Le Sorcier de Padoue
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Description

Le Sorcier de Padoue
CONTE FANTASTIQUE
Frédéric de Coppens
Paru dans la revue Les Deux Bourgognes
1838
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
Le Sorcier de Padoue : 1

The carnival was at its height, and so
Were all kinds of buffoonery and dress ;
A certain lady went to see the show....
LORD BYRON, Beppo.
Je compare l’Italie à un cadavre couché par terre, comme l’hermaphrodite Borghèse sur le matelas de marbre que lui a taillé le
Bernin. Si vous approchez la main de cette beauté mourante, vous sentirez encore un peu de chaleur vitale à la région du cœur, du
côté de Rome ou de Naples ; mais les extrémités sont déjà froides, et Venise, Padoue, Ferrare, toutes ces cités décrépites et
désertes, sont comme ces pétéchies dont la mort tache les cadavre, pour montrer aux médecins que la vie se retire et que leur
ministère est terminé.
Parmi ces villes qui s’en vont, il n’en est pas une qui offre un spectacle plus triste que la vieille Padoue, dont l’enceinte, assez grande
pour contenir cent mille âmes, n’en a pas vingt-cinq aujourd’hui. Lorsque le voyageur traverse cette ancienne patrie de Tite-Live, qui
prétend faire remonter ses souvenirs jusqu’à l’époque de la guerre de Troie, il sent la compassion le saisir en voyant tous ces
édifices moussus, toutes ces rues désertes qui s’enfoncent à perte de vue entre des murs de jardins, interrompus de loin à loin par
des maisons lézardées dont les fenêtres sont hermétiquement closes. Sur les vastes places, il ne voit personne ; personne sous ...

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Extrait

IIIIIIVIVIVIIVIVXIIILe Sorcier de PadoueCONTE FANTASTIQUEFrédéric de CoppensParu dans la revue Les Deux Bourgognes8381Le Sorcier de Padoue : 1 The carnival was at its height, and soWere all kinds of buffoonery and dress ;A certain lady went to see the show....LORD BYRON, Beppo.Je compare l’Italie à un cadavre couché par terre, comme l’hermaphrodite Borghèse sur le matelas de marbre que lui a taillé leBernin. Si vous approchez la main de cette beauté mourante, vous sentirez encore un peu de chaleur vitale à la région du cœur, ducôté de Rome ou de Naples ; mais les extrémités sont déjà froides, et Venise, Padoue, Ferrare, toutes ces cités décrépites etdésertes, sont comme ces pétéchies dont la mort tache les cadavre, pour montrer aux médecins que la vie se retire et que leurministère est terminé.Parmi ces villes qui s’en vont, il n’en est pas une qui offre un spectacle plus triste que la vieille Padoue, dont l’enceinte, assez grandepour contenir cent mille âmes, n’en a pas vingt-cinq aujourd’hui. Lorsque le voyageur traverse cette ancienne patrie de Tite-Live, quiprétend faire remonter ses souvenirs jusqu’à l’époque de la guerre de Troie, il sent la compassion le saisir en voyant tous cesédifices moussus, toutes ces rues désertes qui s’enfoncent à perte de vue entre des murs de jardins, interrompus de loin à loin pardes maisons lézardées dont les fenêtres sont hermétiquement closes. Sur les vastes places, il ne voit personne ; personne sous lesportiques lombards qui n’abritent plus que l’échoppe misérable du fripier juif ou l’étalage de quelque revendeur de librairie. Il sedemande combien de temps encore la charrue respectera ces murs inhabités, et l’on peut croire que, sans son université qui seule lasoutient encore, il y a longtemps que Padoue n’existerait plus.Cependant, tout engourdie qu’elle soit déjà par la mort, il y a une époque où l’Italie entière s’agite d’un mouvement convulsif ; c’estlorsqu’arrive carnaval. Alors toutes ces vieilles cités s’émoustillent et jettent de grands éclats de rire ; elles tirent de leur garde-robefanée tout le fard, toute la joie, toutes les défroques du temps passé. C’est pitié de voir les vieux édifices, qui froncent le sourcil lereste de l’année, vomir ce jour-là des fantômes crottés, couverts de clinquant. Les rues, sombres et silencieuses comme au temps duDante, semblent pleurer de la gaieté sacrilège des étudiants en goguette. Et s’il faut dire la vérité, en entendant des cris de joie, desbruits d’instruments, des lazzis tumultueux sortir d’entre ces habitations vermoulues qui menacent de tomber les unes sur les autres,on éprouve le même sentiment qu’auprès d’un mort qui se mettrait tout à coup à rire sous l’influence de la pile galvanique et quientonnerait une chanson de Bérenger, en se trémoussant dans son linceul.
Or, il n’y a pas encore bien longtemps que le carnaval avait ainsi rassemblé toute la population de Padoue, par un bel après-dîner demars, sur le Prato della Valle, vaste emplacement situé au midi de la ville, devant la célèbre église de Sainte-Justine. Les paysans,accourus des alentours, circulaient pêle-mêle avec les citadins plus élégants sous la promenade plantée de platanes, où lesPadouans modernes ont élevé à leurs grands hommes un si grand nombre de statues qu’on ne sait comment une seule ville a pu jouird’une pareille fécondité.Mais la foule endimanchée qui fluctuait sans cesse ne songeait guère en ce moment à s’enorgueillir de Tite-Live, du jurisconsultePaul, de Sperone Speroni, de Morgagni, du Padovanino, et de tant d’autres célébrités qui ont plus ou moins besoin du commentaire.Elle les eût toutes données pour Arlequin et son compère, le docteur Geronimo.Des mascarades bizarres traversaient continuellement la place, à la grande satisfaction des spectateurs. Mais la plus grande part del’attention publique était attirée par une voiture de masques d’où pleuvaient les saillies, les œufs et les bonbons. Cette voitureparaissait composée de l’aristocratie des étudiants ; elle s’arrêta à l’entrée de la promenade, dans l’endroit où la foule était la plusépaisse, et quatre ou cinq orateurs se mirent, chacun d’un côté, à débiter en même temps des folies, accueillies par milleapplaudissements.« Voici de la fleur de sésame d’Arabie, disait un Turc en tenant un petit paquet entre l’index et le pouce ; c’est une substance qui faitdisparaître les taches à l’instant. Prenez, Mesdames ; c’est fort utile dans les ménages. » Et comme plusieurs mains s’avançaient :« J’oubliais de vous dire, continuait-il, que les taches dont il s’agit sont celles que vous faites à votre honneur en causant tout basavec vos amoureux.– Ah ! le monstre ! criaient les femmes en retirant leurs mains.– Mea culpa ! mea culpa ! mea culpa ! reprenait en nasillant une face blême dont le costume ressemblait à celui de trois ou quatreordres religieux, sans être précisément celui d’aucun. Je veux vous faire ma confession générale, mes chers frères. J’ai aspiré l’autrejour, un vendredi, avec trop de complaisance, la fumée d’une poularde qui rôtissait dans la cuisine de l’évêque. Je suis un grandmisérable.– Povero frate, disait une voix.– L’évêque ne t’a-t-il pas interdit ? demandait l’autre.Misericordia, Domine, continuait le faux moine en levant les yeux au ciel. J’ai eu un instant la velléité de m’approprier le biend’autrui !– Quand cela ? lui cria la foule.– Quand le père abbé me chargea de porter au président de la cour ce sac d’écus qui nous fit gagner notre procès.– Bravo, frate ! » crièrent les assistants en riant de toutes leurs forces.Un gros médecin tout rond, qui portait une énorme canne à pomme d’or, prit alors la parole.