Le Retour à Pointe-Noire : latérite et désillusion
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Le Retour à Pointe-Noire : latérite et désillusion

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Description

Joël RAFFIER LE RETOUR A POINTE-NOIRE: LATERITE ET DESILLUSION A Matthieu, pour qui j’ai fait ce voyage A Jean-Claude et Patrick, auxquels je ne pourrai plus le raconter « A la première heure ! », c’est généralement (sauf une fois en vérité) la réponse que l’on a faite à ma question récurrente : « A quelle heure part le bus ? ». Et ceci au Cameroun, d’est en ouest, comme au Congo, du nord au sud. Cette première heure, dont l’avènement semble toujours faire surprise, n’est pas vraiment étalonnée, elle est malléable, plastique. Disons que, sur le cadran d’une montre, on pourrait la tracer entre six heures et huit heures trente. La « première heure », c’est « la mise à jour » et, dans ces contrées de perpétuelle équinoxe, mettre à jour prend plus de temps qu’ailleurs ; cette notion, la conscience du temps qu’elle suggère, participe même de l’identité de ces pays. Dans « la première heure », on peut décompter environ cent-vingt minutes d’attente et deux quarts d’heure de mise en action. Mais cette attente n’est pas perte du temps, au contraire, elle en est sa délectation. C’est donc à la première heure, le 16 janvier 2014, que j’ai pris un bus à Bangangté, dans l’ouest du Cameroun. Je me trouvais en résidence d’écriture tout à côté, à la Fondation Gacha à Bangoulap, et j’avais décidé de la proximité relative du Congo pour rallier Pointe-Noire par la route.

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Publié le 07 février 2014
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Langue Français
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 Joël RAFFIER
 LE RETOUR A POINTE-NOIRE: LATERITE ET DESILLUSION
A Matthieu, pour qui j’ai fait ce voyage
A Jean-Claude et Patrick, auxquels je ne pourrai plus le raconter
« A la première heure ! », c’est généralement (sauf une fois en vérité) la réponse que l’on a faite à ma question récurrente : « A quelle heure part le bus ? ». Et ceci au Cameroun, d’est en ouest, comme au Congo, du nord au sud. Cette première heure, dont l’avènement semble toujours faire surprise, n’est pas vraiment étalonnée, elle est malléable, plastique. Disons que, sur le cadran d’une montre, on pourrait la tracer entre six heures et huit heures trente. La « première heure », c’est « la mise à jour » et, dans ces contrées de perpétuelle équinoxe, mettre à jour prend plus de temps qu’ailleurs ; cette notion, la conscience du temps qu’elle suggère, participe même de l’identité de ces pays. Dans « la première heure », on peut décompter environ cent-vingt minutes d’attente et deux quarts d’heure de mise en action. Mais cette attente n’est pas perte du temps, au contraire, elle en est sa délectation.
C’est donc à la première heure, le 16 janvier 2014, que j’ai pris un bus à Bangangté, dans l’ouest du Cameroun. Je me trouvais en résidence d’écriture tout à côté, à la Fondation Gacha à Bangoulap, et j’avais décidé de la proximité relative du Congo pour rallier Pointe-Noire par la route. Pointe-Noire où nous avions vécu de 1973 à 1979, où un retour, quarante ans après, m’apparaissait justifié et potentiellement riche d’émotions, Pointe-Noire où notre fils est né, où notre fille a grandi. Pointe-Noire notre première expatriation.
