La philosophie de l'ordre d'Eric Voegelin - article ; n°3 ; vol.93, pg 255-284

Jacob Schmutz

Description

Revue Philosophique de Louvain - Année 1995 - Volume 93 - Numéro 3 - Pages 255-284
Cet article propose une présentation de quelques thèmes fondamentaux de l'œuvre du philosophe américain d'origine autrichienne Eric Voegelin (1901-1985), en la centrant sur l'articulation systématique qu'il propose entre l'ordre de la conscience et l'ordre de la société. Une première section vise à expliciter la philosophie de la conscience élaborée par Voegelin durant sa dernière période à partir d'une exégèse des «événements théophaniques» que sont la noèse grecque et la révélation chrétienne, ainsi que la permanence du scheme mythologique qui les sous-tend. Une seconde section tente alors d'aborder la vaste critique de la modernité qu'il entreprend sous le terme générique de «gnosticisme», en s 'attaquant aux réductions égologiques de la conscience dans la philosophie moderne et aux idéologies de son temps. Une troisième section tente alors de conclure sur les conditions de cette New Science de l'ordre et de la politique qu'il ambitionne.
This essay proposes an overview of some major topics to be found in the work of the Austro-American philosopher Eric Voegelin (1901-1985). The presentation is centered around the systematic articulation he puts forward between the order of consciousness and the order of society. A first section aims to point out the philosophy of consciousness Voegelin developed in his late writings, out of an exegesis of the two «theophanic events» he sees in the Greek noesis and in the Christian revelation, as well as by stressing the permanence of the mythical scheme that underlies both of them. A second section tries then to give an account of the encompassing critique Voegelin draws of modernity considered as being the rise of a new form of «gnosticism», by challenging the egological reductions of consciousness in modern philosophy and all the ideologies of his time. Finally, a third section tries to conclude on the conditions of that New Science of order and of politics he intended to found.
30 pages

Sujets

• Philosophie et théologie

Informations

• Publié par: REVUE_PHILOSOPHIQUE_DE_LOUVAIN
• Publié le: 01 janvier 1995
• Nombre de lectures: 17
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 2 Mo