« Tout ce que vous écoutez-là, dit-il, ne vaut guère mieux que du poivre sur un sorbet. Je veux vous apprendre à faire l’élixir de longuevie qui se fabrique avec trois choses, du sel, un œuf et du lait ; mais il faut du sel attique, un œuf de phénix et du lait de la voie lactée.Avec cela, vous vivrez aussi vieux que Melchisedeh, qui, à l’âge de sept cents ans, lisait sans lunettes.– Qui parle de lunettes ? » cria une voix qui semblait venir d’en haut.Et en effet, c’était celle d’un licencié en costume d’astrologue, qui, sans respect pour la statue du Podesta Bonfidio, s’était assis àcalifourchon sur ses épaules, d’où il lui avait fait une espèce de trompe d’éléphant en lui ajustant une énorme lunette de carton au boutdu nez. « Je démontre la fausseté de tes paroles par les principes de l’astronomie, continuait le masque aérien. L’astronomie est unescience aussi étonnante par ses immenses résultats que par l’exiguïté de la base d’où elle est partie pour mesurer les cieux. Si nousplaçons une muscade dans le soleil et un gobelet dans la lune, et qu’ensuite nous tirions la parallaxe, nous avons A + B = X, c’est-à-dire qu’un chameau ne passera pas par le trou d’une aiguille...Nego consequentiam, cria de toutes ses forces un docteur en droit monté sur un âne rétif, qu’il caressait de grands coups de nerfde bœuf sans pouvoir le faire avancer.– Veux-tu que je t’explique la loi properandum ? répondit le licencié du haut de son piédestal.– Dis-nous plutôt quel astre tu découvres là-haut, dit le docteur qui battait toujours son âne.– La constellation des gémeaux, » répondit l’astrologue en braquant sur lui son interminable lunette.Un éclat de rire universel suivit ces paroles.Le docteur continuait à lutter avec sa monture rétive, qu’il encourageait de la voix et du geste. « Eia ! euge ! lui criait-il ; avanceras-tu,maledetta bestia ? pan !Prenez-garde, Mesdames ! En avant, corpo di Bacco ! evoe !– Bravo ! » cria la foule.L’âne venait en effet de prendre une détermination héroïque. Il avait fait volte-face et emportait son maître au grand galop vers la ville.L’astrologue, du haut de sa statue, battait des mains de toutes ses forces, en déclamant le vers de Virgile :
 Incudem aut atræ massam picis urbe reportat.Mais l’attention générale fut bientôt distraite par une voiture de masques, arrivant au grand trot d’un autre côté. Plusieurs jeunes gens,déguisés sous divers costumes, exécutaient une symphonie bouffonne sur le devant du char, tandis que les autres chantaient. Aumilieu d’eux était assise une jeune fille d’une beauté remarquable, mais un peu pâle et fluette, dont la taille avait cette grâceparticulière aux femmes nerveuses, cette grâce des fleurs délicates dont la tige a été débilitée par une culture imprévoyante ou par untrop prompt accroissement. Il y avait dans sa parure quelque chose de bizarre qui semblait tenir plus à la singularité du goût qu’auxlibertés du carnaval. Elle avait ôté son masque pour manger une grenade, dont elle jetait sans façon les grains sur la foule après lesavoir sucés. Mais la foule, bien loin de se fâcher, élevait autour d’elle une immense acclamation. « La Zoccolina ! criait-on. Voici laZoccolina ! vive la Zoccolina ! »La Zoccolina était une cantatrice qui venait d’avoir le plus grand succès au théâtre de la Porte de Carinthie, à Vienne. Originaire dePadoue, où elle avait débuté autrefois, elle y était revenue depuis peu pour y chanter pendant le carnaval, et elle y avait reparu avecl’autorité d’un nom consacré par les applaudissements de la capitale. Aussi l’idolâtrie populaire s’attachait-elle partout à ses pas. Elleavait reçu des milliers de couronnes et de sonnets, et le publie, après sa première représentation, l’avait fait repasser plus de dix foissur la scène pour la saluer d’applaudissements frénétiques.Quand la Zoccolina fut arrivée à l’endroit où nous avons laissé nos premiers acteurs, les deux voitures s’arrêtèrent un moment l’unevers l’autre, pour s’adresser, à la coutume italienne, des interpellations qui allaient et revenaient comme des balles.« Belle Zoccolina, nous chanteras-tu une chanson ?– Belle Zoccolina, as-tu bien dormi ?– Rossignol d’amour, nous te couperons les ailes, pour que tu restes parmi nous.– Qui sont tous ces chiens marins qui nous amènent la déesse de Cythère ?– Viens un peu ici, belle Zoccolina ; je veux te faire ma confession, disait le moine.– Tes beaux yeux m’ont fait une blessure au cœur, ajoutait le médecin au gros ventre.– Il en sortira des noyaux de courge, répondit une voix de l’autre côté, en faisant allusion à la ressemblance du docteur avec unecitrouille.– Qui veut de la courge grillée pour un centime ? Zucca ! Zucca ! Zucca ! cria quelqu’un, en imitant la mélopée singulière desmarchands de comestibles vénitiens.– Ne quitteras-tu pas tes compagnons, pour venir un instant vers nous, belle Zoccolina ? dit l’un des masques de la première voiture.– Non certainement, répondit l’enfant gâté de la foule. Car si j’allais vers vous, j’aurais peur de ce moine affamé qui mangerait toutesmes grenades. Le Turc me cacherait le soleil avec son turban ; et quant au docteur, je voudrais l’attacher au bout de son grand bâtonpour en faire une bassinoire.– Brava Zoccolina ! brava ! crièrent cent voix, qu’accompagnèrent de bruyants éclats de rire.– Méchante ! je ne pleurerai plus quand Othello t’étranglera, dit le docteur.– Et moi qui lui avais fait un sonnet, continua le moine en prenant une prise de tabac.– Voyons ton sonnet, lui demanda-t-on de toutes parts.– Où je la comparais au rossignol qui sait nous enchanter malgré sa laideur, reprit-il. Come il canter d’April, che in veste bruna...– Assez, assez, interrompirent les compagnons de la cantatrice. C’est toi qui es laid comme un Diogène.– Puisse le diable t’emporter dans la caisse de ta contrebasse ! répondit le moine.– Est-ce la nymphe Circé qui vous a changés en bêtes ?– Et celui-là qui crève dans sa peau comme une figue mûre !– À bas l’arlequin !– On ne jette pas de pommes cuites. »Telles étaient les exclamations qui s’échangeaient entre les deux partis avec un entrain tout méridional, quand on vit arriver une autre
voiture, conduite par deux beaux chevaux noirs, qui se dirigea de manière à passer entre les deux premières. Il n’y avait dans cettevoiture qu’un seul domino noir dont le visage était masqué. Sans prendre part à la querelle joyeuse qui occupait la foule, ce masquesilencieux jeta un long regard à la Zoccolina, en tournant la tête vers elle à mesure qu’il passait. Comme s’il y eût eu quelque chose demystérieux dans ce regard muet, la jeune actrice poussa un cri et tomba évanouie au milieu de ses compagnons. La voiture noirecontinua son chemin.Il se fit aussitôt un profond silence, à peine interrompu par le murmure inquiet de la foule. Les masques épouvantés se hâtèrent dedonner à la Zoccolina les secours d’usage, qui ne tardèrent pas à lui faire reprendre connaissance. Mais elle n’avoua pas la cause deson évanouissement ; elle demanda qu’on la reconduisît chez elle pour prendre le repos qui lui était nécessaire ; et, en effet, la voiturequi la portait disparut bientôt dans les rues sombres de Padoue.L’indisposition subite de la jeune actrice préoccupa vivement la foule qui lui donna mille motifs divers, faute d’en connaître le véritable.Cependant cet accident finit par s’oublier et, chacun retournant à ses jeux, la journée s’acheva à peu près comme toutes les journéesde carnaval.Maintenant, nous allons prendre la liberté de transporter le lecteur dans un autre lieu, à quelque distance de celui où se passait lascène que nous avons essayé