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Je devais rejoindre la terre ponténégrine au bout de six jours et quelques segments de nuits, après quelques deux mille-cinq cents kilomètres dont mille de piste de latérite. Je ne visais pas un record mais certains jalons temporels m’étaient imposés : ainsi, il me fallait sortir du Cameroun au plus tard le 20 janvier, date d’expiration de mon visa, et du Congo, pour le même motif, le 3 février. Dans un premier temps, j’avais envisagé de faire l’aller et retour par la route, cependant c’était doubler la difficulté et prendre le risque de ne plus bien cerner ma cible. Or, celle-ci était clairement Pointe-Noire, notre maison, la clinique où est né Matthieu, la côte sauvage. Ce retour ne ressemblait nullement à un raid mais à un pèlerinage sentimental ; s’il y a bien eu épreuve et, plus ou moins exploit ascétique, c’est précisément dans le coût du voyage. Avant même le départ, lorsque, à l’ambassade du Congo à Yaoundé, je demandai un visa touristique de quinze jours au préposé mutique qui examinait scrupuleusement mon formulaire, mes photos, mes réservations d’hôtel (où je ne devais jamais aller) , son visage était devenu soucieux au point qu’il m’ avoua devoir soumettre le cas à son chef. Il était revenu, non plus soucieux mais visiblement contrit, m’annoncer « vu votre âge, ce sera demi-tarif ! » J’étais donc allé dans une banque en ville verser quinze mille CFA, soit vingt-deux €uros cinquante sur le compte de l’ambassade. Coût relativement réduit également, puisque, pour neuf nuits, je payais au total cent-trente-cinq €uros de frais d’hôtel, et, pour neuf jours, quarante-cinq de nourriture.
On se doutera que, vue la guerre civile en Centrafrique, dont la piste longeait les frontières sur plus de quatre cents kilomètres, s’en approchant jusqu’à douze kilomètres, j’aie reçu plus de mises en garde que d’encouragements à la veille de ce voyage ; de mes proches comme de personnalités camerounaises qui se voulaient bien informées. Toutefois, le gouverneur de la région de l’Est, à Bertoua, dont j’avais le contact, m’avait assuré que tout était sécurisé. Selon mes maigres informations préalables, la difficulté du voyage, en dehors de sa longueur et de son peu de confort, consisterait à trouver un véhicule entre Yokadouma et la frontière congolaise.
Le goudron s’arrête à Bertoua, que j’ai atteinte dès le premier jour. Dans le Coaster vers Yokadouma, parti lui aussi « à la première heure », j’avais, moyennant un supplément, négocié une place dans la cabine avec le chauffeur et une autre passagère. C’est là que de « Makat » - le Blanc – progressivement au
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long des dix heures de voyage, je me suis métamorphosé en « Meba » - le Rouge ; et ma teinte devait tenir jusqu’à mon retour à Bangangté malgré les douches vespérales, toujours froides il est vrai. La piste est plutôt bonne, bordée de nombreux villages rues et jalonnée de nombreux postes de police où, en échange de « la sécurité » on prélève sa dîme ou son « jus » sur les chauffeurs ; « on collabore, non ? » se justifient les pandores ! C’est cette piste qui passe au plus près des frontières de la RCA. Un de ces policiers, pour bien souligner sa « collaboration » sans doute, montant contrôler les passagers dans le bus, affirme que « c’est très dangereux, il peut y avoir des Séléka infiltrés ! ». A un arrêt un peu plus loin, un passager me confirme qu’il y a eu de sérieuses escarmouches et que ces rebelles sont des « sauvages, des guerriers comme les Congolais, les Ougandais, les Tchadiens, les Rwandais, partout où il y a eu des guerres et donc des armes. Seuls les Camerounais sont pacifistes ».
Selon lui, des ministres de Bozizé se seraient réfugiés à Bertoua, pourchassés par les Séléka ; ces derniers auraient été repoussés à la frontière mais seraient revenus se venger, tuant une trentaine de soldats camerounais et faisant un otage ; depuis, les effectifs militaires ont été renforcés. Difficile de vérifier cette information ; les autorités camerounaises sont très discrètes à propos de ce conflit. Mon interlocuteur conclut : « vraiment ! Ce sont des sauvages ! ». Je m’abstiens de commenter. Les blessures à la machette sont certes horribles mais la méthode reste d’une faible technicité. Les occidentaux, au sens large ( ou plutôt les pays du Nord ), avec les chambres à gaz, les camps d’extermination russes ou asiatiques, la bombe atomique, ont commis des meurtres bien plus grands mais en usant d’une technicité telle que « vraiment ! Oui, ce sont des civilisés ! »
La RCA a toujours été un pays pauvre, malgré ses richesses potentielles ( pétrole, diamants, minerais comme l’aluminium...), enclavé, très instable politiquement, et les Sélékas ont peut-être rêvé - comme l’a écrit Djotodia – d’y installer un état islamique s’étendant au-delà, à la sous-région. Mais la RCA, déstabilisée d’abord par elle-même, assez peu aidée par ses voisins, a pu présenter l’occasion pour la France et son actuel bras armé sur place, le Tchad, d’entamer une réorganisation de l’Afrique centrale ; la succession de Biya au Cameroun, l’impasse constitutionnelle devant laquelle se trouve Sassou au
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Congo, sont des échéances proches. Il faut s’attendre, par ici, à plusieurs années de secousses.
