ! Comme il vole sous la lune lente, effarant d’ombres fugitives les oiseaux étonnés de la nuit !
Qui eût jamais dit, à voir ton front pâle, et ta main glaciale et ton regard terne, que tu saurais d’une aile si forte fendre les vents aux vagues bruyantes ?
Les villes accourent, passent, s’envolent, et les minces filets blancs des rivières ; le voilà déjà sur la vague d’Érin, sur la chaussée que foule le pied sonore des géants.
Il va, il va sans reprendre haleine, sur l’immense repli vert des flots ; il va dans la blancheur du ciel nocturne, à travers les ruissellements d’étoiles.
Il va ; des voiles blanches sous nos pieds tournoient dans des tournants de cyclone : des orages se heurtent à notre vol, et les nuages noirs veinés d’éclairs saignent au passage sur nos fronts.
Il va, il va ; le long, le long voyage ! Oh ! que de milles, que de milles, que de milles ! Voici les volcans de glace, les barrières du globe, le collier d’ivoire de Cybèle.
Le soleil paraît derrière nous, allongeant des rayons las, faible et froid et de sourire alangui, du sourire triste d’un enfant malade.
Et Lui, de la cime du pôle qui neige, il bondit dans l’axe du monde, au-devant de l’Ourse : « Ferme tes narines et aspire à pleine âme les souffles du monde inconnu ! » La terre s’évanouit au lointain ; j’entends son soupir plus faible, de sa grande poitrine haletante, oppressée du cauchemar de la vie.
« Sommes-nous loin encore du pays du Christ ? N’est-ce point là la cité de Dieu ?
― Bien loin encore la cité du Christ ; nous sommes encore aux royaumes de la Vie. »
Il va, à travers les grands cercles obliques des planètes qui grincent dans l’éther, à travers la plainte de leur fatigue, mal entendue de Pythagore ;
À travers l’écharpe blanche, jetée aux vieilles épaules de Saturne, frêle mousseline que les doigts du Temps effilent en haillons d’étoiles.
Le soleil des hommes a disparu ; des soleils s’allument devant nous, des soleils s’éteignent derrière nous, avec des cortèges de planètes et de lunes.
Oh ! que de mondes dévorés dans l’envergure de notre vol, qui naissent, qui éclatent et qui meurent, au frôlement d’aile de mon archange !...
Que de visions flamboient dans mes regards, de paroles éclatent dans mes oreilles, de choses pour lesquelles les mots, ô hommes, n’ont pas encore été inventés dans vos langues !
Ma poitrine tressaillait dans ce fourmillement des étoiles rouges et des étoiles blanches ; leurs pointes m’entraient au cœur comme un fer rouge, le glaçaient comme une lame d’acier.
Et dans le bondissement de l’archange, d’astres en astres, mon cœur bondissait plus large, saisissant, aspirant d’avance, de ses mille tentacules vibrants, les mondes, les mondes, les mondes nouveaux.
....................................................
« Ô mon Ange, sommes-nous loin encore ? Vois-tu les portails de la cité du Christ ?
― Elle est loin, elle est loin encore, la grande Cité ; nous sommes toujours aux Royaumes de la Vie. » ― Plus vite, plus loin ! je suis las de nébuleuses, malade d’étoiles à soulever le cœur. » Il va, trouant les comètes serpentines ; il va, plongeant dans les mers de lait, tel qu’un albatros du chaos.
« Combien de fois l’heure à Westminster a-t-elle sonné depuis notre départ ? De combien le soleil de là-bas a-t-il marché sur le front des hommes ?
― Les heures, les jours, les ans, les siècles, ont coulé chez tes frères là-bas ; et les petits-fils des petits-fils dorment sous l’herbe, de ceux-là que tu aimais hier. »
...................................................
Plus de soleils, de planètes, de rouges Sirius ; une immense pâleur nocturne ; « Sont-ce les abords de la Cité sainte ? les plaines autour du donjon du Christ ?