de décrire.Le Sorcier de Padoue : 2 Yo soy Merlin, aquel que las historias...Principe de la Mágica y MonarcaY archivo de la ciencia zoroastrica.CERVANTESAu milieu du quartier le plus désert de Padoue, sur les bords de la Brenta, qui cache, entre de sales baraques, son eau bourbeuse,belle seulement dans les vers des poètes, s’élève une tour lombarde, solide encore malgré sa vétusté. Elle est connue du peuplesous le nom de Specola. Cette tour fut construite, au moyen-âge, par les tyrans de Padoue pour leur servir de prison, et l’on raconteplus d’un drame sanglant dont ses pans noircis ont été le théâtre. Quand les vieilles femmes voyaient, il y a quelques années, unelumière solitaire briller la nuit à la dernière fenêtre du donjon, elles faisaient de singuliers récits sur la Specola, ainsi que sur songardien, le vieux Cornelio, qui partageait, dans leur crédulité superstitieuse, le mauvais renom des murailles entre lesquelles il passaitsa vie.Officiellement, ce vieillard mystérieux n’était autre chose que le gardien d’un quart de cercle et de quelques lunettes détraquées, quiformaient, avec une boussole rouillée, ce qu’il plaisait à la congrégation municipale d’appeler l’Observatoire de la ville. Celui quiaurait voulu se servir de ces instruments pour étudier le cours des astres aurait bien pu faire comme ce savant, qui, découvrant sur lasurface du soleil des taches bizarres, douées d’un mouvement très rapide, finit par entendre ces taches crier, et fut agréablementsurpris de trouver un nid de souris dans le tube de son télescope.Mais si Cornelio avait pour profession ostensible celle de gardien de l’Observatoire, il passait, dans le peuple, pour cultiver plusieursautres sciences moins légitimes. Les uns l’accusaient d’étudier l’astrologie, les autres le donnaient pour un juif, quelques-uns pour unalchimiste ; on allait même jusqu’à prononcer le nom de sorcier ; et si le lecteur veut entrer avec nous dans le réduit qui lui servaitd’habitation, il sera forcé de convenir que les apparences justifiaient jusqu’à un certain point les accusations répandues contre lui parla prévention populaire.Au dernier étage d’en haut, immédiatement sous la plate-forme de la Specola, était une chambre dont la voûte, en ogive, paraissaitévidemment postérieure à la construction du reste de l’édifice. C’est là que vivait Cornelio. On ne voyait, dans cet appartement, rienqui ressemblât à une cheminée ; mais à l’un des bouts on avait établi un large fourneau, au-dessus duquel s’élevait une trace noire etsuyeuse qui montait le long du mur jusqu’à la voûte, témoignant de l’usage fréquent auquel ce meuble avait servi. Sur le fourneauétaient rangés pêle-mêle des creusets, des tubes et des cornues, les uns entiers, les autres brisés ; par-dessous, un tas de charbon,sur lequel étaient jetés un soufflet et des pincettes. Une corde, attachée à la rosace qui formait clé de voûte, tenait suspendu, à mi-hauteur de l’appartement, un animal empaillé, d’une forme problématique, moitié crocodile, moitié dragon, qui, se balançant au vent,les pattes et les ailes étendues, semblait toujours prêt à s’élancer sur celui qui pénétrait dans ce séjour de tristesse.
Directement sous cette bête apocalyptique, on voyait, éparse sur une grande table, la bibliothèque poudreuse de Cornelio. C’étaientd’anciens manuscrits couverts de parchemin ou des livres presque tous des premiers temps de l’imprimerie. Celui qui aurait tiré, auhasard, quelques-uns de ces ouvrages du monceau où ils gisaient, aurait lu des titres bizarres, propres à confirmer les bruits quicirculaient sur le compte de leur propriétaire. Il aurait trouvé là le traité de Psellus, De lapidum virtutibus ; Bradwardin, De quadraturacirculi ; Burgrave, De existentia spirituum nervosorum ; le livre célèbre de Cornisius, De invocatione et evocatione, quoiquedéfendu par un fermoir de fer, paraissait plus usé que les autres, honneur que lui disputait cependant l’in-folio du savant Panvinio, Desibyllis et carminibus sibyllinis, imprimé à Vérone, en 1567.Il y avait aussi, dans ce fouillis, des livres de droit et de médecine, depuis les neuf énormes volumes de Bartole, qui eurent chacun,dans leur temps, le nom d’une Muse, jusqu’à la petite monographie de Courcelles (Descriptio musculorum plantæ pedis), sansoublier l’ouvrage épineux et savant, De morbis muliebribus, publié par le professeur Bottoni, à Padoue, en 1585, sous les auspicesde l’Université. Toutes les sciences paraissaient rentrer dans le cercle des connaissances de Cornelio. Il avait étudié aussi laphilosophie, car un œil exercé aurait distingué bien vite, parmi la foule, un exemplaire précieux du subtil théologien Somebody, Deconditione Adami in paradiso et an ideas abstractas habuerit ante peccatum. Que dirons-nous de plus ? Conrad Rango était làaussi avec son titre, que nous n’inventons pas, De Capillamentis, vulgo PERRUQUES, liber singularis, 1663. Bref, toutes lessciences avaient leur représentant dans ce chaos d’érudition vaine ou sérieuse, dont la confusion figurait assez bien la Babel del’esprit humain, au- dessus de laquelle planait le dragon de l’écriture.Hélas ! trois fois pitié pour vous tous, manœuvres souterrains de l’intelligence, qui enfoncez le pic dans le rocher ingrat au-delàduquel vous croyez trouver la vérité ! Ne voyez-vous pas le démon du mal, qui vous inspire, se rire de vos travaux infructueux ! Il saitbien, lui, que vous ne retirerez qu’un vain orgueil de vos efforts. Depuis le géant qui a creusé une caverne, jusqu’au pygmée qui agratté le plus mince filon, votre peine est également perdue ; car vous n’entamerez pas le mur de diamant qui vous sépare del’éternelle clarté. Dérision sur vos œuvres les plus ambitieuses comme sur vos essais les plus futiles ! Vous êtes comme ces mineursqui vivent dans les entrailles de la terre, et qui ne jouissent de la clarté du soleil que quand on les retire morts de leurs antressouterrains. C’est pourquoi je prononce sur vous les vers de Schiller : La vie n’est qu’une erreur,Et la vérité est dans la mort !Telle était, sans doute, la manière de penser de Cornelio, car la plupart de ses livres paraissaient n’avoir pas été ouverts depuislongtemps. Il est même juste de dire qu’ils lui avaient été transmis héréditairement par un de ses aïeux, qui avait jadis professé avecéclat dans l’université de Padoue.En effet, Cornelio n’était pas un homme né d’hier. Il descendait, en droite ligne, du grand docteur Cornelius à Saxo Ferrato, qui vint àPadoue au moyen-âge, pendant la fameuse querelle des vingt-quatre lettres, querelle bruyante qui durerait peut-être encore, si lenouveau professeur n’eût terrassé, par sa logique, les hardis novateurs qui voulaient créer, pour l’etcetera, une vingt-cinquième placedans l’alphabet. Ce même Cornelius devint, plus tard, très célèbre par ses connaissances dans la magie noire. C’est lui qui, ayant faitun pacte avec le démon, parvint à lui échapper en lui proposant la question suivante, tirée d’une loi romaine, que Satan ne put jamaisrésoudre :« Un maître envoie son esclave au pont en lui accordant la liberté, s’il rencontre un esclave. Un autre maître envoie aussi son esclaveau pont sous la même condition. Lequel des deux esclaves sera libre s’ils se rencontrent ?Le seront-ils tous les deux ou ne le seront-ils ni l’un ni l’autre ? »Satan n’en put pas sortir, et vit sa proie lui échapper.Mais hélas ! la gloire ancienne de sa famille n’était que le plus immatériel des souvenirs