Yokadouma ressemble à une ville du Far West ou du Far East plus exactement. Les camions sont garés à l’entrée de la ville dans un vaste corral et les saloons crachent une musique dont la qualité semble se mesurer au nombre de décibels. Havre pour ceux qui fuient la justice, ou l’injustice, aux confins de la Centrafrique et du Congo Brazza, c’est aussi la base de ravitaillement des chercheurs d’or dont quelques reportages télévisés nous ont fait connaître le rêve et la misère. Mon interlocuteur m’avait recommandé l’auberge « La cachette » pour son calme et conseillé d’être « à la toute première heure » sur la route pour arrêter un camion. « La cachette » mérite bien son nom, il est difficile d’y débusquer le voyageur dans l’obscurité ; pas de groupe électrogène, seule une lampe tempête veille à la porte de votre chambre. En revanche, le calme n’est pas garanti ! Jusqu’à trois heures trente, un établissement voisin a mené un tapage incroyable. Pouvait-il y avoir des fêtards si tard dans la nuit ou était-ce seulement pour chasser les mauvais esprits ? En tout cas, j’espérais que mon futur chauffeur ne serait pas parmi ces premiers ! Après trente minutes de calme, un autre saloon avait pris le relais.
A six heures moins le quart, le jour point encore naît, j’étais sur la route. A six heures précises, en dépit d’un ou deux essais infructueux, à l’aide d’un intermédiaire dûment tarifé, je me retrouvais assis dans un camion citerne à destination de Socambo, le poste frontière avec le Congo. On m’a prévenu, « la piste n’est pas bonne ! ». En effet, ce sont trois cent-quarante kilomètres de tôle ondulée, d’ornières, de crevasses, percés dans la forêt dense, jalonnés de villages de plus en plus rares où cohabitent populations bantoues et pygmées semi-nomades dont les igloos de feuillage, souvent désertés, prennent eux-aussi la couleur rouge de la latérite. Heureusement, c’est la saison sèche ! Des grumiers et des semi-remorques chargés de bois transformé surgissent au cœur d’un nuage de poussière et vous croisent sans ralentir comme une locomotive emballée ; d’autres vous dépassent toute sirène hurlante. Quelques voitures et motos, frêles esquifs, cabotent au hasard sur ces flots tumultueux. Dans la cabine étroite, les secousses sont parfois terribles ; je partage mon siège avec le « motor boy », mon sac, sous nos pieds, amorti un peu les chocs ; à deux reprises, la secousse est telle que je me cogne au plafond. Le garçon n’a pu loger son sac de pains
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derrière les fauteuils, faute de place suffisante, et l’a posé sur la plage avant d’où, bien sûr, à chaque heurt, le plastique tombe et il le remet aussitôt en place. Plus de cent fois ainsi ! A la fin, je me retiens de balancer le paquet par la fenêtre. Si la citerne contenait du lait, le chauffeur, qui vient de Douala et en est lui aussi à son troisième jour de voyage, ferait assurément son beurre, mais elle contient de l’essence raffinée, à livrer à Ouesso. Quand on sait que le Congo produit du pétrole, mais qu’il n’est apparemment pas en mesure de le raffiner, en tout cas pas en quantité suffisante, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a là une aberration économique. Pourtant, il y a quarante ans, les Russes étaient en train d’installer une raffinerie à Pointe-Noire - j’y connaissais même un tchèque, Plott, que j’avais retrouvé plus tard à Bagdad. Il est vrai, qu’à l’époque déjà, il se murmurait que cette raffinerie n’était pas adaptée au raffinage des huiles du Congo.
