Nasio, à l écoute des enfants… & un psychanalyste sur le divan
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Nasio, à l'écoute des enfants… & un psychanalyste sur le divan

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Jean-David Nasio est psychanalyste, psychiatre de formation. Il pratique à Paris des cures d'enfants et d'adultes. Il est chargé de cours à l'Université de Paris VII depuis 1971, dirige les Séminaires Psychanalytiques de Paris, un des lieux actuellement les plus actifs de formation de post-grades pour des psychanalystes, des psychologues et des travailleurs sociaux.
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Jean-David Nasio
à l'écoute des enfants…
Jean-David Nasio est psychanalyste, psychiatre de formation. Il pratique à Paris des cures d'enfants et d'adultes. Il est chargé de cours à l'Université de Paris VII depuis 1971, dirige les Séminaires Psychanalytiques de Paris, un des lieux actuellement les plus actifs de formation de post-grades pour des psychanalystes, des psychologues et des travailleurs sociaux. Il dirige la collection DESIR/PAYOT aux Editions Payot. Il a réalisé de fréquentes missions dans le cadre d'échanges culturels et universitaires avec des pays étrangers (USA, Canada, Japon, Belgique, Espagne, Italie, Danemark, Norvège, Brésil, Argentine et Mexique). Outre un grand nombre d'articles publiés en France et à l'étranger, il est l'auteur de onze ouvrages traduits en différentes langues, ayant tous été particulièrement remarqués dans les milieux scientifiques, certains ayant touché par leur succès un très large public de non-spécialistes.
Psychanalyse magazine :Que pensez-vous de la façon qu'a Psychanalyse Magazine de transmettre la découverte freudienne ? Jean-David Nasio :J'ai eu le sentiment d'une revue se situant entre un journal spécialisé et un publication destinée à un plus large public, cela me semble tout à fait bien. Je souhaite qu'elle se diffuse et soit connue. La grande règle pour un journal c'est la persévérance parce que, au fil des numéros, un style, une orientation, une forme, un mode vont se définir.
P. M. :Le fait d'avoir accordé au Journal cette interview est pour nous extrêmement important, en ce sens que, sur le plan analytique, vous êtes un référent. Vous avez manifesté le désir de parler d'un thème extrêmement délicat, à savoir : “ Comment écouter un enfant? ”. Pourquoi ce sujet ? J. D. N. :Je dirais que de tous les entretiens, de tous les patients que nous avons à voir, là où l'écoute est la plus difficile, c'est avec l'enfant. Je situe par ordre de difficulté tout d'abord l'enfant, ensuite un couple et enfin l'adulte. On sait d'ailleurs parfaitement que l'on ne peut être un bon thérapeute d'enfants qu'à la seule condition d'être, au préalable, un bon thérapeute d'adultes. Pourquoi est-ce que la thérapie de l'enfant est très délicate ? Parce que lorsque vous travaillez avec un enfant, il est nécessaire d'être à la fois concentré et dédoublé dans l'écoute. Je m'explique : il s'agit d'écouter l'enfant, de faire travailler votre propre fantasme et de se mettre à l'intérieur de la peau de l'enfant, c'est-à-dire écouter l'enfant de l'intérieur de soi-même et de l'intérieur de lui-même,
c'est cela écouter l'Autredans son silence. C'est d'autant plus difficile qu'en règle générale l'enfant bouge, joue, dessine ; les mouvements de son corps captent davantage l'attention qu'avec un adulte qui sera allongé surle divan, relativement tranquille et avec lequel les conditions de concentration dans l'écoute seront plus favorables. Avec l'enfant, il y a durant la séance toute une réalité extérieure palpable pour laquelle il faut être très présent et excellent observateur. Cela exige une grande capacité de concentration et de travail dans le silence, aussi bien dans le silence de l'Autreque dans mon silence à moi. Une véritable division intérieure de dédoublement s'accomplit, réclamant une énergie beaucoup plus importante que celle utilisée dans la cure avec un adulte. Il est important, selon moi, de témoigner comment un analyste opère mentalement, tel un film vu de l'intérieur, sur le travail psychique, tout comme du fonctionnement mental du psychanalyste lorsqu'il écoute un enfant ou lorsqu'il intervient : le lien s'établissant entre l'observation de l'enfant et la parole dite qui sera celle de l' adulte.