pour l’humble gardien de l’Observatoire,avec lequel il est temps que nous fassions enfin connaissance.Le soir du jour où la Zoccolina avait été l’objet de tant d’applaudissements de la part de la population de Padoue, le vieux Corneliotravaillait seul au-dessus de sa tour solitaire ; c’était un vieillard maigre et courbé, une face pâle, où l’on aurait cru que le sang necirculait pas. Au fond d’un orbite, échauffé par les veilles, s’ouvrait son œil gris qui dirigeait un regard habituellement inerte par-dessus ses lunettes, placées à l’extrémité inférieure de son nez. Ses tempes creusées étaient enveloppées d’un bonnet de fourrure,de dessous lequel s’échappaient quelques rares cheveux blancs. Si vous avez vu l’alchimiste de Teniers, c’était lui, mais plus maigreet plus caduc. Il avait pour habillement un vieux gilet de bougran noir, vingt fois rapiécé, avec une culotte courte, percée aux genoux etencore dans un autre endroit que feront deviner ses habitudes sédentaires ; le tout recouvert d’une ancienne robe-de-chambre àlarges fleurs jaunes, qu’il ne quittait que pour sortir, c’est-à-dire bien rarement.Les longues mains fluettes de ce personnage étaient occupées à je ne sais quelle opération suspecte sur de petits morceaux demétal. Un réchaud de charbon allumé, posé à quelques pas sur le fourneau, semblait préparé pour quelque manipulation chimique ;mais, quant à présent, le vieillard était occupé tout entier à un travail de lime et de poinçon, devant une petite table, éclairée par unelampe, dont le chapiteau rabattait la lumière. Il y avait déjà longtemps qu’il travaillait en silence, quand il entendit un pas léger monterl’escalier de la tour et s’arrêter à sa porte, où trois coups furent frappés distinctement.En un clin d’œil, il jeta ses outils dans un tiroir, qu’il repoussa, en faisant tomber par-devant un vieux tapis, qu’il avait retroussé pourtravailler à nu sur la table ; puis il se leva, en soupirant avec bruit, comme un homme que le moindre mouvement exténue, et ils’achemina vers la porte.« Qui est là ? demanda-t-il.
– Un étranger qui vient vers vous en ami, » répondit une voix d’homme en dehors.Le vieillard ouvrit une petite lucarne grillée, au moyen de laquelle il pouvait reconnaître ce qui se passait dans l’escalier. Examinant, àl’aide de sa lampe qu’il approcha de l’ouverture, la personne qui lui rendait visite à cette heure tardive, il ne trouva probablement rienen elle qui dût lui inspirer de l’inquiétude, car il se décida, en s’excusant des précautions que son isolement le forçait de prendre, àtirer les deux verrous dont sa porte était armée.La personne qui entra était couverte d’un domino noir, qui cachait son costume et ses traits.Sans paraître surpris de cette circonstance à laquelle il était peut-être habitué, Cornelio referma sa porte et offrit à son visiteur unvieux siège boiteux, à quelque distance de son propre fauteuil.« Quel motif vous amène auprès de moi ? lui dit-il.– Je suis malade, répondit l’inconnu ; je viens chercher du soulagement à mes maux.– Hélas ! reprit le vieillard, quoique je ne prétende pas au nom de savant, il est vrai que j’ai quelques recettes assez bienfaisantespour le mal caduc, la danse de Saint-Gui, le feu Saint- Antoine...– Il y a deux sortes de maux, interrompit l’étranger, ceux du corps et ceux de l’âme. Les premiers ne sont pas les plus terribles.– Je m’attendais à cette réponse, continua le vieillard. Votre voix trahit un grand trouble intérieur. Mais l’œil est le vrai miroir de l’âme,dont la voix n’est que l’écho souvent trompeur. Si quelque puissant motif ne vous force à rester inconnu, c’est en voyant vos traits queje connaîtrai le mal et que j’en trouverai le remède. »L’étranger eut un instant d’hésitation ; mais il rejeta en arrière le capuchon de soie qui retombait sur son visage et laissa voir un frontélevé, pâle et luisant comme du marbre, qui se cachait sous d’épais cheveux noirs. Ses deux sourcils, légèrement contractés,couvraient un œil où brillait un regard tranquille et sombre, comme celui d’un homme qui dévore une insulte en attendant l’instant dese venger. C’était une figure noble et belle encore, malgré la profonde tristesse dont elle portait l’expression.Cornelio s’approcha et dirigea la clarté de sa lampe sur la tête de l’inconnu, qui parut vivement éclairée au milieu de l’obscurité del’appartement. Comme un sculpteur qui se relèverait au milieu de la nuit pour étudier son œuvre terminée, il considéra attentivementles divers linéaments de la physionomie qui frappait ses regards.« Je lis bien des choses, dit-il, dans cette pâleur et dans ces rides précoces. Il y a un désenchantement amer dans le coin de cettebouche comprimée, tandis que le dessus du visage me révèle une passion énergique trompée, à laquelle a succédé la haine.– Tu dis vrai, vieillard, reprit l’inconnu, dont l’œil noir lançait une flamme étrange. La femme que j’ai aimée plus que tout au monde, àqui j’ai tout sacrifié : fortune, honneurs, préjugés nobiliaires, m’a lâchement trahi, en jetant le deuil sur le reste de mon existence. Lapassion la plus profonde et la plus brûlante a été payée par ce qu’ont de plus insultant l’ingratitude et la légèreté féminine.– C’est une histoire rebattue, dit Cornelio avec un soupir.– Et cela quand ce cœur brûlant, poursuivit l’étranger en se frappant la poitrine, croyait s’être ouvert à l’être le plus sincère comme ilétait le plus beau, à l’âme la plus pure et la plus incapable d’artifice, à la jeune fille naïve pour qui la reconnaissance devait être un liensacré...Rara avis in terris, reprit Cornelio, en essuyant ses lunettes.– L’illusion que j’avais nourrie s’est brisée. Mon âme a été quelque temps comme la voile d’où le vent s’est retiré et qui pend le longdes mâts, flasque et détendue. Mais bientôt un feu nouveau s’est ranimé en moi, flamme inconnue qui s’agite dans le vide de moncœur, qui brûle mes veines, mais qui, du moins m’a rendu l’énergie du désespoir.– Hélas ! monsieur, dit Cornelio, la médecine a bien peu de secours pour les maladies comme la vôtre. Vouloir guérir ces sortes demaux à l’aide de nos pharmacopées, c’est faire comme celui qui, pour empêcher un ruisseau de couler, le couperait avec une hache.C’est à la source même qu’il faudrait remonter ; c’est l’âme qui, chez vous, tue le corps. Cependant vous tireriez, sans doute, quelquesoulagement des distractions, des lectures graves, des bains, d’un exercice modéré... »L’inconnu hocha la tête, en souriant amèrement.« Ne crois pas, dit-il, que je vienne te demander une médecine de juleps et d’eau sucrée. Ma santé corporelle est bonne, ou, dumoins, je ne m’en inquiète pas. Quant à ma santé morale, ce n’est ni toi ni un autre que j’en ferai le médecin. Mais, ajouta-t-il, enfaisant trois pas vers lui et en lui saisissant fortement le bras, voici ce que je te demande : il faut que tu soumettes à l’empire de mavolonté l’être perfide qui m’a trompé ; il faut que tu m’en rendes le maître, afin que je lui cause tourments pour tourments, et que jegoûte enfin le plaisir de la vengeance.– Eh ! s’écria le vieillard d’un air d’étonnement, comment votre seigneurie veut-elle que j’agisse sur l’esprit d’une femme que je neconnais pas, qui est peut-être à cent lieues de moi ? La médecine a-t-elle ce pouvoir ?– Non pas la médecine, dit l’étranger, mais la magie.– La magie ! reprit Cornelio en baissant la voix. Voulez- vous donc me faire lapider, grands dieux ! me suis-je jamais occupé depareilles choses ?