Pour mon chauffeur, ce trajet est un peu un remake duSalaire de la peur.Les hommes souffrent sur une telle piste, les vertèbres dorsales et cervicales sont chahutées, le corps se recouvre de poussière et les poumons s’en emplissent. Il existe constamment l’appréhension de la panne alors que les communications téléphoniques ne passent pas. L’appréhension en outre du montant de la « collaboration » que vont exiger les militaires postés ça et là dans les villages. Les véhicules subissent également de rudes épreuves ; parfois, à force de secousses, les chaînes ou les câbles d’acier qui retiennent les grumes se rompent. Tout au long du chemin, on retrouve ainsi des chargements abandonnés. On pourrait imaginer le pire ! Que la citerne se fissure et qu’une étincelle la transforme en bombe !
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« le salaire de la peur »
Au bout de onze heures de ce régime, nous étions arrivés à l’embranchement de Molondou ; il restait encore cent kilomètres ; trois nouvelles heures d’une piste à peine plus large que le camion désormais, dans la nuit, à travers le Parc naturel de la Lobeké, qui ne nous laissera voir qu’un pécari. Décidément, je n’aurais pas eu de chance avec les réserves animalières camerounaises ! L’année précédente, à Waza – où quelques jours plus tard une famille française allait être enlevée – je n’avais aperçu que des Kobs de Buffon. A l’entrée de Socambo, comme nous sommes arrêtés à l’inévitable contrôle de police, le chauffeur me signale tout à côté « la plus charmante auberge de Socambo ». « Signalez-vous ! » m’intime un des factionnaires. J’hésite entre me présenter ou montrer mes papiers. Comme la fameuse auberge est toute proche, je décide de descendre ici. « C’est quoi ça ? Vous faites n’importe quoi ! Montez ! Allez au centre, au poste de police ! » aboie son collègue. L’aboiement est souvent, partout dans le monde, la forme la plus courante du langage policier et militaire. Quand les chiens aboient, même au bout de quatorze heures de dure épreuve, respecter les chiens, c’est malgré tout se respecter soi-même. Le centre présumé du village ne se situe qu’à cinq cents mètres ; je ne me soucie pas du poste de police, je prends congé du
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chauffeur et de son « motor boy », en les gratifiant de plus d’argent qu’ils ne me demandaient, et je retourne vers l’auberge. Le lendemain, c’est dimanche et les deux hommes peuvent se reposer ; lundi, ils gagneront rapidement Ouesso. Mais il leur faudra revenir à Douala par le même itinéraire, et, quelques jours plus tard, sans doute repartir pour le même voyage aventureux. Je pense à l’expression « étonnants voyageurs » qui désignent ces voyageurs graphomanes – dont je suis modestement et dans l’anonymat – qui accomplissent un voyage généralement singulier puis en touchent les dividendes. Pour le chauffeur, quels dividendes ? Et pourtant n’est-il pas, lui, un étonnant voyageur ? Ne serait-il pas préférable, à notre propos, de parler de voyageurs étonnés ? Étonnés du courage, de la dignité, de la résistance de certains hommes – ou femmes – et non pas de ceux étonnés d’eux-mêmes ! Je me souviens de ces pèlerins chiites que nous avions accompagnés – sans l’avoir prémédité – dans un bus pakistanais pour un autre périple de quatorze heures, de Quetta à Zahidan, à travers le désert du Balouchistan ; les tracasseries que leur causaient les militaires, et, surtout, le risque – pas appréhendé par nous à l’époque – d’être victime d’une bombe sunnite (au cours de ce présent voyage, j’apprendrais qu’un tel attentat avait encore eu lieu). N’étaient-ce pas, eux, d’étonnants voyageurs ? Et je pense à bien d’autres qui ont, ici où là, fait mon étonnement. Oui, à quand un festival des Voyageurs étonnés ?