― Nous sommes au bord de l’Infini, murmura l’Ange ; c’est à l’autre bord qu’est la Ville, sur l’autre rive de l’Océan stérile où ne sème point la main de l’Être.
― Ô mon Ange, je n’en puis plus ; revenons sur nos pas chez les hommes ! Comment franchir l’Infini infini, et toucher l’autre rive du fleuve sans rive ? »
― Ne crains rien ! N’es-tu pas le Dieu qui a créé et le monde et moi-même, et ce fleuve d’infini qui te submerge, n’est-ce pas ton cœur la source d’où il sourd ? »
Or, des flots de la nuit plus épais commencèrent à s’enrouler aux gouffres du vide : ma main saisissant la ténèbre à poignée la sentait couler de ses doigts goutte à goutte.
Et il voguait dans la chose sans borne qui renaît avant d’expirer, dans les au-delà par delà l’au-delà, dans l’infini sous-creusé d’infinis.
« Hurra ! nous y sommes, cria l’Ange. Ouvrez-vous, portes du Scheol ! Ouvrez les gueules de la Cité de Dieu, Jaldabaoth et Démogorgon !
Et toi, ô homme, ferme les yeux ; que j’allume dans ton orbite l’œil nocturne qui voit dans la mort, soleil d’Osiris descendu ! »
II
Sur un des lus hauts des iliers du alais, en face des ortes du Sud, l’archan e
me laissa glisser en silence et, près de moi qui me serrais contre lui, debout il se dressa, triste et calme.
« Ô mon Ange, quel est cet horrible et sombre remous de choses qui volent et qui rampent ? Quel est ce lourd et sourd bruissement de choses qui ricanent et qui pleurent ? »
― Ici gisent tous les dieux morts, tous ceux que l’homme ton frère a créés et tués, tous ceux qu’il a tirés du néant pour s’accroupir une heure devant eux, et qu’il a rejetés du pied au néant pour y pourrir à jamais.
Oh ! si l’homme connaissait la misère de tous ces fils de l’homme tués par l’homme, pauvres enfants nés pour l’éternité dans un rêve, et morts pour l’éternité d’un monde sans fin !
― Qui sont-ils ? Dis-moi les noms qu’ils avaient là-haut, et dis-moi, ô mon Ange, quels ils furent sous leurs formes divines, alors que la voix de leur père terrestre les appelait au faîte du firmament suprême.
― Il faudrait sept jours et sept siècles pour les faire tous défiler devant toi : je te dirai du moins les plus grands, les plus antiques et les plus tristes. »
Et me remportant sur son aile au-dessus des légions de l’Enfer des Dieux, il flotta et me dit de maint d’entre eux les trois noms et les vingt-et-une formes cachées ;
D’entre tous les dieux et toutes les déesses qui flottèrent par le ciel quelque jour, de l’Océan d’où le soleil s’éveille à celui où le soir il s’endort ;
Les dieux du Tigre et les dieux du Tibre, et ceux qui pleuraient sous les ombrages du Libanon, et ceux qui germèrent du limon du Nil, et ceux qui trônaient sur la neige de l’Himalaya ;
Tous les Dévas et toutes les Dévis, tous les Baalim et toutes les Baaloth, tous les Néters et toutes les Nétertes, toutes les vagues et toute l’écume du fleuve divin.
« Vois-tu dans ce coin tes dieux de la Grèce, jadis beaux comme l’aurore naissante, accroupis dans la misère sur les Titans qu’ils avaient foudroyés ?
Vois-tu comme ils remuent dans le cauchemar leurs membres maigres desséchés d’ichor, et comme ils essaient de se redresser aux haines et aux amours d’autrefois ?
Vois-tu Hélios qui, dans l’ombre, à tâtons, cherche les rênes des quadriges de flamme, et Apollon qui dans les sarcasmes frappe les cordes d’une lyre sans accent ?
Et l’Anadyodème écumante, qui sort d’une Cythère chaotique, et cherche en vain l’œil des dieux, plongés dans le rêve solitaire de leur deuil ?