P. M. :Existe-t-il une différence entre le transfert qui s'établit avec un enfant et celui s'établissant avec un adulte ? J. D. N. :Oui, tout d'abord pour la raison que je viens d'évoquer et au travers de laquelle la réalité concrète de la séance est beaucoup plus riche, plus excitante et plus stimulante. S'ajoute à cela un autre élément primordial consistant en la présence des parents. Il s'avère absolument indispensable de travailler aussi avec la mère, le père ou tout autre adulte qui accompagne l'enfant. J'ai toujours pour habitude de recevoir d'abord l'enfant seul, puis le parent en fin de séance ; disons trois quart du temps avec l'enfant et sur le dernier quart, j'appelle l'adulte, qui que ce soit, ce peut être la grand-mère, la nounou ou parfois même une employée de maison. Je continue et je termine la séance en sa présence : je lui parle, je l'écoute, j'échange des propos sur l'enfant et quelquefois sur la personne elle-même.
P. M. :Pouvez-vous en préciser les raisons ? J. D. N. :La plupart des souffrances d'un enfant, pour ne pas dire toutes, sont systématiquement liées à la relation avec un adulte, c'est inévitable. Il est incontestable que la souffrance d'un enfant est une souffrance nouée à celle d'un adulte. Donc, si je ne travaillais qu'avec l'enfant, je mettrais en place un processus interminable et sans effet puisque je ne tiendrais pas compte de l'autre partenaire qui est l'adulte. Mais en même temps, l'enfant doit toujours conserver une place privilégiée, ce qui malheureusement n'est pas le cas lors des modalités habituelles de réception dans un établissement public. Actuellement, lorsque l'on consulte pour un enfant en institution, ce sont d'abord les parents seuls qui vont être accueillis, généralement par un des responsables, un pédopsychiatre ou un thérapeute qui n'est pas nécessairement psychanalyste et, quelquefois, se trouve également présente une assistante sociale. Lors de l'entretien, les parents expliquent la situation et les motifs de leur demande, après quoi on leur fixe un second rendez-vous, cette fois-ci avec l'enfant. Ce sont les
mêmes personnes qui les reçoivent et qui vont, si l'enfant a effectivement besoin d'une thérapie, les recommander à un autre thérapeute de l'institution, lequel n'est encore pas apparu sur scène. L'enfant ira donc le rencontrer et ce thérapeute ne verra peut-être jamais les parents. En ce qui me concerne, dès le premier appel téléphonique de la mère pour prendre rendez-vous, je procède tout à fait différemment en la priant de respecter un certain nombre de choses qui sont les suivantes : tout d'abord, bien expliquer à son enfant sa démarche, avec les raisons, en utilisant les mots qu'elle peut et surtout, prononcer clairement mon nom. Enfin, répéter cela plusieurs fois jusqu'à la veille du rendez-vous. Ainsi, je commence déjà le travail au téléphone avec le parent. Pour moi, c'est fondamental car dans 90 % des cas, la mère va se sentir “ elle ” prise en charge pensant :Voilà, il y a quelqu'un qui sait ce qu'il a à faire, il me donne des conseils, c'est soulageant.Lorsque le jour du rendez-vous arrive, je demande à ce que l'enfant rentre seul. A ce stade, je ne sais rien de ce qui lui est arrivé, j'ignore tout des motifs pour lesquels on me consulte. Une fois les présentations effectuées, je vais expliquer à l'enfant en quoi consiste mon travail, c'est-à-dire que viennent me voir des enfants comme lui, des plus grands, parfois même des bébés ou des