– Ne joue pas la surprise, vieillard. Tout ce que je vois autour de moi trahit quelles sont tes occupations favorites, et ce brasier, quibrûle sur ton fourneau, témoigne qu’à l’instant où j’ai frappé à ta porte, tu te livrais à quelque pratique de ton art.– Si vieux que je sois, balbutia Cornelio, en jetant un regard de biais sur son fourneau, ne faut-il pas que je prépare le peu d’alimentsqui soutiennent ce corps débile ?– N’aies pas recours au mensonge, » dit l’étranger, en lui tendant une bourse à travers les mailles de laquelle l’or jetait son éclatséducteur.Cornelio résista à cette épreuve.« Je suis un pauvre diable, dit-il, qui n’ai jamais vu tant d’or. Mais que demande de moi votre seigneurie ? Personne ne croit plus à lasorcellerie aujourd’hui, excepté les vieilles femmes et les enfants en bas âge ; personne n’a plus foi dans les sciences occultes, dontune philosophie plus saine a prouvé l’absurdité.– Je sais ce que je dois croire, reprit l’inconnu ; je ne prends pas mes opinions toutes faites dans la besace des régents de collège.– Vous devez savoir, poursuivit le gardien de la tour, que les forces de la nature étant mieux connues, que le flambeau de la scienceayant dissipé les préjugés anciens...– Trêve de paroles vides ! Je sais que j’ai devant moi le dernier chef de cette mystérieuse école de Padoue, qui conserve le dépôtdes sciences occultes depuis les temps les plus reculés.– Eh quoi ! s’écria Cornelio, pouvez-vous croire à de vains bruits qu’accrédite contre moi la superstition ou la malveillance ? »L’étranger le regarda fixement, en croisant les bras sur sa poitrine, et prononça les paroles suivantes :« Fomalhaut, l’étoile bleuâtre, salue Algol, l’astre du Zénith étincelant.– Ah ! dit le vieillard, je vois qu’il est inutile de feindre. Que ne me disiez-vous plutôt qu’un de nos frères vous envoyait vers moi ? »Le Sorcier de Padoue : 3 Je ne sais pas s’il impose ;Mais il parle sur la choseComme s’il avait raison.MOLIÈREQue le vieux Cornelio possédât véritablement quelque chose du pouvoir qu’on lui supposait ; qu’il ne fût qu’un imposteur adroit quitirait habilement parti de quelques coïncidences fortuites pour duper la crédulité d’autrui ; ou qu’enfin, comme il arrive à certainsenthousiastes, il eût fini par croire lui-même à ses propres inventions ; ce sont là des questions que nous ne nous chargerons pas derésoudre. Celui qui raconte cette histoire comme elle lui a été dite, sait bien qu’elle ne peut pas s’expliquer entièrement par les règlesde la logique ordinaire. Au fond, il a son jugement arrêté sur tous les faits qu’il rapporte ; mais il préfère les exposer simplement aulecteur en le laissant maître d’en tirer les conclusions qu’il voudra.« Qui que vous soyez, reprit Cornelio, après avoir réfléchi quelques instants, puisque vous venez à moi de la part de celui qui vousenvoie, j’essaierai ce que la science pourra en votre faveur.– Mettons donc vite la main à l’ouvrage, dit l’étranger avec un regard sombre.– Patience, répondit le vieillard ; il faut d’abord que je connaisse votre nom et votre histoire.– Mon histoire, je l’ai dite, et ce que j’y ajouterais ne vaudrait pas le supplice que j’éprouverais à le raconter, dit le pâle jeune homme,en passant sa main sur son large front qui avait le luisant de la porcelaine. Quant à mon nom, qu’importe ? Les petits animaux quin’ont pas de nom, jouissent-ils moins du soleil éternel, tiennent-ils moins leur place dans la création, parce que nos savants ne les ontpas encore inscrits sur leurs grimoires académiques ? Les noms servent à partager les successions ou à mettre les lettres à la
poste ; mais pour les choses qui ne sont pas de ce monde, nous valons par ce que nous sommes.– Il y a du vrai dans ce que vous dites. Les puissances surnaturelles peuvent agir à ma voix sans savoir pour qui elles se mettent enmouvement. Mais il faut du moins que je leur indique le nom de la personne dont vous voulez que je vous livre la destinée.– Vous ne le saurez pas davantage, et moi-même je ne suis pas sûr de le connaître.– Alors que me demandez-vous ? s’écria Cornelio. Que penseriez-vous du général qui commanderait à ses soldats de lancer labombe sur les magasins de l’ennemi, sans leur dire en même temps où ces magasins sont situés ? Il faut, avant tout, connaître le butpour le toucher d’une main sûre. »L’étranger tira de son sein, par un geste brusque, un médaillon monté en or qu’il tendit au vieillard.« Tu trouveras ici de ses cheveux, lui dit-il ; je sais que cela te suffit. Agissons promptement, et résous-toi à n’en pas savoirdavantage. »Cornelio garda le silence quelques instants, pendant lesquels son interlocuteur mystérieux se promena en long et en large dans lachambre.« Oui, reprit enfin le gardien de la tour, ces cheveux peuvent me suffire, quoique l’incantation en devienne plus difficile. Répétez-moiseulement ce que vous demandez que je fasse pour vous servir.– Je veux, dit l’étranger en s’arrêtant, que vous me rendiez le despote de sa volonté, comme je suis le maître de cette main quej’ouvre et que je ferme à mon caprice.– C’est un philtre que vous voulez, dit Cornelio.– Ne vous méprenez pas sur mes paroles, répondit le jeune homme avec un amer sourire. Je ne recherche pas son amour ; je lerejetterais bien loin de moi, quand elle me le rapporterait, ce lambeau de pourpre qu’elle a cousu au manteau d’autrui. Mais je veuxdominer son âme pour la froisser comme je froisse ce vêtement, pour y jeter le désespoir qu’elle a mis dans mon cœur, pour y briserle germe de toutes ses espérances. Je veux aussi lui arracher ces prestiges qui m’ont séduit et qui lui attirent les hommages de lafoule. Affreuse jalousie qui me dévore, tu seras satisfaite ! Qu’à la beauté succède la laideur, qu’elle devienne comme la fleurséparée de sa tige, comme la harpe brisée qu’on oublie dans la poussière !– Hé ! reprit Cornelio, vous ne me demandez pas ce qu’il y a de plus simple dans mon art. S’il ne vous avait fallu qu’un philtre pourinspirer de l’amour, une bague contre le mal de tête, ou une pierre constellée contre l’hémorragie, la moindre formule aurait suffi. Maisvous voulez agir par la volonté sur la volonté, c’est plus grave. Il faudrait pour vous satisfaire un morceau de cire où vous donneriezdes coups de pouce qui répondissent dans l’âme d’autrui.– C’est cela, répondit l’étranger.– Oui ; mais c’est impossible. La cire est une substance trop molle et trop inerte pour symboliser l’âme féminine, dont la fleur la plusdélicate, dont le papillon le plus aérien, dont le nuage même, si nous pouvions le saisir, serait encore une lourde personnification.– J’ai entendu dire qu’un diamant d’une eau limpide pouvait servir à ces opérations.– Vieilles idées, poursuivit Cornelio en branlant la tête. Ces substances électro-cristallines ne s’imprègnent pas facilement desesprits animaux qui pivotent à l’entour sans s’y fixer.– De quels esprits animaux parlez-vous ? demanda l’inconnu.