Extrait

Jacob Schmutz
La philosophie de l'ordre d'Eric Voegelin
In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 93, N°3, 1995. pp. 255-284.
Résumé
Cet article propose une présentation de quelques thèmes fondamentaux de l'œuvre du philosophe américain d'origine
autrichienne Eric Voegelin (1901-1985), en la centrant sur l'articulation systématique qu'il propose entre l'ordre de la conscience
et l'ordre de la société. Une première section vise à expliciter la philosophie de la conscience élaborée par Voegelin durant sa
dernière période à partir d'une exégèse des «événements théophaniques» que sont la noèse grecque et la révélation chrétienne,
ainsi que la permanence du scheme mythologique qui les sous-tend. Une seconde section tente alors d'aborder la vaste critique
de la modernité qu'il entreprend sous le terme générique de «gnosticisme», en s 'attaquant aux réductions égologiques de la
conscience dans la philosophie moderne et aux idéologies de son temps. Une troisième section tente alors de conclure sur les
conditions de cette New Science de l'ordre et de la politique qu'il ambitionne.
Abstract
This essay proposes an overview of some major topics to be found in the work of the Austro-American philosopher Eric Voegelin
(1901-1985). The presentation is centered around the systematic articulation he puts forward between the order of
consciousness and the order of society. A first section aims to point out the philosophy of consciousness Voegelin developed in
his late writings, out of an exegesis of the two «theophanic events» he sees in the Greek noesis and in the Christian revelation,
as well as by stressing the permanence of the mythical scheme that underlies both of them. A second section tries then to give
an account of the encompassing critique Voegelin draws of modernity considered as being the rise of a new form of
«gnosticism», by challenging the egological reductions of consciousness in modern philosophy and all the ideologies of his time.
Finally, a third section tries to conclude on the conditions of that New Science of order and of politics he intended to found.
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Schmutz Jacob. La philosophie de l'ordre d'Eric Voegelin. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 93, N°3,
1995. pp. 255-284.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1995_num_93_3_6937philosophie de l'ordre d'Eric Voegelin La
On semble assister aujourd'hui, en Europe tout comme aux États-
Unis, à un regain d'intérêt manifeste de la philosophie politique pour des
auteurs ayant bâti leur œuvre sur la grande tradition des Classiques, telle
qu'elle se trouve illustrée dans les écrits de Hannah Arendt, de Leo
Strauss ou encore d'Eric Voegelin, comme si l'on se trouvait pris du
désir intense de retrouver un sol propice à refonder la pensée politique
par-delà toutes les idéologies qui auront marqué ce siècle finissant. Or,
si l'œuvre des premiers est aujourd'hui largement connue dans le monde
francophone, celle d'Eric Voegelin (1901-1985) n'a en revanche reçu
qu'une attention très marginale. Les raisons de cette ignorance sont sans
aucun doute multiples, et outre la résistance traditionnelle de la France à
tout ce qui provient d'outre-Atlantique, cela tient peut-être surtout au
caractère très paradoxal d'une œuvre rétive aux étiquettes faciles, dans la
mesure où elle aura constamment oscillé tout au long de son évolution
entre une approche empirique des phénomènes politiques, dans la plus
pure tradition de la sociologie comprehensive allemande, et des méditat
ions parfois très inspirées sur la raison et la révélation, qui la situent aux
confins de la théologie et de l'histoire des religions. Aussi, nous nous
proposons dans la présente étude de donner un aperçu général de
quelques thèmes fondamentaux de l'œuvre d'Eric Voegelin, en les éclai
rant à la lumière de la philosophie de la conscience qu'il élabora dans
ses écrits tardifs et qui fournissent à maints égards la clé de toute son
entreprise depuis ses débuts.
Le parcours d'Eric Voegelin, né en 1901 à Cologne, ressemble à
celui de nombreux intellectuels d'Europe centrale de sa génération.
Ayant grandi et étudié à Vienne, il y enseignera la sociologie et la
science politique à la faculté de droit de l'université jusqu'à ce que l'ar
rivée des nazis au pouvoir le contraigne à prendre la route de l'exil amér
icain en 1938. Après s'être consacré durant tout cet enseignement vien
nois aux problèmes juridiques et sociologiques des années 30, nés
surtout autour des écrits de Max Weber, Carl Schmitt, Georg Jellinek et
Hans Kelsen et stimulés par la montée de l'autoritarisme dans toute
l'Europe, cet exil allait alors marquer un tournant tant dans sa vie que 256 Jacob Schmutz
dans son œuvre. Devenu professeur à l'université de Louisiane, toute
son œuvre américaine se révélera comme une vaste entreprise cherchant
à refonder d'abord la science politique au-delà des constructions idéolo
giques qui ont traversé le siècle, but affirmé dès sa New Science of Polit
ics, premier livre d'exil publié en 19521, mais dont le projet débordera
par la suite en une tentative plus vaste de compréhension du sens même
de l'histoire occidentale et de la modernité, qui se trouvera développée
au long des cinq volumes de Order and History, publiés entre 1956 et
1987, et qui allaient lui assurer une célébrité croissante aux États-Unis et
qui gagne aujourd'hui le vieux continent2. Voegelin cherchera à y
reconstruire le symbolisme politique depuis la Mésopotamie antique jus
qu'à une modernité qu'il voit irrémédiablement vouée à la crise, en
montrant comment l'ordre politique a toujours tenté d'articuler les expé
riences et les tensions de la situation de l'homme dans le monde, en
assurant représenter un certain ordre de vérité selon différents degrés de
différenciation, de réflexivité et de transparence. En cherchant à identi
fier un lien profond entre l'existence de l'homme et l'ordre de la société,
Voegelin développera une vision du politique qui se fonde sur des caté
gories empruntées à la tradition métaphysique et théologique, s 'opposant
ainsi continuellement à la «science politique» consacrée, que ce soit le
positivisme juridique et la tradition du matérialisme scientifique en
Europe, ou encore toute la science politique empiriste et quantitative
telle qu'elle se développera aux États-Unis après la guerre, notamment à
travers l'école fonctionnaliste.
La phrase d'ouverture du premier volume de Order and History
posera en quelque sorte les termes du projet: si «l'ordre de l'histoire
1 The New Science of Politics. An Introduction, Chicago, The University of Chi
cago Press, 1952. L'ouvrage était né d'un cycle de conférences financé par la fondation
Walgreen, sous le titre de «Representation and Truth».
2 Plusieurs études spécialisées ont déjà été consacrées à son œuvre aux États-Unis,
parmi lesquelles on pourra retenir les suivantes: Ellis Sandoz (éd.), Eric Voegelin' s
Thought. A Critical Appraisal (Durham, N.C., Duke University Press, 1982), Eugene
Webb, Eric Voegelin, Philosopher of History (Seattle, of Washington Press,
1981), Ellis Sandoz, The Voegelinian Revolution (Baton Rouge, Louisiana University
Press, 1981) et Kenneth Keulman, The Balance of Consciousness. Eric Voegelin' s Politi
cal Theory (University Park & London, The Pennsylvania State University Press, 1990).
Par ailleurs, un important colloque international vient de lui être consacré à l'université de
Manchester les 8-10 juillet 1994, sur le thème «Voegelin's Vision of Order and the Cri
sis of Civilization in the Twentieth Century». Un centre de recherche sur son œuvre vient
également d'y être mis en place, sous la direction du Dr Geoffrey Price (Centre for Voe
gelin Studies, Department of Religions and Theology, University of Manchester, Manc
hester M13 9PL). La philosophie de l'ordre d'Eric Voegelin 257
émerge de l'histoire de l'ordre», la tâche de l'historien et du philosophe
sera d'expliquer comment l'ordre de la nature humaine s'est exprimé
dans la succession du temps, co