Siegfried Unseld, Beckett pour la dernière fois
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www.oeuvresouvertes.net 2 A midi j’ai rendez-vous avec Samuel Beckett. Ça va être comme toujours : je suis assis au "Café Français", en face du logement parisien de Beckett, au 38 du boulevard Saint-Jacques, un café minuscule, maintenant mis à la mode. Du gigantesque Hôtel PLM, je regarde dehors où va apparaître à midi moins deux la maigre silhouette de Sam. Aujourd’hui, cependant, le 19 mai 1989, un vendredi, pas de Beckett et pas de nouvelles non plus. C’est inhabituel, inquiétant. J’appelle Francfort, la maison d’édition et j’apprends que Beckett a une nouvelle adresse : " Maison de Retraite, rue Rémy-Dumoncel". Je prends un taxi et j’y vais. Une petite rue avec des maisons basses étroites, croulantes. Devant la 3 maison de briques rouges, au n° 26, je lis : "Tiers Temps Orléans, Retraite". Je glisse ma carte sous la porte fermée en y notant que j’étais à 12 heures au "Café Français" et que j’espérais qu’il allait bien. Le soir à l’hôtel, je reçois un mot de l’éditeur français de Beckett, Jérôme Lindon : je devais retrouver Beckett le lendemain, samedi à 14 h. Le soir, avec Ulla Berkewicz, E.M. Cioran et Paul Nizon, nous parlons encore longtemps de Beckett, attendu, manqué et attendu encore. Cioran raconte que jadis il le rencontrait souvent au jardin du Luxembourg, chacun "sur son chemin".

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Publié le 11 mai 2014
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Langue Français

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www.oeuvresouvertes.net
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A midi j’ai rendezvous avec Samuel Beckett. Ça va être comme toujours: je suis assis au "Café Français", en face du logement parisien de Beckett, au 38 du boulevard SaintJacques, un café minuscule, maintenant mis à la mode. Du gigantesque Hôtel PLM, je regarde dehors où va apparaître à midi moins deux la maigre silhouette de Sam. Aujourd’hui, cependant, le 19 mai 1989, un vendredi, pas de Beckett et pas de nouvelles non plus. C’est inhabituel, inquiétant.J’appelle Francfort, la maison d’édition et j’apprends que Beckett a une nouvelle adresse: " Maison de Retraite, rue RémyDumoncel". Je prends un taxi et j’y vais. Une petite rue avec des maisons basses étroites, croulantes. Devant la
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maison de briques rouges, au n°26, je lis: "Tiers Temps Orléans, Retraite". Je glisse ma carte sous la porte fermée en y notant que j’étais à 12 heures au "Café Français" et que j’espérais qu’il allait bien. Le soir à l’hôtel, je reçois un motde l’éditeur français de Beckett, Jérôme Lindon: je devais retrouver Beckett le lendemain, samedi à 14 h. Le soir, avec Ulla Berkewicz, E.M.Cioran et Paul Nizon, nous parlons encore longtemps de Beckett, attendu, manqué et attendu encore. Cioran raconte que jadis il le rencontrait souvent au jardin du Luxembourg, chacun "sur son chemin". Un jour, il y avait quarante ans de cela, Beckett avait été poignardé par un dément, la première personne venue à son aide était devenue sa femme, ensuite... Paul Nizon s’enthousiasme
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de la réponse que Beckett a un jour faite à Peter Handke à la question de savoir ce qu’il regardait à la télévision : le foot... Moi, je peux raconter que Beckett a toujours demandé des nouvelles de mon fils Joachim. Chaque fois qu’il prononce le nom de Joachim il se met à rire. Et il se rappelle qu’un jour où nous déjeunions à la "Closerie des Lilas", près du Luxembourg, il apprit que Joachim tout couvert de piqûres par les moustiques du Valde Loire dormait dans la voiture, il lui a aussitôt apporté une glace... Le lendemain, c’est samedi, le 20 mai, je rencontre Jérôme Lindon au Salon du Livre et il me rappelle la rencontre de 14 h. Je lui dis que je serai à l’heure exacte au Café Français. "Comment le Café Français?", depuis qu’il a érefait, Beckett n’y va plus, c’est à son nouveau
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domicile, rue RémyDumoncel, que je dois le retrouver. Pour un peu, je l’aurais manqué encore une fois. Il faisait une chaleur étouffante, ce midilà, le quartier, la rue, morts. La porte du n°26 était ouverte. J’entrai et comme je venais de la clarté, il fallut d’abord que mes yeux s’habituent à l’obscurité de la pièce. Une télévision mal réglée, deux vieilles femmes sur un canapé, devant, les jambes de l’une d’elles entourées de bandages, l’autre bless; un vieil homme ronflaitée au visage dans un fauteuil. "Jevoudrais parler à Monsieur Beckett". Pas de réponse, je répétai la phrase, l’une des femmes finit par dire: "Le bureau est là". J’allai dans l’autre pièce, tout aussi sombre. Là aussi il y avait une télévision allumée et devant, une vieille femme dans une chaise