Et là-bas Zeus qui, dans la nuée qui crache, branle son égide d’une main débile, et secoue de sa foudre en débris de pâles étincelles sans terreur ;
Et autour de lui les bandes des Satyres, des Pans cornus et des Ægipans, heurtant de leur dur sabot, tournoient en danse et hurlent : le grand Pan est mort !»
Et je vis les Ases de Scandinavie, sombres du crépuscule des dieux, et le spectre du borgne Odin, maintenant aveuglé pour jamais ;
Et Balder, le tant aimé, le beau Balder, au réveil en vain promis, et Thor dont la barbe rousse dans les nuées ne fait plus trembler les nations ;
Et Brunehild, la dormeuse guerrière à cuirasse d’airain, que nul Sigefried n’éveillera plus, pour chanter les runes d’amour dans l’enceinte de feu du Wafurlogi ; Et les dieux des rives fraternelles de la Seine indolente et du Père Tamise, les
Hésus et les Teutatès, et les Taranis au marteau, et les Taureaux aux trois cigognes, et les grands Fomoris des mers ; Et la belle jeune fille à la voix charmeuse, qui, le long des fleuves, sur la barque cristalline, emporta Condla le Rouge sous les ombrages de la Grande Plage,
Dans le beau pays, le Pays des Loyaux, où n’étaient ni chaleur ni froidure, ni vents ni soucis qui dévorent, ni souvenir de souffrance ni oubli d’amour ;
Et le Kraken, le hideux rêveur aux bras de polype, le Kraken mort avant l’heure, puisqu’il ne devait qu’à la dernière syllabe des temps s’éveiller du fond des mers, monter au soleil, hurler d’horreur et mourir.
Et je vis les dieux qui, plus près du soleil, avec le Gange descendirent du ciel, Agni, Vâyou, Sourya, triple soleil, qui font trois dieux et qui n’en sont qu’un ;
Et Indra et les escadrons de Marouts qui roulent dans les vents leurs chariots, et Savitar, le dieu à la main d’or, qui guide, rênes tendues, le char aux colonnes de feu ;
Et le nain Vichnou, grand comme les trois mondes, et Siva, au collier de crânes, et Pârvatî, la rieuse sanglante, et les huis bras de Kârttikeya.
Et je vis le peuple du Nil pacifique, et son troupeau de dieux bêlants, et Patah, le Père des Commencements, Patah, le dieu au beau visage, qui fut le père des Patèques immondes ;
Et Ammon-Râ qui, dans le ciel qui reste noir, au milieu des quatre grands singes en prières, s’avance sur la barque du soleil, que remorquent les deux grands chacals ;
Et les belles fées au front de génisse, les belles Hathors, qui balbutient des sorts inutiles sur les mondes mort-nés que Hiqit couve sur son sein de grenouille ;
Et Isis, qui, sous sa robe septuple, sur le corps d’Osiris sanglant, spectre sur le spectre d’un cadavre, pleure et ne veut pas être consolée.
Et je vis les dieux qui scintillèrent dans le ciel bleu des plaines de Sinaar, les Lucifer, les Hesperus et les Phosphoros, qui erraient dans les effulgences des planètes ;
Et An Mardouk et An Ninip, et An Nergal et An Nibhaz, tous les Anous aux noms étranges, car les dieux aiment les noms obscurs ;
Et Assour et Bel Zirbanit, qu’on dit frère de Pajâpati, et Istar, sœur d’Aphrodite, qui aux jours de sa jeunesse royale, descendit vivante au Scheol et remonta vivante au soleil des dieux ;
Mais à présent, c’est pour toujours, c’est pour toujours, ô ma bien-aimée, que tu es aux lieux d’où l’on ne revient pas, et sur ton front désenstellé la lune ne t’allumera plus de diadème.
Et Peor, qu’aimait la Moabite, et qui disputa au morne Jahveh le cœur de la Juive rêveuse ; et Reschef-Mangeur, l’époux d’Anat, que d’autres appelaient Anammélek, et Eschmoun Cabire, qui sait les herbes de vie et de mort.
