“Deux sœurs” d Elizabeth Harrower (Rivages)
332 pages
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Elizabeth Harrower Deux sœurs Traduit de l’anglais (Australie) par Paule Guivarch Rivages Retrouvez l’ensemble des parutions des Éditions Payot & Rivages sur payot-rivages.fr Collection dirigée par Nathalie Zberro Édition originale: The Watch Tower, Text Publishing, 2012 © Elizabeth Harrower, 1966, 2012 © Éditions Payot & Rivages, Paris, 2017 pour la traduction française 1 « Maintenant que votre père est parti… » Voyant soudain, sur les deux visages, une expression de vigilance accrue, Stella Vaizey hésita. Quelles pédantes ! Quelles rigoristes, de vraies George Washington, des optimistes ! « Mort »,se corrigea-t-elle aussitôt avec une ombre de méchanceté. «Maintenant que votre père est mort, nous allons vivre toutes les trois à Sydney. » Les visages muets et attentifs, les yeux grands ouverts se tournèrent vers la directrice, miss Lambert, qui confirma d’un signe de tête attristé. « Lorsque j’aurai vendu la maison et trouvé un appartement en ville, poursuivit la mère des jeunes filles, enregistrant sans émotion l’échange de regards, j’en informerai miss Lambert. » Dans le lointain, une pie ou un grand réveilleur, ou un autre oiseau du bush qu’elle espérait bien ne plus jamais entendre en ville, poussa son cri insouciant et merveilleusement décidé du haut d’un eucalyptus géant, à l’extérieur du parc de l’école. Quelqu’un soupira. Plus 7 près, en provenance des courts de tennis, montaient des bruits retentissants et des rires.

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Publié le 05 mai 2017
Nombre de lectures 850
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Extrait

Elizabeth Harrower
Deux sœurs
Traduit de l’anglais (Australie) par Paule Guivarch
Rivages
Retrouvez l’ensemble des parutions des Éditions Payot & Rivages sur
payot-rivages.fr
Collection dirigée par Nathalie Zberro
Édition originale : The Watch Tower,Text Publishing, 2012
© Elizabeth Harrower, 1966, 2012 © Éditions Payot & Rivages, Paris, 2017 pour la traduction française
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« Maintenant que votre père est parti… » Voyant soudain, sur les deux visages, une expressionde vigilance accrue, Stella Vaizey hésita. Quelles pédantes !Quelles rigoristes, de vraies George Washington, des optimistes ! « Mort », se corrigea-t-elle aussitôt avec une ombre de méchanceté. « Maintenant que votre père est mort, nous allons vivre toutes les trois à Sydney. » Les visages muets et attentifs, les yeux grands ouverts se tournèrent vers la directrice, miss Lambert, qui confirma d’un signe de tête attristé. « Lorsque j’aurai vendu la maison et trouvé un appar-tement en ville, poursuivit la mère des jeunes filles, enregistrant sans émotion l’échange de regards, j’en informerai miss Lambert. » Dans le lointain, une pie ou un grand réveilleur, ou un autre oiseau du bush qu’elle espérait bien ne plus jamais entendre en ville, poussa son cri insouciant et merveilleusement décidé du haut d’un eucalyptus géant, à l’extérieur du parc de l’école. Quelqu’un soupira. Plus
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près, en provenance des courts de tennis, montaient des bruits retentissants et des rires. « Oserais-je vous demander de reconsidérer la ques-tion, Mrs Vaizey ? Si nous gardions Laura jusqu’à la fin de ses études… Elle est l’une de nos meilleures élèves, voyez-vous. » La jeune fille avait pensé étudier la méde-cine comme son père, tout en considérant volontiers la possibilité de chanter de l’opéra si on l’en priait. Et aussi ridicule et improbable que lui parût souvent ce genre d’idées, miss Lambert devait bien admettre que, par-tout dans le monde, des êtres humains se produisaient dans des opéras et que Laura avait une agréable voix de mezzo-soprano, qu’elle était musicienne et douée pour les langues. Mais son pauvre jeune père – à quarante-cinq ans, le cadet de cinq ans de miss Lambert – avait eu une crise cardiaque au volant de sa voiture en se ren-dant un soir chez un patient. Et maintenant, du point de vue d’une directrice