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roulante. J’étais consterné, c’était donc là que vivait Beckett ?Le bureau était vide, sur une petite table un téléphone, par terre un classeur avec deux feuilles arrachées. Vide. Désolation, Alors cela s’empara de moi: estce que je n’étais pas en train de voir les figures de Beckett, ses décors, ses accessoires? Estce que ce ne sont pas là ses visions de l’attente, du désespoir, de la solitude, du refus? Ses visions l’ontelles rattrapé ici ou bien estil venu les rejoindre dans cette maison ?Je quittai le bureau, allai dans la cour intérieure, passai devant plusieurs portes. Dans la cour, dans le jardin desséché, un seul arbre dénudé. Tout à coup j’entends: "Siegfried, Siegfried". Je ne parvenais pas à localiser la voix. Une porte était ouverte, j’entrai. Beckett m’attendait debout. Troublé comme je l’étais, je
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ne voyais que son visage, comme lumineux. C’est peu à peu, seulement, que je découvris ce que Max Frisch avait appelé un jour "une tête de bonne architecture", et puis je vis sa silhouette tout entière. Beckett était devenu plus émacié, plus décharné, plus sec encore. La tête comme si elle avait grandi encore trônait, démesurée, sur le corps étique. Maintenant, je distinguai aussi la pièce :quatre mètres sur quatre ou cinq mètres sur cinq, un lit, une armoire, une étagère à livres, une table branlante, trois chaises, dans le coin un appareil d’assistance respiratoire. Etaitce réel ? Beckett :il se sentait bien ici, il avait tout ce dont il avait besoin, c’était son quatrième domicile depuis qu’il avait déménagé du boulevard Saint Jacques, sa femme était très malade, elle avait besoin de soins et il ne voulait pas, en plus, lui
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être à charge; ici, c’était tranquille, son médecin habitait juste à côté et il allait encore une fois par semaine à son appartement du boulevard Saint Jacques pour prendre son courrier. Notre conversation se déroula autrement que d’habitude, plus péniblement, avec plus de peine, il avait disaitil, de plus en plus de mal maintenant à parler allemand. Mais il y avait son aimable curiosité: Que devient la maison d’édition? Comment va Max Frisch? Les Allemands lisentils toujours Hermann Hesse? Qu’estce que Peter Handke est en train d’écrire? Je lui parlai del’Essai sur la fatiguePeter de Handke, Beckett s’enflamma pour ce titre, oui, il comprenait cela très bien, quelque chose de productif, à quoi on ne s’attendait pas, pouvait résulter de la fatigue.
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Je lui demande avec hésitation et prudence s’il arrivait à travailler dans cette pièce ? Il traduisait en français son dernier ouvrage, le texte écrit en anglaisStirrings still queson éditeur anglais venait de publier en édition de luxe. Cela lui donnait du mal, il n’arrivait pas à faire plus d’une phrase ou deux dans la journée, mais il s’y contraignait, la littérature avait toujours été pour lui "les travaux forcés", d’un côté, mais de l’autre elle était "la véritable activité métaphysique", comme Nietzsche l’avait dit, être le sens de l’art.Je lui racontai que nous venions de publier en allemand la biographie de Beckett par Alfred Simon. Oui, les professeurs en savent plus sur lui que luimême. Quant à lui, il avait toujours préféré se taire et continuer. Il me demanda si j’étais seul à Paris. Non, mon fils était là, occupé
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au Salon du Livre, il lui rendrait volontiers visite. Nous fixâmes un rendezvous pour le lendemain. Ulla Berkévitch était elle aussi à Paris. Pourquoi ne l’avaisje pas amenée? Elle était dans un bistro à côté, il me dit que je pouvais la faire venir quand je voudrais. J’allai la chercher, je la conduisis à travers ces pièces, ces coulisses, à travers ce nonenvironnement, à l’homme au visage lumineux. Alors elle se mit à pleurer. Beckett la regarda: "Look Siegfried she is crying, fitil en riant, Isn’t it wonderful? "Un de ces Beckett encore, rires et larmeschez Beckett on rit et pleure toujours. Larmes sans chagrin, rires sans joie. Je ramène la conversation sur le travail. Pourquoi la traduction deStirrings stillétaitelle tellement difficile? Ce n’était pas une traduction, en
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