– Avez-vous lu Platon ?– Qui ne connaît le sage de la Grèce ? répondit l’homme au domino noir.– Sage en effet, poursuivit le magicien, et plus sage que ceux qui rient de ses doctrines. Selon ce divin philosophe, les idées ne sontque des images corporelles d’une ténuité extrême qui se détachent incessamment des corps par innombrables essaims. Parmi cesspectres légers qui s’envolent, les uns viennent comme une plume impondérable se déposer dans la mémoire des hommes, lesautres remontent à travers l’espace jusqu’à l’immuable destin qui sait tout et qui les recueille. Saisir ces fantômes dans leur vol avantqu’ils soient rentrés dans le sein de Dieu, s’en rendre maître pour subjuguer par là l’être dont ils émanent, telle est la base antique denotre science.– Il me semble entrevoir une vérité confuse qu’un brouillard me cachait, dit l’étranger en considérant fixement Cornelio.– Je vous parle sans mystère, continua celui-ci, comme à un homme capable de sucer le lait de la vérité. Subjuguer l’idée, c’est lepremier degré de la science ; mais ces principes éthérés et fugitifs, bien puissant serait celui qui leur construirait une prison, qui leurdonnerait une fixité durable, qui les soumettrait à l’empire de nos organes grossiers ! Ici commence le travail des sympathies.Comme la feuille d’or légère qui ne se soutient pas par elle-même, mais qui, unie à l’argent, s’y incorpore étroitement, nous aussi, ilfaut qu’après avoir saisi le spectre subtil dans l’espace nous l’incorporions à quelqu’autre substance qui ne fera plus qu’un avec lui !Alors nous serons maîtres de cette idée périssable et insaisissable, nous la soumettrons à nos sens, nous lui imposerons le contactde nos instruments matériels, nous la tiendrons sous clé, cette émanation invisible ! Me comprenez- vous ? demanda l’idéologue.– Ma vue plonge dans des abîmes nouveaux, répondit le jeune homme qui l’écoutait avec avidité.– L’étude des affinités, reprit Cornelio, est celle qui demande le plus de jugement, parce qu’elle ne repose pas sur des principes
certains. Toute idée ne sympathise pas avec le premier corps venu, et, sans la sympathie, l’union ne saurait s’opérer. Je vais vous lireà ce sujet ce que dit notre savant Ben Jonathan de Salamanque, dans son livre Des affinités.Le vieillard tira du monceau qui couvrait sa table un vieux manuscrit relié en parchemin qu’il feuilleta. Il y lut ces paroles :« Cela étant, de même que l’eau et l’huile sont d’une mixtion malaisée (comme aussi la couleur verte et la rouge choquent l’œil, si onles juxtapose), de même le nécromant doit avoir grande attention à la substance dont il fera un symbole, qu’elle ne soit pas enrépulsion avec l’être représenté. Il y a sympathie, verbi gratia, entre une vieille femme et une chauve- souris, entre une feuille de joncet un courtisan, entre un avocat et un papegeai, entre un indiscret et un tamis. Incitatus, cheval de Caligula, ayant été fait consul parl’empereur, son maître, j’estime qu’on peut aussi représenter par un cheval un général d’armée. Il faut, de plus, considérer avecdélicatesse les diverses propriétés des caractères, pour y assortir, dans chaque individu, le symbole qu’on choisira. L’ambitieuxs’assimilera mieux à l’aigle, le médisant à la vipère, l’envieux à un éteignoir, l’humble au grain de sénevé, le crapuleux au pourceau, lesuperbe à un cimier de casque. Pour les souverains, il faut prendre une pièce de monnaie à leur effigie. Mais je désapprouve qu’onpersonnifie par un coq, animal domestique, les serviteurs infidèles (sur quoi nous sommes souvent consultés), vu que c’est le coq quichanta autrefois pour accuser la trahison de saint Pierre. »Et plus loin l’auteur ajoute :« On ne peut nier que si l’on prend une bouture sur un vieil arbre, le jeune et le vieux ne périssent en même temps, encore qu’un grandespace ou même la mer les sépare. D’où vient aussi qu’après que Bacchus nous a comblés des présents de la vendange, legénéreux sang de la grappe que nous avons renfermé dans nos caves se met à bouillir et à fermenter chaque printemps, à l’époqueoù la vigne se couvre de pousses nouvelles ? Car les corps qui n’ont fait qu’un, gardent entre eux des correspondances secrètesaprès leur séparation, ce que montre bien aussi l’exemple suivant que je sais par propre expérience. Un jour, une femme de Hojas,ayant craché sous une pierre, sa voisine, qui lui était peu bienveillante, y allant voir le lendemain, y trouva un ver né de sa salive, etl’ayant écrasé, procura la mort de son ennemie. Tu comprendras par là, cher élève, comment la magie peut agir sur les corps àdistance, quand elle est parvenue à les symboliser, en maîtrisant leur idée qui n’est autre qu’une essence fine et déliée de leursubstance. »– Ce peu de lignes vous révélera sans doute, poursuivit Cornelio en posant le manuscrit, comment j’ai pu faire crouler des rochers surla tête de mes ennemis ou faire sonner les cloches de Saint-Marc, sans sortir de ma cellule. Vous comprendrez aussi comment, ens’emparant des idées de deux êtres étrangers l’un à l’autre pour les unir au même symbole, on établira un lien mystérieux entre leursdestinées, on confondra leurs volontés, on leur inspirera un penchant mutuel dont le vulgaire ne soupçonnera pas la cause.– Et c’est ainsi, s’écria l’inconnu, que nous nous débattons, pauvres mortels, sous la main invisible qui nous torture ; que nouscherchons un sens à la triste énigme de nos douleurs, pendant que le mot fatal est dans le taudis des devins et des exorcistes !– N’est-ce pas pour cela que vous êtes venu ici ? demanda Cornelio.– C’est vrai ; j’ai tort de m’en plaindre. Mais vous ne m’avez pas encore dit par quel moyen vous parveniez à saisir les émanationslégères des corps et à les soumettre à l’action de votre volonté.– C’est le secret de la science. Mais je puis vous dire que cela s’opère par le ministère des génies.– Il faut donc croire aussi aux génies, dit l’étranger.– Eh ! pourquoi n’y croirions-nous pas ? répondit le vieillard. Tout s’exécute dans la nature par leur coopération intelligente. Et c’est icique nous devons nous incliner devant les progrès de la science humaine, poursuivit-il avec une expression d’ironie méprisante.Quand nous voyons la sève circuler dans les rameaux, l’œuf éclore sous l’aile de sa mère, le brouillard monter dans les vallées ;quand nous suivons d’un œil effrayé les astres éternels qui tourbillonnent dans l’espace ; si nous expliquons ces phénomènes diverspar l’action des génies, vos savants à capacité haussent avec dédain leurs épaules philosophiques. Mais demandez-leur ce qu’ils ontmis à la place, ils vous répondront que tout marche et s’accomplit par les forces de 1a nature. Ô grands hommes ! si votre barbepousse, c’est par une force vitale, et vous vous reposez dans votre quiétude ineffable ! Pour nous, qui n’avons pas inventé cetteexplication sublime, nous croyons encore aux génies. Ce sont eux qui portent le tonnerre sur leurs ailes de feu, ce sont eux quientrouvrent le calice radié des fleurs, ce sont eux qui peignent sur les nuages l’arc-en-ciel aux couleurs irisées. Ces ministresinfatigables obéissent, eux aussi, aux sympathies et aux répulsions. De même que l’alouette vient planer sur le miroir de l’oiseleur, legénie turbulent des orages abat son vol sur la pointe métallique que nous savons lui présenter. C’est en étudiant ces affinitéssecrètes que nous a révélées l’expérience, c’est en ajoutant peu à peu au patrimoine de nos devanciers, que nous sommes parvenusà dompter presque toutes les prétendues forces de la nature, ou, pour parler un langage plus vrai, que nous avons su faire des géniesinnombrables qui se croisent dans l’air à toute heure, les serviteurs aveugles de nos volontés.