adultes qui ont des soucis et je vais alors lui poser la question de savoir quel est son problème à lui. Ainsi s'installe un dialogue d'une richesse extraordinaire parce que je respecte l'enfant là où il est, à sa place, c'est-à-dire que de façon discrète, je lui offre la possibilité d'exprimer ce qu'il ressent et de parcourir les différentes sphères de sa vie au quotidien : l'école, la maison, le sommeil, l'alimentation, etc. A partir du moment où j'ai une idée de ce pourquoi l'enfant vient, je lui annonce que je vais appeler ses parents afin de leur demander pourquoi ils ont pensé qu'il fallait qu'il me rencontre et que l'on va voir quels seront leurs propos. Immédiatement, cela crée un lien, une alliance, entre l'enfant et moi. L'enfant sait alors, dès cet instant-là, que je suis son interlocuteur : le transfert est ainsi établi. Ensemble, nous allons donc observer ce que les parents vont évoquer ; l'enfant veut savoir si ça correspond à ce qu'il m'a dit, à ce que nous avons échangé et à ce que j'en ai compris. Souvent, c'est la même chose ; quelquefois, les parents ajoutent d'autres éléments, cela va dépendre de la nature des problèmes, mais ce qui importe avant tout, c'est la mise en place du transfert avec l'enfant. Chaque fois que je procède de la sorte, les enfants veulent tous continuer à “ travailler ”, à condition bien sûr qu'ils en aient besoin. Je n'engage jamais une thérapie avec un enfant si je considère que cela n'est pas nécessaire sous l'unique prétexte qu'il consulte. Un seul entretien peut dans ce cas suffire. En résumé, il y a donc deux aspects fondamentaux au bon déroulement de la cure chez l'enfant. Tout d'abord, que l'enfant soit, comme l'énonce la formule consacrée, toujours considéré comme “ sujet ”. Ensuite, il faut maintenir un lien étroit avec les parents mais dans lequel l'enfant va toujours conserver sa prééminence de façon à instaurer un transfert intense et de qualité. Ainsi, je peux vous assurer que se crée une situation très favorable à des effets thérapeutiques pouvant même, parfois en quatre ou cinq séances, résoudre énormément de symptômes. Monsieur Winnicott, dans le cadre
de ses consultations psychanalytiques, prônait d'ailleurs le fait de parvenir à éradiquer en quelques séances les problèmes des enfants, pas tous bien entendu, mais tout au moins à tendre vers la disparition du symptôme en peu de temps.
P. M. :Mais, si l'enfant ne veut pas rentrer seul, parce que ce sont des choses qui arrivent ? J. D. N. :En effet, cela peut se produire. Généralement, il s'agit d'enfants plus petits qui ont peur et dans ce cas bien sûr, ils entrent avec les parents. Ma position, en tant qu'analyste, est d'être quelqu'un d'extrêmement disponible.
P. M. :Et d'adaptable... J. D. N. :Absolument, l'enjeu ne se situe pas uniquement dans un cadre et un protocole, bien que ces derniers aient leur importance, mais ils ne sont que les conditions que je vais me donner pour mieux permettre l'émergence du symptôme et aspirer à sa résolution. Lorsque l'on a, comme c'est mon cas, trente-cinq ans d'expérience, il y a tout un style qui s'intègre à la personnalité du thérapeute. Un psychanalyste est avant tout psychanalyste à chaque instant, sans cesse à l'écoute de l'inconscient. La psychanalyse n'est pas de la psychothérapie, il y a là une grande différence et il faut d'ailleurs que cette différence existe. Lorsque je dois enseigner, transmettre la psychanalyse à des jeunes, j'insiste beaucoup sur cela.