A « la plus charmante auberge », le « Makat » est signalé. La patronne m’attribue d’office une chambre VIP, sur la porte de laquelle est écrit en larges caractères gras 4000 CFA. « C’est cinq mille ! » me prévient-elle, et m’explique que l’affichage n‘est que « pour tromper la vigilance des contrôleurs ». Et on paie cash ! La veille, à Yokadouma, la chambre était également à cinq mille CFA – soit environ huit €uros - mais, ici, les toilettes et la douche (plus précisément le baquet d’eau) sont à l’extérieur. Je n’ai pas pris de serviette avec moi, pour ne pas charger mon maigre bagage ; « l’hôtel » n’en fournit pas, ni non plus du savon. Durant toutes ces nuits – sauf à Pointe-Noire - par égard pour les « hôtes », j’éviterai de me mettre dans les draps afin de ne pas les « rougir » et me contenterai de m’enrouler dans le dessus de lit. Le voyageur, la nuit venue, se doit d’être dans sa chambre comme il était sur le chemin, humble et frustre, sinon il deviendrait schizophrène ! Au petit matin, je découvre une énorme araignée hypnotisée par son image sur le vilain miroir ; son narcissisme m’a
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évité la piqûre ! Je quitte « la plus charmante auberge » sans aucune effusion, en catimini. Sur la place principale, en avalant un café au lait, je me fais indiquer le poste de police. Je m’y présente avec un peu d’appréhension, pas seulement à cause des aboyeurs de la veille ; deux jours auparavant, un policier, aux airs plus avertis que d’autres, m’avait dit que j’aurais dû normalement disposer d’un visa de transit. Je m’attendais donc à des discussions, jusqu’à la fameuse question « on fait comment ? », suivie d’un déboursement à bien évaluer ; de plus, j’étais supposé payer une taxe de sortie du territoire qui aurait pu être sujette à une évaluation arbitraire. Les trois douaniers sont en survêtement, c’est dimanche, ils vont jouer au foot. Assis au bureau « c’est l’avant-centre ! » ; il examine rapidement mon passeport, dribble quelques pages, claque son tampon et signe. But ! Un de ses coéquipiers m’appelle une moto ; « tu donnes deux mille au chauffeur et il va t’emmener à l’embarcadère ! ». Merci et bon entraînement ! Treize kilomètres plus à l’ouest, je suis devant la Sangha, face au poste frontière congolais de Maboko.
J’avais passé plusieurs frontières à pied, jamais encore en pirogue ! La traversée, une centaine de mètres, est courte ; à la différence du bac qu’empruntent les camions, elle ne nécessite aucune manœuvre. Les douaniers congolais ne jouent pas au foot le dimanche, ils sont donc moins diligents. Je passe par deux ou trois bureaux où je présente mon passeport puis mon carnet de vaccination, tout en racontant préventivement mon histoire. « J’étais à Pointe-Noire il y a quarante ans ! Mon fils est né là-bas ! » . « Donc tu as une femme congolaise ? » Je ne démens pas. « Tu as apporté les cadeaux pour la belle famille ! ». Pour eux, ce seront deux mille CFA dans un bureau et cinq mille dans l’autre ! A Ouesso - à trois kilomètres seulement – je me fais d’abord conduire à l’agence de la compagnie Océan du Nord et réserve ma place le lendemain vers Brazzaville ; puis, sur la foi du Petit Futé, à la Mission où « pour 5000 CFA, il est possible de loger dans une chambre rudimentaire avec moustiquaire ». L’endroit est écarté et pas facile à trouver. Je demande le Père Lucien Favre, dont le nom est également indiqué par le guide, mais les jeunes gens qui m’accueillent en m’offrant un petit déjeuner ne semblent pas le connaître. Ils m’apprennent que nous sommes à la résidence de l’évêque d’Ouesso ; je dois l’attendre, eux, sont des séminaristes d’un village voisin et ne peuvent me renseigner. Nous bavardons un moment. Je leur dis qu’en tant que futurs prêtres ils ont de bonnes chances d’aller exercer
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leur ministère en France car l’église manque de vocation. Ils l’espèrent, en effet, mais la perspective est lointaine ! Dix ans ! Il existe bien, dans d’autres disciplines, des bourses pour la France, seulement elles sont réservées à la nomenklatura. Sinon, on peut en acheter une ! Pour un montant de mille cinq-cents €uros annuels versés en France, on doit débourser auprès des fonctionnaires corrompus du ministère sept millions cinq-cents mille CFA – environ cinq mille €uros - sans la garantie que, une fois en Europe, le voyage payé par ses propres soins, on perçoive effectivement la rente.