Et les dieux qu’adorait Annibal, Moloch qui avait des baisers de flamme pour les enfants de la Libye et qui, depuis deux mille ans affamé, ouvre sa gueule béante et ses bras vides en gémissant ;
Et près de lui, Tanit, Face de Baal, de qui l’aile planait sur Carthage, et qui, serrant l’enfant Ïulus contre son sein, s’essaie au sourire de Marie.
Et au lointain, sur un pic solitaire, derrière les Séraphins qui dardent la flamme, derrière les Chérubins barbus, dressant haut leur poitrail de taureau ;
Derrière des colonnes de nuées, traversées d’éclairs anguleux, roule en grondement d’Araphel le cri de Jahveh :Ani Adonaï;
Et devant cette voix du Chaos, au milieu des fils des Élohims, se balance le Premier-né des serpents, l’œil encore luisant du regret d’Ève, et mordant dans le vide un talon invisible.
Et à l’horizon, à perte de vue, les groupes mouvants, les rangs serrés, les myriades de la plèbe divine, les myriades non comptées, autant qu’il y a de myriades dans les étoiles,
Et que dans les grains de sable du rivage, et dans les feuilles tombées de mille automnes, et dans les tombes ouvertes depuis le jour premier qu’un sein de femme s’est ouvert ;
Et des défilés d’interminables cavalcades de Gandharvas, de Centaures et d’Hippocentaures ; et des voix de Sirènes, de Péris et d’Apsaras, et des ailes de Sphinx, de Khashmals et de Simourghs, et des lèvres de Lamies, d’Empouses et de Kakhvaredhis ;
Et des tournoiements de Curètes et de Corybantes, et des enroulements d’Ajdahas, de Pythons et de Yoermungandars ; et des gueules dentelées de Lokis, de Typhons et de Behémoth, et des ouragans qui passent de Rakchas, de Darvands et de Hexen Hécatéennes.
......................................................
« Ô mon Ange, que font-ils de leur éternité, tous ces morts ? Couvant quels regrets ou quels espoirs ? Et si la pensée bout encore dans leur crâne, quelle est l’onde amère qui en jaillit ?
― Ils ont, pour combler l’infini de leur éternelle angoisse sans espoir, l’infini de leurs haines passées, et le rêve patient de la vengeance qui approche.
Quand leurs yeux se rencontrent dans l’abîme, les vieux combats se rallument des temps où là-haut les flots de leurs mêlées roulaient autour du cœur de l’homme.
Entends-tu de là-bas le chacal Anubis qui glapit, tête en avant, contre Jupiter, comme au premier jour où, le museau tendu, il rôdait autour du roc Capitolien ?
Parfois, les Encelades écrasés secouent l’enfer de leur soubresaut volcanique, et brandissent leurs poings calcinés au front des Briarées et des Hacatonchires.
Horus, par instants ranimé, fond d’une aile presque vivante sur la crête serpentine de Typhon et sur les volées frémissantes des Sebas.
Vois-tu là-bas ces deux masses immenses qui se heurtent en mugissements sourds ? Mille mille Dévs, autour de Khishm, se ruant en huant sur dix mille Izeds autour de Mithra l’Invaincu. Et les malédictions s’entre-croisent, et l’insulte et les dents qui grincent ; et la braise haineuse de leur prunelle ferait le jour dans leurs ténèbres. Mais toutes leurs haines feront silence dans la concorde d’une haine commune, si une voix leur jette les deux noms maudits : ― le nom de l’Homme et le nom du Christ. »
III
« Un homme ! » murmurèrent cent mille voix ; et les vagues innombrables d’Élohims, de Dévas, de Theoi, de Néters, vinrent battre en écumant au pilier, où j’étais serré au côté de mon archange.
― Arrière ! cria l’Ange de mes Ténèbres ; arrière, pourriture de dieux ! Que pouvez-vous, larves sans sang et sans âme, contre le seul maître du ciel ? Que pouvez-vous contre le Seigneur ?