P. M. :Alors qu'un psychothérapeute étudie le conscient, le psychanalyste a tout de même reçu un enseignement bien particulier, notamment linguistique, et ensuite travaille essentiellement sur les phonèmes, sur les implicites, etc. Comment donc expliquez-vous qu'il y ait, si longtemps après Freud, encore cet amalgame entre psychothérapie et psychanalyse, avec une grande difficulté à faire passer le message dans l'esprit des gens ? J. D. N. :Un psychanalyste n'a effectivement rien à voir avec un psychothérapeute. Il est indispensable de maintenir cette distinction, d'autant plus que la formation de l'un ordonne la formation de l'autre. Lorsque j'étais à mes débuts, il m'était justement très utile que l'on me dise que ce que je faisais alors ce n'était pas encore de la psychanalyse, mais de la psychothérapie. Cela m'obligeait à me concentrer, à chercher, à essayer de trouver la bonne référence afin de travailler comme un analyste. Le psychanalyste travaille sur le transfert, analyse le fantasme, alors que le psychothérapeute s'intéresse à tout ce qui relève de la vie quotidienne du patient, essayant de trouver les solutions aux problèmes. En d'autres termes, la psychanalyse est “ événementielle psychique ” tandis que la psychothérapie est “ événementielle extérieure ”. Le métier de psychanalyste, qui nécessite d'avoir compris la nature de l'action analytique, consiste en une écoute bien particulière qui est, selon ma formule, “ dans le silence de l'Autre ”.
P.M. :Vous faites ainsi allusion à l'empathie, à la “ neutralité bienveillante ”, à l’“ attention flottante ” ? J. D. N. :Pour ce qui est de la “ neutralité bienveillante ”, c'est à mon avis une très mauvaise expression. Je pense qu'un analyste n'est pas neutre du tout et pas bienveillant non plus. L'analyste se doit d'être actif, actif non pas dans le désir de comprendre, de guérir son patient, mais dans “ son ” désir de plonger dans le fantasme de l'autre, d'établir un lien avec l'inconscient de l'autre. Voilà ce qu'est “ l'objet du désir de l'analysant ”.
P.M. :Quelle est la part du contre-transfert dans tout cela ? J. D. N. :Je conçois le contre-transfert en tant que le psychisme de l'analyste est comme scindé en deux parties : d'une part, il y a lemoicorrespondant à son narcissisme, à son histoire, à ses envies, ses goûts, ses sentiments, ses soucis, ses aversions, etc..., tout ce qui est de l'ordre du conscient. Puis il y a l'inconscient dont on est, par définition même, pas toujours conscient et que l'on ne peut pas gérer de façon volontaire. Tout ce qui relève dumoiest très important dans le travail de l'analyste, c'est ce qui va lui permettre de croire en ce qu'il fait, de douter parfois, de s'interroger, d'éprouver toutes sortes de sentiments. Mais, cet aspect-là du moine doit pas être présent au plus fort de l'action analytique. Ce qui importe alors, avant tout, c'est l'inconscient de l'analysant. Il est vrai que si je ne suis pas maître du fonctionnement de mon inconscient, en revanche, je suis maître des conditions dans lesquelles il va s'exprimer et cela tout au long de la cure, dans ce désir permanent d'être réceptif à l'inconscient de l'autre.
P. M. :Dans votre ouvrage “ Les yeux de Laure ”, vous dites que le lapsus de l'analyste est souvent beaucoup plus important que celui de l'analysant. J. D. N. :Tout à fait, c'est bien là l'expression ponctuelle de l'inconscient de l'analyste lié à sa relation au patient. Il existe plusieurs théories concernant le contre-transfert : pour certains courants analytiques, il désigne tout ce que l'analyste va vivre du côté de sonmoi; pour d'autres, il va témoigner de ce qui vient de l'inconscient. Monsieur Lacan, pour sa part, l'envisage plutôt comme dépendant de la sphère dumoi.