– Arrête, vieillard, répondit l’étranger en passant sa main sur ses yeux. Je ne sais quel génie tu conjures à présent, mais je sens mesidées tourbillonner dans mon cerveau comme les feuilles mortes que chasse le vent d’automne. Il me semble que ma raison s’égaredans un palais resplendissant à mille portes, tout plein de lustres éclatants et de célestes harmonies. »En ce moment, un gémissement singulier, parti d’un coin de la chambre, fit se retourner l’étranger qui aperçut l’horloge de Cornelio,dressée comme un cercueil contre le mur. C’était la sonnerie qui se mettait eu mouvement pour sonner onze heures.« Voici l’heure des incantations qui approche, dit Cornelio ; mais ce n’est pas ici le lieu de les accomplir. Nous nous retrouveronsdans une heure devant le portail de l’Annunziata in Arena.– Je connais mal les rues de Padoue, répondit l’étranger, et j’ignore le nom de ses édifices.– Nous ne pouvons cependant nous y rendre ensemble, reprit Cornelio ; cela ne serait pas prudent, et d’ailleurs j’ai besoin d’être seulpour quelques préparatifs nécessaires.
– Mais, ajouta-t il, suivez-moi. »Il conduisit alors son compagnon sur la plate-forme de la tour d’où un spectacle inattendu s’offrit à leurs regards. La lune se levait àl’orient du côté de Venise, où l’on voyait briller à l’horizon, comme une frange d’argent, l’eau lointaine de la mer. La vaste plaine de laLombardie dormait à leurs pieds, toute couverte de ses bosquets de mûriers et de vignes, au milieu desquels se détachaient de loinà loin les blancs clochers ou les blanches villas italiennes. La brise de la nuit qui caressait leur front ne leur apportait aucun bruit, saufles accords de quelques instruments, dernier signal des danses du carnaval. À peine un petit nombre de lumières brillaient-ellesencore çà et là dans la ville, qui s’étendait, sombre et silencieuse, au pied de la Specola.L’étranger semblait respirer avec contentement l’air de la nuit qui ramenait le calme dans son âme ; mais Cornelio, que le froidsaisissait sous sa grande robe-de-chambre à fleurs jaunes, le tira de sa rêverie.« Vous voyez, lui dit-il, blanchir sous les rayons de la lune les coupoles de Saint-Antoine, que créa jadis Nicolas de Pise, avec unsouvenir de l’art byzantin. C’est là d’abord que vous dirigerez vos pas. Vous prendrez ensuite la rue del Santo, où vous distinguezencore quelques lumières. Arrivé au bout, vous verrez le tombeau d’Antenor que vous laisserez à gauche, pour suivre la rue Alighieri,qui vous conduira à la place des Gentilshommes. De là, vous marcherez le long de cette ligne blanchâtre qui s’enfonce dans lacampagne ; ce sont les remparts de la ville. Cette masse noire, isolée, que vous voyez bien loin par-delà les dernières maisons, c’estl’Annunziata in Arena, où je vous attendrai à minuit sonnant. J’irai moi-même par le Ponte di Legno et par l’autre côté de la ville.– J’y serai à l’heure dite, » répondit l’étranger ; et, ramenant sur ses yeux le capuchon de son domino, il descendit l’escalier tournantde la tour.Le Sorcier de Padoue : 4 Carmina vel cœlo possunt deducere lunam.VIRGILEÀ l’extrémité septentrionale de Padoue, l’on trouve, après avoir traversé des quartiers presque entièrement déserts, un vasteemplacement vide, dont l’enceinte ovale, comprise entre des murs de jardin, présente encore la forme d’une arène antique. C’est aufond de cette enceinte que s’élève l’Annunziata in Arena, ancienne église lombarde, qui tire probablement son nom du lieu où elle aété bâtie. Si ce vieux monument, qui offre pour tout portail son pignon triangulaire d’une sévère nudité, n’a rien à l’extérieur qui puissefrapper vivement les curieux, au-dedans il n’en est pas de même. L’étranger, qui est parvenu à trouver cette église solitaire, dont lesgens du pays ne connaissent souvent pas le nom, et qui, après l’avoir découverte, a eu encore le bonheur de se la faire ouvrir, y voitfourmiller autour de lui, sur les murailles, d’innombrables figures allégoriques, maigres, sèches, hideuses, des démons qui tenaillentles réprouvés, des Vices à têtes d’animaux et des Vertus qui ne sont guère moins effrayantes. S’il n’est pas un amateur fervent desarts, il pourra détourner la tête de ces vastes fresques, qu’il prendra peut-être pour l’essai barbare d’un barbouilleur ignoré. Mais s’il aété initié au sentiment de la peinture, il contemplera, d’un regard de vénération, ce coloris terreux, ces formes raides et grêles ; ilcherchera, sous ces allégories bizarres, la pensée toujours profonde et savante du siècle dont elles retracent l’esprit. Car cesfresques sont l’œuvre du florentin Giotto, et c’est là qu’il a peint son fameux jugement dernier, d’après les conseils de son compatrioteDante Alighieri, alors exilé à Padoue, où il consacrait à son poème immortel tout le temps qu’il n’employait pas à ergoter contre lesdocteurs de l’université sur des thèses théologiques ou philosophiques.Auprès de l’église se trouve un puits ancien, qui a aussi sa célébrité. C’est une espèce de citerne voûtée, assez vaste pour que d’enhaut l’œil n’en puisse pas apercevoir tout le pourtour. Sa margelle, ciselée avec soin, présente, aux quatre coins, le lion ailé desartistes de la période lombarde. À en croire la tradition, c’est au fond de ce puits que le Dante, poursuivi peut-être par les bizarrespeintures du Giotto, crut voir, enfoncé jusqu’à mi-corps dans l’eau, ce démon fantastique, qu’il plaça depuis, sous le nom de Satan, aufond de l’entonnoir symbolique de son enfer.Tel était l’endroit écarté où Cornelio avait donné rendez-vous à son compagnon pour accomplir ses opérations magiques. Mais,malgré les indications précises qu’il lui avait données du haut de la tour, celui-ci, étranger à la ville, n’avait pas tardé à s’y égarer.Deux ou trois passants, qu’il avait rencontrés dans les rues à cette heure avancée, n’avaient pu lui montrer le chemin de l’Annunziata ;ce qui le convainquit de cette vérité, que personne ne connaît plus mal une ville que ceux qui l’habitent. Il fit donc beaucoup plus dechemin qu’il n’en aurait dû faire et n’arriva que peu de minutes avant minuit.