Contre celui qui peut à sa guise faire et défaire les immortels, peupler et dépeupler
le firmament et remplir le charnier de l’enfer ! »
Le flot reflua en silence ; mais trois ombres vinrent et s’en détachèrent : Assour, l’Asoura, Osiris. « Que t’avais-je fait, ô mon père, pour me tuer ? me dit Assour.
Ne t’ai-je pas bien servi des siècles et des sosses, et as-tu été plus heureux avec ton Christ, qu’aux jours où les tours pyramidales portaient notre gloire commune aux étoiles ;
Où je baignais tes armes dans la source du Tigre et dans les flots du Soleil couchant, et où tu m’envoyais le parfum des milliers de captifs et le glorieux holocauste des cités en flammes ? »
― Que t’avais-je fait, ô mon père, pour me tuer ? me dit l’Asoura, fils de l’Inde. N’étais-je pas pour toi un bon père, et un ami aussi libéral que ton Christ ?
Ne t’avais-je pas toujours versé à pleins flots le miel et le lait, et ta large part de la lumière d’en haut et des troupeaux de vaches sans nombre ?
Et n’emportais-je pas d’une aile plus sûre ton âme avide de savoir, à la place mystérieuse de l’Oiseau, là où le grand artiste, Visvakarman, taille les deux mondes à coups de hache dans le bloc du chêne éternel ?
― Que t’avais-je fait, ô mon père, pour me tuer ? dit Osiris. Ton Christ fut-il jamais pour toi plus doux, plus tendre et plus près de ton cœur ?
Je t’ai donné de l’eau, ayant soif ; je t’ai donné du pain, ayant faim ; je t’ai vêtu, quand tu étais tout nu. Qu’avais-je fait pour mourir, ô mon père ?
Ah ! fallait-il nous donner la vie ? nous veiller du fond du néant ? gonfler nos cœurs des souffles joyeux de l’existence, pour les laisser ensuite se briser ou s’éteindre ?
Oh ! mieux eût valu ne jamais naître, ne jamais régner dans les profondeurs de ton âme, que de ronger ici comme un os pourri le dur souvenir de nos gloires passées ! »
Et le Serpent, le Serpent antique, se redressant d’un trait, bondit comme une flèche jusqu’à moi, et de sa langue à trois pointes me darda ces mots : « Maudit sois-tu de tous les dieux, et de tous tes morts sois maudit !
Et, avant tout, maudit soit ton Christ, le dieu nouveau pour qui tu as égorgé les dieux anciens ! Maudit soit le Christ dans les hauteurs, et qu’il en croule à son tour sous ta main ! »
Et d’un bout à l’autre du Scheol, de l’angle où nage le Behémoth à l’angle où rampe le tortueux Léviathan, de l’angle où flamboie Jaldabaoth à l’angle où tonne ton nom redouté, ô Démogorgon,
De gradins en gradins, des Rakchas aux Rephaim, des Yajatas aux Néters, des Théoi aux Cherubim, roula, comme un tonnerre de la tombe : « Maudit le Christ dans les hauteurs ! »
......................................................
« Dis-moi, mon Ange, Ange de mes Ténèbres, pourquoi ce frisson qui te parcourt ? Toi qui m’as gardé de tout ce mal et des épouvantes de la route lointaine ;
Toi qui as versé dans mon cœur la force pour soutenir le Chaos, pourquoi ton front s’est-il obscurci, comme de l’ombre d’une chose sinistre qui s’avance ? ― Enfant, l’abîme est puissant pour l’abîme, le cri des morts est puissant pour la
mort, et le sifflement du serpent immonde a fait grincer les portes du Scheol.
― Que veux-tu dire, et qu’as-tu entendu, ô mon Ange ?
― Je t’avais dit : « Veux-tu venir avec moi dans la Cité de Dieu, dans le pays du Christ ? La route est longue, longue de lieues et de siècles. »
Nous sommes partis, les siècles ont volé, nous sommes entrés : c’était bien la Cité des Dieux ; ce n’était pas encore la Cité du Christ. Mais voici que l’heure approche et les portes grincent.