P. M. :Admettez-vous, en ce qui concerne le contre-transfert, la notion d'une certaine sensibilité chez l'analyste ? J. D. N. :Entièrement, ce qui m'amène directement à vous exprimer le fait qu'à mon sens déjà, tout le monde ne peut pas être analyste. Voilà une évidence, valable d'ailleurs pour l'exercice de n'importe quelle profession humaine. Certains seront plus doués que d'autres, apprendront plus vite et par conséquent seront mieux formés, tout simplement parce que le désir proprede leur être va se prêter davantage à accomplir telle ou telle tâche.
Le profil, disonsidéal, doit obéir à certaines caractéristiques. Premièrement, le psychanalyste doit être un excellent observateur, je le répète car il est encore trop souvent véhiculé qu'un analyste ne regarde rien, ne dit rien. Donc, toute sa sensibilité, tous ses sens doivent être en éveil. Par exemple, lorsque je vais chercher en salle d'attente un patient schizophrène, eh bien, l'odeur de ce patient schizophrène est parfaitement repérable. N'importe quel analyste de patients psychotiques saura vous dire que les schizophrènes ont une odeur particulière, soit à cause de la médication, soit à cause de la maladie. Il en est de même pour les alcooliques ; ce n'est pas simplement une question d'haleine parce qu'ils auront peut-être bu un verre avant la séance, mais la véritable intoxication par l'alcool est repérable dans l'air expiré des poumons. L'analyste doit être, tel un véritable radar, sensible au niveau de l'olfaction, de la vision, de l'audition, du toucher dès qu'il serre la main du patient, si la main est moite ou pas, tenir compte également de la tenue vestimentaire, des sacs, etc... Bref, voilà le premier élément indispensable de ce profil. Deuxième caractéristique, je dirais de cetidéal, c'est que l'analyste ait une expérience de vie, une expérience de vie si possible sociale et humaine, avant ou pendant l'exercice de sa profession, comme par exemple, une action sociale bénévole, militante politique. Il est fondamental qu'un analyste ait connu, à un moment de son existence, une expérience sociale. Troisième élément indispensable, c'est que l'analyste soit toujours très disponible, à savoir qu'il n'évite pas tel ou tel patient. Il est certain que nous avons tous nos cuirasses, nos défenses, mais il faut qu'un analyste soit le moins réactif possible. Je sais qu'à ce propos, certains de mes confrères ne sont pas toujours d'accord estimant qu'il y a là un côtébon samaritain. Non, parce qu'il s'agit d'une disponibilité non seulement personnelle, mais aussi d'une disponibilité liée à l'espace. Il faut que la pièce, le lieu même où l'on reçoit le patient soit ouvert, accueillant, que lorsque l'on y entre, on sente la vie et que cela corresponde justement à la personnalité, à la disponibilité du thérapeute. Quant au quatrième aspect de ce profil, c'est probablement le plus difficile à atteindre, mais c'est celui, à mon avis, qui fait que lorsque l'on y parvient on est véritablement fait pour ce métier. C'est le moment où, durant la cure, je réussis à opérer ce dédoublement, cette division en moi. L'instant où, momentanément, je vais abandonner tout ce qui relève de monmoi, tous les échos de ma vie quotidienne - mes soucis, mes sentiments, mon histoire - et où, entièrement pénétré du désir d'aller vers l'autre, je vais m'immerger dans son silence afin de capter, de saisir l'inconscient de cetAutresous la forme d'un fantasme. Cette expérience-là est unique et à ce stade, on exerce le plus beau métier du monde. Un analyste doit savoir pratiquer cette dissociation, cela s'apprend. Ce que nos lecteurs doivent comprendre, et c'est précisément là où se fait la transmission, c'est que finalement on ne parle pas de l'enseignement de la psychanalyse, on le fait.