La lune, qui commençait à s’élever dans le ciel, répandait alors sa lumière incertaine sur le gazon de l’antique arène. Du plus loin quel’étranger découvrit l’église, il vit, à côté du puits, une grande figure immobile, qui semblait considérer avec attention la pointesupérieure de la façade. Il aurait presque pu la prendre pour une des chimériques imaginations du Giotto, tant il y avait de raideurgrotesque dans ses deux longues jambes, qui venaient s’enfoncer dans d’énormes souliers à boucles ; dans sa main relevée sur sesyeux comme pour découvrir un objet éloigné ; dans ses épaules gibbeuses enfin, d’où pendait un petit manteau court, qui semblaitaccroché à un porte-habit. Cependant, quoi qu’il y eût quelque chose de changé dans son costume habituel l’étranger n’eut aucunedifficulté à reconnaître Cornelio, qui l’avait devancé au rendez-vous convenu.« Vous arrivez bien tard, dit le vieillard ; il est minuit moins cinq minutes.– Je me suis égaré, répondit le nouveau venu ; mais que regardez-vous donc si attentivement au-dessus de ce portail ?– Je regarde à cette lucarne si j’y verrai paraître l’esprit dont nous avons besoin.– Je ne sais si cela vient d’une lumière intérieure ou tout simplement du clair de lune, dit à son tour l’étranger, en mettant sa main au-dessus de ses yeux, mais il me semble que ce trou est éclairé.– Le temps presse ; il faut que je l’appelle encore une fois, » répondit Cornelio ; et il se dirigea vers la porte de l’église, vénérableouvrage de bronze ciselé, travaillé à compartiments, du milieu de chacun desquels sortait une tête de moine ou quelque animalsymbolique. Sans pitié pour ce travail précieux, devant lequel les connaisseurs s’extasient, il appliqua, contre le métal, deux coups depied, qui réveillèrent les échos endormis sous les voûtes de l’église, après quoi il revint prendre sa place, pour voir si son dernierappel aurait plus de puissance que les autres.En effet, à peine était-il de retour que l’étranger crut voir la lucarne s’obscurcir, et qu’il en sortit un corps qui s’élança légèrement dansles airs et disparut dans l’ombre que projetait l’édifice.« Je crois, dit l’inconnu, que les oiseaux de nuit, seuls habitants de l’église, abandonnent leur retraite, effrayés du bruit que nous leurfaisons.– Cet oiseau-là, répondit Cornelio, n’est jamais éclos d’un œuf sous une vieille tuile. Mais, à présent, ma voix a été entendue ; nouspouvons nous mettre à l’ouvrage. »Le gardien de l’Observatoire jeta par terre son manteau et son bonnet fourré auprès de la margelle du puits, et tira d’un paquet, queson compagnon n’avait pas remarqué d’abord, une espèce de turban dont il se couvrit la tête, ainsi qu’une ceinture brodée qu’ilattacha autour de ses reins. Cette figure, mi- orientale, mi- européenne, avec des souliers à boucles et des lunettes au bout du nez,aurait excité le rire dans un autre instant ; mais nos deux acteurs avaient trop de foi dans le rôle qu’ils jouaient pour s’examinerréciproquement avec l’envie de se trouver des ridicules. Ce fut avec un grand sérieux que le vieillard, pendant qu’il arrangeait soncostume, dit à l’inconnu, toujours enveloppé dans sou domino noir :« Vous attendez peut-être, monsieur, des apparitions, des chars de feu, des fantasmagories. Hélas ! vous allez concevoir une faibleidée de mon pouvoir, car je laisserai là les cercles magiques, les baguettes enchantées, les abracadabra, et tout le tripotage à l’aideduquel nous en imposons quelquefois au vulgaire. Ce qu’il y a de réel dans notre science tient à des moyens plus simples, que jeveux seuls employer avec vous. »En disant ces mots, il ouvrit une boîte d’argent, divisée, à l’intérieur, en petits compartiments, au fond desquels il y avait plus ou moinsde certaines poussières diversement colorées. Il prit dans l’une des cases, avec une petite spatule d’argent, un peu de poudre qu’iljeta dans le puits. Il tira aussi du médaillon que lui avait donné l’inconnu une mèche de cheveux, qu’il brûla par le bout au lumignond’une petite lanterne sourde. Étendant alors la main sur l’ouverture du puits, il prononça d’une voix solennelle les paroles suivantes :« Esprit qui m’entends, rends-toi près de la femme à qui ces cheveux appartiennent. Qu’elle soit loin ou près, qu’elle dorme ou qu’elleveille, qu’elle commette le péché ou qu’elle repose dans l’innocence du cœur, je t’ordonne de l’amener ici et de la rendre visible à nosyeux. »Jetant alors la mèche de cheveux dans le puits, il ajouta, en s’adressant à son compagnon :« Veuillez regarder dans le puits pour voir si cette femme est bien celle dont vous entendez parler.– Je ne vois rien, répondit le jeune homme au domino noir.– Regardez longtemps et fixement, et vous finirez par voir quelque chose, » reprit Cornelio sans même y regarder, comme un hommequi est sûr de son affaire.L’étranger se courba sur la margelle et attacha les yeux sur l’eau, comme pour en surveiller les moindres rides. Il lui sembla quel’intérieur de la citerne était éclairé plus fortement qu’il ne l’eût été par la seule réverbération des rayons lunaires ; bientôt il crut voirl’eau s’agiter, et une légère vapeur s’en élever et courir à sa surface, comme sur le vase que nous approchons du feu, quand leliquide qu’il contient commence à tiédir.« Ne voyez-vous toujours rien ? demanda Cornelio.– Je vois une fumée blanche qui s’élève dans la citerne.– Et ne voyez-vous rien se peindre à la surface de l’eau ?– L’eau est entièrement cachée par la fumée.
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