Las d’attendre, persuadé que je me suis fourvoyé, du moins que le guide m’a fourvoyé, je reviens vers la ville et trouve un autre hébergement. En feuilletant le Petit Futé, je m’aperçois que la même auberge, située à Ouesso à la page 163, se retrouve, avec la même description et les mêmes coordonnées, à Pokala, à la page 170, puis, page 173, à Impfondo, ville distante de plus de quatre cents kilomètres d’Ouesso ! Je ne vais pas faire le procès des Guides du Petit Futé – ceux sur la Bourgogne ou le Périgord sont certainement bien documentés – pourtant dans celui du Cameroun déjà j’avais remarqué quelques approximations. Ainsi, pour Kribi, les mentions concernant « La vie est belle » ! Page 183, on peut lire que « ce complexe hôtelier (sic) loue des chambres spacieuses et offre à sa clientèle le choix entre un restaurant en hauteur (sic) ou un restaurant les pieds dans l’eau (exagéré) ». Page 185 : « La Vie est belle suggère à sa clientèle deux restaurants « les pieds dans l’eau » pour un repas marin (sic) ; et un autre restaurant perché sur la colline ». En réalité, il n’existe qu’un seul restaurant avec deux salles, l’une au bord de la plage, l’autre trois ou quatre mètres plus en hauteur. Remboursez !
Je passe le dimanche après-midi entre siestes et douches. On n’imagine pas à quel point la latérite peut infiltrer tous les pores de la peau ; le savon est impuissant à l’éliminer. Vous croyez être propre, vous passez la serviette, elle est rouge ! La latérite teint littéralement les cheveux, la barbe, les sourcils ; elle pénètre les yeux, les oreilles, le nez et, oui, même vos selles prendront la couleur de la latérite ! Vers le soir, je sors m’offrir une Primus et quelques arachides dans l’espoir de retrouver le goût de la bière d’antan. Attablé dans un kiosque à musique, non loin de la Banque des Etats de l’Afrique Centrale – le seul immeuble remarquable de cette ville plate et poussiéreuse - j’observe un moment le triste spectacle du dimanche soir, quand les bouteilles se renversent
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comme des quilles, quand les discussions se font plus vives mais moins audibles pourtant. A la table voisine, un Don Juan, à l’ivresse bien avancée, brandit d’une main sa bière tiède ; son autre main, il la glisse entre les cuisses d’une fille affreusement callipyge. Je rentre.