P. M. :On pourrait, si vous êtes d'accord, associer tout cela aux trois rythmes au niveau de la cure : au départ, l'analysant arrive très souvent en projection, c'est-à-dire que tous ses malheurs sont censés être le fait de l'autre puis, il va se recentrer sur lui et enfin, à partir d'un certain moment dans la cure, l'analysant ne parle plus de lui. J. D. N. :C'est exact et c'est là où se fait toute la différence entre l'analyse et la psychothérapie. Dans l'analyse, on va de plus en plus se polariser sur la relation même “ analysant-analyste ” puisque l'analyse est la création d'un lien nouveau pour résoudre un lien malade. Un patient vient parce qu'il souffre et je vais lui proposer de reconstituer un lien d'amour afin que, ensemble, nous puissions découvrir à quel moment, et en quel lieu, ce lien d'amour a été défaillant. C'est en quelque sorte semblable à un travail de laboratoire, on va reproduire les conditions qui ont donné naissance au symptôme et dans cet état de situation, ni artificielle, ni vraie, on va révéler, découvrir, puis travailler sur les failles de ce lien d'amour. La création de ce lien d'amour est à visée thérapeutique, le psychanalyste va se pencher sur ce lien, l'analyser, l'interpréter puis le dissoudre. Quelquefois, l'effet thérapeutique sera justement dans la manière dont on se sépare, c'est alors l'expérience de la séparation qui va être l'agent thérapeutique lui-même, de telle sorte que le patient pourra être débarrassé de sa souffrance.
P. M. :À ce propos, Lacan a dit : “ Quand l'analysant pense qu'il est heureux de vivre, c'est assez. ” : êtes-vous d'accord avec cette formule où, à ce stade, le patient s'autorise de lui-même ? J. D. N. :Oui, d'autant plus que lorsque l'on a l'expérience d'avoir conduit à leur aboutissement de nombreuses thérapies, la fin d'une cure est repérée très vite. Il est vrai que le patient peut dire qu'il est heureux et lorsqu'il parle comme cela, c'est la meilleure formulation, mais en règle générale, lorsque la pomme est vraiment mûre et qu'elle va tomber de l'arbre, ce sont plutôt des propos de ce style :Écoutez, je n'ai pas grand'chose à vous dire mais je viens parce que ça me fait plaisir de vous voir, ou bien,parce que en fait je ne veux pas vous faire de la peine…Ça, c'est un signe incontestable que l'analyse est terminée. Pour conclure, n'omettons pas de préciser que ce n'est pas :Je n'ai rien à diremais :Je n'ai plus grand’chose à vous dire…Le patient est là parce qu'il est bien, il vous apprécie, il a même une grande affection pour vous mais il n'attend plus rien de l'analyste. Ce dernier n'est plus cegrand Autrequi allait lui donner ce qui lui manque, il n'est plus dans la demande.
Jean-David Nasio, un psychanalyste sur le divan
Pour Jean-David Nasio, l'abandonnisme est l'état conscient ou inconscient dont souffre un sujet ; il s'agit d'un état pathogène car le sujet n'a pas réussi à transformer l'expérience d'une séparation brutale en symbole qui la substitue, qui la remplace ; en d'autres termes, l'abandonnisme est la souffrance de quelqu'un qui n'a pas pu symboliser la douleur d'une séparation inattendue. Par conséquent, l'abandonnisme est à rapprocher d'un deuil mal élaboré.
Psychanalyse Magazine :Quand dire qu'une séparation est comme un abandon ? Jean-David Nasio :Si ma mère que j'aime beaucoup et qui a 80 ans meurt, ce n'est pas un abandon ; si ma mère, alors que j'ai quatre ans, disparaît dans un accident de voiture, c'est un abandon. L'abandon est donc une rupture brutale dans sa forme inattendue, dans le temps, non intégrée et non intégrable ; ces trois caractéristiques vont faire qu'une séparation est un abandon. Autrement formulé, un abandon est un deuil non élaboré et la séparation a eu alors la force d'un impact traumatique ; c'est pour cette raison qu'elle est difficilement élaborée puisque le sujet doit retrouver des moyens symboliques, des paroles, des pensées, pour substituer cela, pour l'intégrer dans son histoire.