d’école, la vie de sa fille était en danger. (Celle de Clare aussi, bien entendu, mais l’en-fant n’avait que neuf ans et ne se trouvait pas à un stade aussi crucial. Elle avait coutume de dire, de toute façon, lorsqu’on l’interrogeait avec bienveillance sur ses pro-jets d’avenir : « Je ne sais pas », à la différence de cer-taines fillettes de son âge qui pouvaient déjà répondre, avec une assurance que miss Lambert se plaisait à attri-buer à l’enseignement de son école : « Kinésithérapeute, miss Lambert », ou bien « Débutante, miss Lambert ». Charmantes gamines, si résolues !) « La carrière de Laura… Cela changerait tant de choses. Et il y a des bourses… » murmura miss Lam-bert en se levant, car Stella Vaizey murmurait à son tour
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avec un sang-froid apaisant et insultant à la fois : « Les petites comprennent très bien. Leur père n’avait pas l’esprit très pratique. » Appelées, donc, à comprendre, ses filles observèrent Mrs Vaizey d’un air incertain et interrogateur. Elle se préoccupait si peu d’elles qu’elles en étaient tout intimi-dées. Leur père les avait parfois aidées à la décrypter, mais Laura devait maintenant tenter de le faire pour elle-même et pour Clare. Récemment, elle lui avait expli-qué : « Elle est merveilleuse, tu sais, imprévisible, c’est tout. Elle est étrange, je crois, parce qu’elle n’est pas aus-tralienne. On est forcée d’être différente si on est née en Inde. » Interrompant son exercice et ôtant son doigt de la page de son cahier à rayures bleues, Clare leva des yeux d’un gris lumineux sur le visage de sa sœur. Après une vaine lecture dudit visage qui contemplait d’un regard absent un portrait au pastel de la princesse Elizabeth, Clare se plongea dans les problèmes à l’encre noire de trains voyageant à quatre-vingt-seize, cent vingt-huit et cent cinquante-deux kilomètres à l’heure entre trois villes éloignées. « Oui, répéta Laura tout en considérant la princesse, les sourcils froncés. – Mmm. » L’acquiescement de Clare avait le ton morose, décourageant de quelqu’un qui résiste à la son-nerie du réveil mais, quelque part, elle était heureuse d’entendremerveilleuse,imprévisible, née en Inde. Pourtant, il y avait tout juste dix jours, leur père, qu’elles avaient toujours imaginé aussi éternel que le soleil, s’était révélé l’être le moins fiable qu’elles aient
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jamais connu. Mrs Vaizey était arrivée avec la nou-velle, puis repartie aussitôt. Leurs amis s’étaient éloi-gnés sur la pointe des pieds avec des airs tantôt furtifs tantôt compatissants, murmurant, une fois arrivés au bout du couloir, et se comportant comme si les jeunes Vaizey avaient violé les règles de quelque société secrète. Miss Lambert et les autres professeurs s’étaient mon-trées très aimables, toutefois leur impuissance face aux événements, ainsi que le gouffre existant entre les deux sœurs et ces personnes bien connues et chaleureuses mais occupant des positions officielles leur apparurent ce jour-là de plus en plus nets quand leur mère serra la main de miss Lambert, les embrassa et quitta l’école. De loin, peu à peu, l’idée surgit à l’horizon : tout cela n’avait été, du début à la fin, qu’un marché. Elles n’étaient qu’une denrée, des mots et des chiffres sur une facture. Pendant leurs derniers jours à l’école, les jeunes filles se regardaient souvent avec de grands yeux, stupéfaites du tour que prenait leur existence. Rien ne les avait pré-parées à la mort, ni à la rupture de ce qu’elles avaient toujours pris pour une amitié éternelle avec Sheila et Rose, ni au fait (leur semblait-il), de se retrouver à la merci de leur mère qu’elles ne connaissaient pas très bien. Des monuments tels que miss Lambert et l’école étaient de toute évidence aussi peu consistants que les créatures inexpressives, moulées dans le sable à l’image d’êtres humains par le sculpteur de la plage de Sydney où elles étaient un jour allées. Le père de Laura – sonpèreavait été liquidé avec – autant d’aisance que les bouts de papier sur lesquels elle avait écrit en caractères d’imprimerie :Dr Laura Vaizey.