― Quoi ! le Christ à son tour ici-bas ! Hier encore n’était-il pas solide dans les cœurs et sur sa croix ? Hier encore l’homme n’avait-il pas pour lui, pour lui seul, des genoux et des lèvres ?
― Hier ! hier ! hier ! L’ouragan des temps a passé. Puis, le ciel aussi a ses mirages, et plus d’un est déjà de sept coudées dans la tombe, qui semble encore vivant là-haut. Silence et regarde !Ecce Homo !»
IV
Et un souffle passa sur le chaos qui s’était rendormi, et l’enfer tressaillit jusqu’aux fibres dernières de ses racines. Un long frisson courut sur les hauteurs de l’abîme escarpé, et les têtes sinistres se redressèrent vers le Sud.
Et tous leurs yeux ardents se rallumèrent dans la nuit, et leur blême lueur en rayons verdâtres s’allongea jusqu’aux extrêmes confins du vide, et je vis des hauteurs lointaines un spectre blanc descendre.
Il venait, il venait lentement, mais sans arrêt, sans retour, poussé par derrière d’une main invisible ; une auréole de rayons noirs au front, il venait, spectre encore indistinct au lointain.
L’abîme était silencieux : mais j’entendais cent mille cœurs de dieux battre à se rompre, et flamboyaient comme des flammes de forge les rayons de leurs glauques prunelles.
Il s’approche !... oh ! ce front incliné, ces traits maigres et décolorés, ce sang qui coule de cette main trouée... c’est le Christ, c’est le Fils de l’Homme, le Fils de la Vierge !
L’enfer le reconnaît lui aussi, et ses mille légions bondissent au-devant de l’hôte qui arrive ; elles lancent en avant leurs cols de reptiles, de chacals, de taureaux, et les torrents de flammes de leurs regards.
Et la huée colossale jaillit des gueules de l’abîme : « Te voilà donc enfin ici, ô Galiléen ! Te voilà donc blessé comme nous ! Te voilà donc semblable à nous ! ― Ah ! tu étais déjà une fois venu ici, mais vêtu de gloire, en tête des Puissances, des Vertus et des Dominations, pour nous enfermer à jamais dans la prison de ténèbres et d’agonie.
― À travers les portes de la mort tu avais une fois déjà passé, et repassé, et derrière les barres et les verrous de l’abîme tu nous avais laissés ; ― et reparti au Ciel !
― Comment es-tu tombé du Ciel, étoile des étoiles, fils de la Vierge ? Toi qui te disais dans ton cœur : « Je suis Dieu pour un monde sans fin.
Éternellement j’aurai mon trône au plus haut du ciel, par-dessus les étoiles : je régnerai par-dessus les étoiles brisées, et mon nom seul tonnera aux oreilles de l’homme. »
Et voilà qu’à ton tour ta foudre est brisée ; tu es abattu, cèdre du Liban, et à ton tour, toi, le grand insulteur des dieux morts, tu descends parmi les dieux inanimés. »
Et le Christ descendait toujours, plus bas, toujours plus bas, et des pleurs muets coulaient le long de sa face, comme au jour où sur le mont des Oliviers il pleura des larmes de sang à son père.
« Pleure ! hurla la tourbe divine. Pleure ! nous avons pleuré nous aussi, et tu n’as pas eu pitié de nous quand tes archanges nous écrasaient sous leur pied ! »
Il releva la tête avec effort, pour voir si le ciel s’entrouvrait et laissait passer comme autrefois l’ange de secours envoyé par son père.
Mais au-dessus de sa tête il ne vit que l’ombre et la nuit et le vide, et les échos d’airain de l’abîme faisant rebondir les sarcasmes de ses frères.
Et les Vierges-mères s’approchèrent, Mayâ, qui fut la mère de Bouddha et qui, en touchant la corolle de l’asoka, sentit soudain ses entrailles frémir d’un dieu ;
Et la génisse, mère du dieu Taureau, celle qu’un rayon de soleil rendait mère de Celui qui, sur terre, est Apis, et, dans l’Ament mystérieuse, Sérapis :
« Où donc est-elle celle qui t’a conçu des embrassements du souffle sacré et qui se vantait d’enfanter un dieu éternel ? Où est-elle, que nous lui disions : Mère du Christ, tu as avorté ?