P.M. :Que signifie, précisément, intégrer ? J.D.N. :Cela veut dire que je peux oublier, que ça ne m'invalide pas dans la vie, que je n'y pense pas tout le temps... C'est donc la capacité d'un sujet d'intégrer la perte parmi les événements de sa vie ; cette perte va occuper une place, entre autres. Quand la perte est traumatique et que le deuil n'est pas élaboré, elle a une omniprésence psychique qui invalide la vie du sujet. L'abandonnisme, c'est tout cela ; c'est un état dans lequel le sujet est soumis à l'omniprésence d'une expérience d'abandon qui dure et qui envahit sa vie. Il a été abandonné et il continue à souffrir de cette expérience, qu'il n'arrive pas à substituer, à symboliser.
P.M. :Cette séparation n'est pas toujours une expérience vécue dans la réalité... J.D.N. :Effectivement et c'est, d'ailleurs, une des raisons qui fait que nous ayons tant de mal avec les patients dépressifs pour trouver la raison, la cause de leur abandonnisme qui, quelquefois, prend la forme de la dépression. D'ailleurs, l'expérience de la perte brutale, inattendue et non intégrable, subit, inconsciemment, une transformation qui évoluera vers une expérience imaginaire ; elle correspond, alors, à une
perte imaginaire.
P.M. :Mais comment quelque chose d'imaginaire peut avoir une telle charge, une telle puissance ? J.D.N. :Prenons le cas d'un enfant d'un an et demi. Ses parents vont dans un parking avec le bambin dans la poussette. Soudain, il se passe un événement “ x ” qui fait que les parents se préoccupent, courent et laissent l'enfant dans ce parking obscur ; ils s'en vont en courant parce que la grand-mère, par exemple, vient de tomber ; ils lui portent secours et ils laissent l'enfant ; cet enfant, à ce moment-là, peut vivre une expérience d'abandon. Autre exemple, fréquent aussi, c'est l'hôpital ; vous n'imaginez pas le nombre d'enfants que je vois avec des troubles, vers l'âge de huit-dix ans ou même quatre ans, qui ont été hospitalisés bébés et qui ont subi ce que j'appellel'abandon iatrogèneou abandon par le médecin car, pour traiter l'enfant, le médecin demande aux parents de partir ; quelquefois, la mère arrive à dormir à côté mais, parfois, pas du tout. Il y a aussi les couveuses, dans le cas de bébés qui naissent prématurément ou les enfants qui ont des malformations qui, hospitalisés de toute urgence, sont traités en dehors des parents ; l'enfant vit seul des expériences d'une puissance traumatique qu'on imagine mal ; on lui fait des perfusions, on le pique et même si le soin est une attitude positive, l'enfant peut le vivre comme une expérience d'abandon traumatisante qui aura des répercussions plus tard. Ce qui me rappelle d'ailleurs, puisqu'il est question d'abandonnisme, “ l'hospitalisme ” de Spitz qui a étudié le cas des enfants hospitalisés dont les mères étaient en prison ; il a pu vérifier l'importance de ces trois temps de réactions de l'enfant à la mère : premier temps, désespoir, pleurs ; deuxième temps, rage ; troisième temps, indifférence...
P.M. :Sociologiquement parlant, le profil abandonnique s'est-il modifié au fil du temps ? J.D.N. :Aujourd'hui, l'abandonnique s'exprime soit par la tristesse, soit par l'angoisse ; quand c'est la tristesse, c'est la dépression ; lorsque c'est l'angoisse, il y a phobie.
P.M. :Rattachez-vous le principe des familles recomposées qui, actuellement, se développe de plus en plus, à un syndrome d'abandon ? J.D.N. :Non parce que, globalement, ça se passe plutôt bien puisque c'est progressif ; un enfant va vivre d'abord les disputes de ses parents, puis la séparation de ses parents, puis il va vivre avec le nouveau compagnon de sa mère ou la nouvelle compagne de son père ; cela se fait progressivement en général ; dès le moment où il y a progression dans le temps, il y a adaptation et dès le moment où il y a adaptation, on
évite le trauma.