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L’évolution normale de sa scolarité, depuis son entrée en tant que « petite » jusqu’à sa sortie de l’école en tant que véritable adulte ayant travaillé très dur et réussi à un examen des plus difficiles n’était, à l’évidence,pasassu-rée. Laura avait lu des livres. Dans chacun, à l’exception de certaines histoires dramatiques situées à d’autres époques et mettant en scène des personnages et des cir-constances ridiculement éloignés d’elle, tout se termi-nait bien pour l’héroïne. Et si leurs projets avortaient et qu’il n’y avait plus aucun espoir, cela semblait toujours dû à un extraordinaire malentendu. Les jeunes filles et leurs amoureux se précipitaient alors en riant vers un avenir de rêve. N’était-elle pas une jeune héroïne ? Les autres tragédies (les classiques de miss Lambert) étaient magnifiques, bien sûr, et très tristes, mais à mille lieues de la réalité. Ce qui était arrivé aux Vaizey ne pouvait donc pas être tragique, tout juste stupéfiant, et rendait l’avenir mystérieux et inimaginable. C’était étrange de ne faire de projets que le matin pour l’après-midi et le soir, alors que le jour suivant, la semaine suivante n’étaient qu’un vide informe et l’année suivante, ou les cinq années suivantes, semblables à l’espace au-delà de l’univers. Elle avait la sensation d’avoir égaré un plaisir vital dont elle n’avait qu’un vague souvenir, ou bien une partie d’elle-même. Il n’y avait pas de place pour le rêve. Clare supporta plutôt mieux son départ de l’école, car elle avait toujours eu l’impression d’y avoir été envoyée en guise de punition ou pour ne plus être une charge. Un soir, il y avait longtemps de cela, ses parents s’étaient disputés. Ils avaient prononcé des mots qu’elle avait
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oubliés mais qui signifiaient bien ce qu’elle en avait compris et retenu. Laura et elle étaient de trop et l’école un endroit où elles pourraient disparaître pour toujours. Personne, depuis son arrivée là-bas, des années plus tôt, ne leur avait jamais expliqué le but qu’ils étaient tous censés poursuivre. Ailleurs, les objectifs seraient peut-être plus clairs, elle connaîtrait peut-être l’histoire depuis le début – notamment la raison pour laquelle elles se trouvaient là.
« Miss Muffet, je veux que Clare et toi preniez le relais à partir de demain. » Stella Vaizey se rallongea et tendit, dans un dernier geste de rejet, une petite main couverte de bagues, aux ongles manucurés. Appuyée sur deux oreillers, une cigarette Abdulla aux lèvres, elle jeta un regard indulgent à Clare, agenouillée sur le tabouret de la coiffeuse, nattes pendantes et un ruban bleu marine défait ; et à Laura qui, debout, dos aux fenêtres, jetait à la chambre inconnue et à son mobilier de petits coups d’œil critiques. Laura détestait ce « miss Muffet ». Il ne partait pas d’un bon sentiment. « Tout est arrangé pour ton entrée à l’école de com-merce. Clare est inscrite dans son établissement et ils sont tous les deux accessibles à pied. Vous savez où se trouvent les boutiques, et la plage est au pied de la colline, vous n’avez donc pas à vous plaindre, n’est-ce pas ? » Elle les rayait de ses tablettes. « Et maintenant que tout est réglé, j’espère que vous assumerez votre part de responsabilité. Je suistrès
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fatiguée. J’ai été débordée et bouleversée par cet imbé-cile de notaire qui a fait les choses n’importe comment et a vendu la maison. Ça a été un grand… » Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle éternua une fois, deux fois, et gémit théâtralement, comme pour dire : « Vous voyez combien j’ai été maltraitée. » C’était une femme très séduisante. Sa peau mate et délicate bronzait vite. Son visage était court et large, avec des sourcils bruns au dessin magnifique et d’une régularité rassurante ; elle avait une jolie bouche et ses yeux au regard doux passaient du gris-violet au jaune doré d’une façon jugée par certains fascinante. Une lan-gueur et une grâce tout indiennes, assez rares chez la progéniture des majors de l’armée britannique, avaient surpris et séduit nombre de jeunes hommes dont aucun n’avait jamais brillé par sa perspicacité. L’un d’eux était David Vaizey. Il était clair, même maintenant, même aux yeux des filles, qu’elle avait été conçue pour une vie plus agréable que celle qu’elle menait depuis peu. « Pauvre maman ! » Dans la cuisine, d’un ton plus conventionnel que sincère, Clare expédia sa mère tout en se tenant en équilibre sur le barreau blanc d’une chaise qu’elle faisait basculer en se balançant d’avant en arrière. « Nous allons établir un emploi du temps et dres-ser des listes, et il faudra que tu m’aides ! » Laura était impressionnée par sa propre autorité. Mais ça n’était guère qu’une plaisanterie. L’ordre rigoureux qu’elle avait donné à Clare, elle l’avait lancé d’un air espiègle de conspiratrice. Elle avait cependant l’impression d’être quelqu’un d’autre.