Ah ! Christ, tu pouvais bien railler nos fils de leur père et de leur mère et de leurs courts destins, avec tes pauvres deux mille années ! Ah ! pour nos fils, nos flancs avaient reçu, de la fleur et du rayon, de la vie pour plus de siècles que ta mère des baisers du Verbe. »
Le Christ se détourne avec horreur ; il cherche, il cherche, d’un regard vague, dans l’illumination des faces haineuses, une face sans haine.
De tous les rebords de l’abîme jaillissent les rayons de leur colère ; partout les bras menaçants tendus et les cris qui raillent et qui ragent.
Jésus dans l’angle des hauteurs aperçoit le poitrail des Chérubins : il tend vers Jahveh des mains pleurantes : « C’est moi, mon père !Éli, Éli, lama sabachthani. »
Entre les têtes dressées des deux taureaux, jaillit comme une flèche la colonne de feu ; elle frappe à la face Jésus chancelant, et la grande voix gronde : «Ani Adonaï, Ekhad. »
Il recule, il recule, aveuglé, frissonnant : soudain, voici qu’il s’arrête : une ombre de sourire éclaire son front pâle, un espoir ; il se retourne, il écoute : quelle voix du dehors entends-tu donc, ô mon Dieu ?
Alors le Premier-né des Serpents, le Serpent antique, du creux de l’enfer bondit au front de Jésus, et lui siffle :
« Jésus ! Jésus ! sois sage ! plus d’espoir !
Non ! je te le dis en vérité, certes, l’homme ne songe pas à te rappeler à lui ; sa voix ne redescend pas jusqu’ici, et jamais ceux qu’il a une fois lancés ici-bas, il ne les a fait remonter de ce donjon de l’oubli.
Eh bien ! moi, ô Jésus, moi, le Serpent antique, que tu voulus autrefois écraser, je ne viens point te siffler l’insulte, et joindre mon outrage à ceux de cette tourbe de dieux :
Jésus, mon frère, sois le bienvenu dans nos tombes ! Et puisque tu sens, toi aussi, la dure main de l’homme sur ta nuque, résigne-toi, Jésus, et comme nous :
«Maudit l’homme et meurs. »
L’enfer se taisait. Jésus, l’œil sur l’œil du Serpent, rêvait. Lentement, il se retourna vers les ortes lar es ouvertes du vide ; et, levant la main ui fra a le fi uier, lan a
hors du gouffre sur les mondes les paroles qui dessèchent.
..........................................................................................
V
Quand je revins, le ciel était toujours aussi bleu que jadis, le soleil était toujours aussi chaud et aussi rouge, les étoiles étaient aussi blanches et aussi froides ; ― la vie et la mort étaient toujours aussi vivantes.
La mer était toujours infinie et sans fond, et elle avait autant de calmes et autant d’orages ; ― les cœurs étaient toujours aussi vastes et aussi profonds, et ils avaient toujours autant de joies et d’agonies.
Les fleuves roulaient toujours dans des lits aussi larges ; ― la souffrance et l’amour coulaient toujours à pleins bords.
Mais les mères en pleurs sur leurs enfants morts ne relevaient plus leurs yeux vers le ciel.
Car pour les uns le dieu mourant avait été prophète : sur tous les souffles de leur âme passait le simoun du néant ; leurs joies naissantes s’en flétrissaient avant d’éclore ; et leurs angoisses, désespérées, s’envenimaient d’un venin double ;
Beaucoup vivaient comme toutes les choses qui avaient vécu avant eux, germaient au monde et pourrissaient ; secoués des spasmes du sanglot et du rire, vivaient oubliant, mouraient oubliés.
Et il y en avait, çà et là, qui regardaient autour d’eux et en eux rouler la grande démence inanimée, qui pleuraient, quand les pleurs venaient, sans espérer et sans maudire, et tombaient, lorsque sonnait l’heure, dédaigneux et le sourire aux lèvres.