P.M. :Le divorce, du fait d'une certaine banalisation de nos jours, va-t-il dans le sens d'une résolution de l'abandonnisme ?
J.D.N. :Je ne vois pas le rapport entre divorce ou crise de couple et abandon ; encore une fois, l'abandon le plus marquant est le cas de l'abandon imaginaire ; il y a un cas d'abandon qui est réel, c'est le cas de l'enfant adopté car, n'oublions pas qu'un enfant abandonné, avant d'être adopté, a d'abord été abandonné.
P.M. :Le désir d'adoption repose-t-il sur une fixation abandonnique des parents ? J.D.N. :C'est possible... pas toujours cependant... mais il est vrai que, souvent, des parents qui veulent adopter, c'est une manière de réparer un abandon qu'ils ont pu connaître ailleurs ; c'est parfois pour réparer un abandon qu'ils ont subi eux-mêmes et voire même pour réparer un abandon dont ils ont été les auteurs ou les agents...
P.M. :Pensez-vous que l'adopté devrait bénéficier d'un travail analytique ? J.D.N.:Non, heureusement. Beaucoup d'enfants adoptés évoluent bien dans leur vie et l'adoption se passe de manière réussie. N'oublions pas que beaucoup d'enfants abandonnés et adoptés sont devenus de grands personnages dans l'histoire de l'humanité, des Présidents de République, des hommes politiques de grande qualité, des chercheurs, des poètes... Je pense à Supervielle, Racine... tous deux ont été abandonnés à la mort de leurs parents, ce n'était pas un abandon volontaire... Racine était orphelin et il a été élevé à Port Royal ; il est devenu d'abord l'historiographe de Louis XIV et c'est Molière qui, par la suite, lui donnera sa chance pour devenir un grand auteur de théâtre. Supervielle a une plaque commémorative, à ma demande, à mon domicile ; le hasard a voulu que je sois venu vivre à l'endroit où Supervielle a vécu plusieurs années de sa vie avant de mourir. Son histoire est dramatique : bébé, il part avec ses deux parents d'Uruguay pour venir en France. Ils prennent le bateau, le transport dure deux mois, ils arrivent enfin au Havre, prennent le train pour aller dans une petite ville des Pyrénées Atlantiques ; le voyage se passe bien, la famille française est heureuse de voir l'enfant, il y a beaucoup de réunions, c'est une ambiance de joie et d'accueil ; puis, le dernier jour, ils font une fête ; lors de cette fête, les parents du bébé vont manger des coquillages qui vont provoquer une intoxication mortelle ; comme d'autres convives, ils vont mourir le lendemain et le bébé restera sans parents brusquement. Cet enfant va être recueilli par un oncle pendant quelques mois et sera renvoyé ensuite en Amérique Latine chez un autre oncle puisque c'était là où il était né ; cet oncle va l'élever ; plus tard, il deviendra un des plus grands poètes français, le prince des poètes. Malgré l'expérience de l'orphelinat, de l'abandon brutal,
inattendu, dans ce cas-là, l'abandon a été intégré. De fait, Supervielle n'est pas un abandonnique, ni Racine non plus. Ce sont des expériences d'abandon brutales, inattendues mais intégrables, qui vont être un moteur et qui vont être sublimées par l'expérience de l'art, de l'écriture, de la poésie, du théâtre... Voilà deux cas où l'on aurait pu avoir des abandonniques mais la troisième condition, qui est la condition de non intégrabilité, ne s'est pas vérifiée ; tous deux ont, non seulement intégré l'abandon, mais ils ont fait de cette expérience douloureuse et précoce le moteur de leur art...
Interview réalisée pour Psychanalyse Magazine en janvier 2003.
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