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«Mais bien sûr. Bien sûr» protestaje t’aiderai,  que Clare, concentrant son regard vif et interrogateur sur le Monopoly auquel elles s’apprêtaient à jouer. Imprimant à sa chaise une secousse inconsidérée, elle atterrit par terre, à plat ventre, le souffle coupé, tandis qu’une bosse se formait à l’arrière de son crâne. « Oh, fais attention ! » chuchota Laura en gloussant de rire alors que leur mère leur criait de sa chambre : «Allons,que se passe-t-il… ? » Elles riaient encore en silence pendant que Clare se relevait et que leur mère pestait toujours contre ce vacarme insensé. Elles continuèrent à pouffer – main-tenant qu’elles avaient commencé – à cause d’un détail gênant lié à leur père qu’elles n’avaient pas non plus très bien connu ; parce que c’était la première journée dans leur nouvelle résidence, un appartement meublé dans une banlieue mystérieuse, Manly, dans une ville énorme, Sydney, et qu’elles devaient se rendre le lende-main, à pied, seules, dans des écoles inconnues. Elles riaient tant qu’elles furent obligées de s’asseoir, se mordant les mains et se tenant les côtes, s’excitant l’une l’autre quand leur hilarité semblait décroître. Elles s’esclaffèrent jusqu’à ce que leur réserve d’hilarité fût épuisée puis, presque aussitôt, se sentirent très fatiguées. Elles humèrent les odeurs propres et inhabituelles de la pièce : la peinture neuve, les placards vides et les cou-rants d’air salé qui agitaient les fenêtres mal jointes. « Elle quittera son lit demain ou après-demain. » Clare frissonna et bâilla, puis, se levant pour aller se coucher, chancela sans raison et se remit à pouffer. Néanmoins, une étrange et silencieuse panique l’envahit
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et elle se dit, avec une espèce d’éclatante rigueur : Je veux rentrer à la maison. Ici, elle était piégée. Elle vou-lait rentrer à la maison. Laura était en train de verrouil-ler la porte de derrière et ses bras lui parurent blancs et faibles. Laura n’en savait pas plus qu’elle. L’école, les professeurs, les amis les avaient rejetées. Leur père n’était plus là. Je veux rentrer à la maison, se répéta Clare avec obstination, repoussant l’idée qu’elle n’avait, en fait, nulle part où vouloir aller. Prisonnière, en danger, transie… elle ne pouvait compter sur per-sonne. Rien n’allait plus. Elle donna un coup de pied dans la chaise qui l’avait fait tomber.
« Alors, elles sont comment, à l’école ? » Laura lavait soigneusement les côtelettes qui avaient glissé avec une discrète obstination du gril sur le lino de la cuisine. « Bien. Une fille m’a dit que je parlais de manière prétentieuse. Mais moi, je sais que ce n’est pas vrai. Je lui ai répondu que c’était à cause du cours d’élocution de miss Carroll. Et dans ton école à toi, elles sont com-ment ? » Elle disposa les couverts sur le plateau destiné à sa mère. « Bien. » Laura avait appris un certain nombre de choses très éclairantes sans rapport avec la sténodactylo. Entre autres, qu’il était pitoyable, horrible, de ne pas avoir de petit ami. Qu’il était répugnant de porter des nattes et de ne pas se maquiller. Qu’il était étrange d’être sans père et d’avoir une mère dispensée de travailler. Et que c’était le comble de l’ennui, chez une fille de son âge, de ne pas pouvoir parler de films ni de vedettes
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