Les douze, treize heures de bus vers Brazzaville sont relativement confortables. Le confort, dans ce genre de voyage, consistant à disposer d’un siège à soi, pas trop défoncé, de pouvoir placer son sac ailleurs que sur ses genoux ou sous ses pieds. Les six cent-cinquante kilomètres ne sont pas intégralement goudronnés les Chinois s’y affairent cependant. Sur ce trajet, on quitte la forêt pour la savane, on aperçoit même, entre Owando et Oyo, d’immenses fermes de bovins ainsi que des plantations de palmiers à huile. Ces deux villes – et particulièrement Oyo, le fief du président – affichent une certaine richesse : infrastructures, bâtiments publics neufs, belles villas ( à Edou notamment ), hôtels de qualité, quartiers et villages modèles. Malheureusement, l’aéroport international d’Oyo, avec sa piste pour gros porteur mais sans âme qui y vive, trahit le parvenu et sa gabegie. A un contrôle de police, on ne fait descendre que les « immigrés », dont je suis. Les deux autres passagers d’infortune, originaires de quelques pays voisin, sont taxés de cinq mille CFA. Le policier examine mes papiers : « Vous, on peut dire que vous êtes parfaitement en règle ! Ce sera deux mille !) . Je lui demande un reçu, ce sale type me rit au nez ! Le Président Marien Ngouabi, assassiné le 18 mars 1977 (durant notre séjour à Pointe-Noire) avait, dans un discours prémonitoire cinq jours avant sa mort, dit ceci : « Lorsque ton pays est sale et manque de paix durable, tu ne peux lui rendre sa propreté et son unité qu’en le lavant avec ton sang. » Gloire à Marien Ngouabi, marxiste naïf, humaniste fraternel ! Notre fils, né l’année suivante, nous avons failli l’appeler Marien ! Quelque temps après cet assassinat, suivi de celui du Cardinal Biayenda, enterré vivant, et de quelques autres, nous étions allés nous promener avec notre fille à Loango, le premier comptoir français sur la côte, effacé ensuite au profit de Pointe-Noire, là où avait été construite, en bois, la première église catholique du Congo – on me dit que depuis elle a été détruite. Devant le calvaire à l’extérieur, Marie, notre fille, avait pointé du doigt le Christ sur la croix : « C’est Marien Ngouabi ? » La vérité sort toujours de la bouche des enfants ! En effet, ce ne pouvait être que lui, le rédempteur infructueux des Congolais, et non le fils de dieu. Dieu est éternel par définition, il n’est pas
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périssable, n’a pas de date de péremption, il n’a donc pas besoin de se reproduire, pas besoin de fils – ni de fille, d’ailleurs !
En pénétrant dans la région des Plateaux, à partir de Gamboma, le paysage change ; l’horizon est plus vaste encore, le relief plus accidenté ; on dirait parfois des paysages de notre Massif central et ils distraient heureusement de la musique trop bruyante qui n’a pas cessé dans le bus depuis le départ. Cette région est traversée par la Léfini, aux belles falaises ; elle se jette dans le fleuve Congo. Me voici presque en terrain connu ; j’étais brièvement venu par là en septembre 1973. Alors Volontaire du Service National en coopération, séjournant à Brazza dans l’attente de notre affectation à Pointe-Noire – ma famille devait me rejoindre plus tard – nous avions, en compagnie d’une dizaine de collègues, participé à une excursion au bord de la Léfini. Nous nous y étions baignés ; l’exercice consistait plus précisément à se détacher de la berge et à se laisser porter par le courant sur quelques dizaines de mètres avant de regagner la rive. Exercice peut-être un peu imprudent ! Mais je me souviens surtout que, dans ce bus là, je lisais Sapir et me vivais naïvement comme un ethnologue. Plus tard, j’avais rédigé un projet farfelu, adressé à l’Agence de la Francophonie, dans lequel j’imaginais notamment l’adoption par mon village limousin d’un masque Ba-Téké ou Ba-Kota. Qu’elle était la contrepartie ? Je ne me la rappelle plus ! Peut-être la diffusion dans un village du Kouilou d’un conte de chez moi. J’avais dû recevoir une réponse polie. Aujourd’hui, ce projet insolite a, d’une manière certes bien détournée, été rétribué puisque j’ai reçu le titre de Nzoup Nzuimanto – « chasseur de panthères », autrement dit « homme important » - à la cour royale de la Chefferie de Bangoulap.
A Brazzaville, j’allai à l’auberge de l’Armée du Salut où je reçus un bon accueil. Enfin, le Petit Futé m’avait été utile ! A proximité, je dégustais une aile de poulet et une Primus. Mais, plus essentiel, j’obtenais un renseignement capital. Jusqu’à ce moment-là, je pensais, comme jadis, prendre le CFCO, le fameux train qui relie Brazzaville à Pointe-Noire. Mais les conditions de voyage ne sont plus comme elles étaient : pour l’express, « la gazelle », il faut réserver au moins une semaine en avance ; pour les omnibus, deux ou trois jours. Mais la grande nouveauté, était que désormais on trouvait des Coasters, en plus des camions, qui faisaient la ligne Brazza – Pointe-Noire. Selon les uns, le goudron se trouvait partout, selon d’autres « on était en train de le poser entre Kinkala et Dolisie ».
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