La Chute du Christ : Avertissement des éditeurs
Les pages suivantes sont l’œuvre d’un poète anglais, à qui sa situation personnelle et les préjugés nationaux défendent pour l’instant de publier l’original dans son pays. L’auteur, réduit à faire connaître son poème en France, dans la patrie de la liberté religieuse, a du moins fait tous ses efforts pour que sa conception philosophique et sa réalisation poétique ne fussent pas trop amoindries par leur translation en une langue étrangère. Il a veillé à ce que la traduction fût aussi littérale que possible et l’a soigneusement révisée.
C’est cette traduction que nous offrons au public, persuadés que dans la crise religieuse qui nous agite, ce poème, de sentiment biblique et de pensée positive, combinaison tout anglaise de Milton et de Spencer, trouvera même en France, surtout en France, nombre d’esprits préparés pour le comprendre.
Cette œuvre étrange est inspirée d’une admirable prophétie d’Isaïe, qui montre Nabuchodonosor descendu aux enfers après tous les rois dont il a précipité la ruine, et salué par leurs huées triomphales :Ergovulneratusessicutetnos,factusessimilisnostri. – « Te voilà donc blessé comme nous, te voilà donc semblable à nous. » L’auteur a transporté la scène, des rois d’autrefois aux dieux d’autrefois, et de Nabuchodonosor au Christ. Le Dieu chrétien, tué à son tour par l’homme, après tous les dieux que l’homme avait autrefois tués pour lui, vient rejoindre dans l’enfer ses victimes, qui le saluent par le même cri de vengeance :Ergovulneratuses sicutetnos... De cette fiction audacieuse le poète dégage une grande pensée, l’écoulement éternel de la matière divine, la souveraineté de l’homme sur ses dieux qu’il crée, puis qu’il détruit, et il essaie d’entrevoir le destin futur de l’humanité, veuve du Christ.
La Bible étant en France un livre plus célèbre que connu, nous croyons utile de donner la traduction du passage dont le poème est inspiré, traduction faite également sous les yeux de l’auteur :
PAROLES SUR LA CHUTE DU ROI DE BABYLONE 5.LeSeigneurabrisélavergeduméchant,lesceptredel’oppresseur;
6.Celuiquifrappaitleshommesavecfureurdecoupssanstrêve,quifoulaitlespeuplesavecraged’unepoursuitesansrelâche.
7.Enpaixetenreposlaterreentière!Crisdetriomphequiéclatent! 8.JusquesauxcyprèsquisontdanslajoieetlescèdresduLibanon: «Puisquetevoilààterre,lacognéenemonteraplussur nous! » 9.EtleScheoldansl’abîmeafrémietcourtàtesdevants;ilréveillelesRephaim,touslesmâlesroisdelaterre;ilsoulèvede leurstrônestousceuxquiontrégnésurleshommes.
10.Ettousdeconcerttecrient: «Tevoilàdoncblessécommenous,tevoilàsemblableànous!
11.DescenduesauScheoltasplendeuretlavoixdeteslyres !Soustois’étendleverpourtacoucheetsurtoileverpourta couverture.
12.Commentes-tutombéduciel,astredelumière,Filsdumatin?Commentas-tuétéabattuàterre,toiquiécrasaislesnations? 13.Tutedisais: «Jemonteraiauciel,par-dessuslesétoilesdivinesj’élèveraimontrône,etjetrôneraisurlaMontagnede [1] Réunion ,danslesflancsduNord. 14.JemonteraisurlefaîtedesnuéesetjeseraicommeleTout-Puissant! »
15.EttevoilàdescenduauScheol,danslesflancsdel’abîme. 16.Etceuxquitevoient,teregardent,t’examinent,etdisent: «Quoi !c’estceluiquifaisaittremblerlaterreetfrissonnerles empire! » (Isaïe, XIV, 5, sq.)
Note
1. ↑ La montagne où siègent réunis les dieux.
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