Revue internationale de droit comparé - Année 2005 - Volume 57 - Numéro 2 - Pages 291-343 Historically and geographically attached to the Comores archipelago, Mayotte constitutes an integral part of the French Republic. Its hybrid status allows for the coexistence of those subject to the civil common law and those who, in conformity with article 75 of the Constitution, chose to remain subject to local law. Thus, a large part of the Mahorais is under the jurisdiction of very specific rules, mixed with local customs and Muslim law, the application of which is normally enforced by Muslim traditional courts. The Mahorais children, being particularly affected by the issue of personal status (filiation, parental authority, marriage, name, succession…) are the first to experience the impact of discrepancies resulting from this anomalous situation, where secular rules of the French Republic, African and Malagasy customs as well as local Koranic law are found, often in conflicting relations. A further challenge is posed by the very numerous foreign young population which has settled in the archipelago, and by the pressure placed on the Mahorais youth to adapt to the demands of modernity. The study of the civil and criminal status of the Mahorais child thus reveals the issues at stake which would be posed with the transition of Mayotte into a French Department. Historiquement et géographiquement rattachée à l’archipel des Comores, Mayotte fait partie intégrante de la République française. Son statut hybride de «collectivité départementale» permet la cohabitation de populations soumises au statut civil de droit commun avec celles qui ont conservé, conformément à l’article 75 de la Constitution, leur statut personnel de droit local. Une grande partie des Mahorais est donc soumise à un corps de règles très particulières, mêlées de coutumes locales et de droit musulman, dont le respect est normalement assuré par les juridictions cadiales traditionnelles. Dans la mesure où ils sont particulièrement concernés par les matières visées dans le statut personnel (filiation, autorité parentale, mariage, nom, succession…), les enfants mahorais sont les premiers à ressentir les distorsions résultant de cette situation singulière, où se mêlent et parfois se heurtent les règles laïques de la République française, les coutumes africaines et malgaches, et le droit local d’essence coranique. À ces préoccupations essentielles s’ajoutent celles éprouvées par les nombreux jeunes comoriens vivant dans l’archipel, et la nécessité dans laquelle se trouve l’ensemble de la jeunesse mahoraise de s’adapter aux exigences de la modernité. L’étude du statut civil et pénal de l’enfant mahorais met ainsi en évidence les difficultés et les enjeux d’une éventuelle accession de Mayotte au statut de département français. 53 pages Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.
LE STATUT DE LENFANT DANS LOCEAN INDIEN : LENFANT MAHORAIS*Eléonore CADOU**
À Jonas Victor Anrifina Issa, enfant de toutes les couleurs.
Historiquement et géographiquement rattachée à larchipel des Comores, Mayotte fait partie intégrante de la République française. Son statut hybride de « collectivité départementale » permet la cohabitation de populations soumises au statut civil de droit commun avec celles qui ont conservé, conformément à larticle 75 de la Constitution, leur statut personnel de droit local. Une grande partie des Mahorais est donc soumise à un corps de règles très particulières, mêlées de coutumes locales et de droit musulman, dont le respect est normalement assuré par les juridictions cadiales traditionnelles. Dans la mesure où ils sont particulièrement concernés par les matières visées dans le statut personnel (filiation, autorité parentale, mariage, nom, succession), les enfants mahorais sont les premiers à ressentir les distorsions résultant de cette situation singulière, où se mêlent et parfois se heurtent les règles laïques de la République française, les coutumes africaines et malgaches, et le droit local dessence coranique. À ces préoccupations essentielles sajoutent celles éprouvées par les nombreux jeunes *Je tiens ici à remercier les différents professionnels que jai rencontrés à Mayotte, qui mont accueillie et ont apporté à mes questions des réponses que je naurais pu trouver ailleurs. Ma gratitude particulière va à Alain CHATEAUNEUF, ex-président du T.P.I. de Mamoudzou, et Yves MOATTY, vice-président du T.P.I. et juge des enfants. **droit privé à lUniversité de la Réunion.Maître de conférences en
292 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2005 comoriens vivant dans larchipel, et la nécessité dans laquelle se trouve lensemble de la jeunesse mahoraise de sadapter aux exigences de la modernité. Létude du statut civil et pénal de lenfant mahorais met ainsi en évidence les difficultés et les enjeux dune éventuelle accession de Mayotte au statut de département français. Historically and geographically attached to the Comores archipelago, Mayotte constitutes an integral part of the French Republic. Its hybrid status allows for the coexistence of those subject to the civil common law and those who, in conformity with article 75 of the Constitution, chose to remain subject to local law. Thus, a large part of the Mahorais is under the jurisdiction of very specific rules, mixed with local customs and Muslim law, the application of which is normally enforced by Muslim traditional courts. The Mahorais children, being particularly affected by the issue of personal status (filiation, parental authority, marriage, name, succession) are the first to experience the impact of discrepancies resulting from this anomalous situation, where secular rules of the French Republic, African and Malagasy customs as well as local Koranic law are found, often in conflicting relations. A further challenge is posed by the very numerous foreign young population which has settled in the archipelago, and by the pressure placed on the Mahorais youth to adapt to the demands of modernity. The study of the civil and criminal status of the Mahorais child thus reveals the issues at stake which would be posed with the transition of Mayotte into a French Department. Avec 160.265 habitants au dernier recensement, la collectivité départementale de Mayotte1a vu sa population multipliée par trois en vingt ans2% de la population étant de confession musulmane polygame, et le. 95 taux de mortalité étant relativement élevé3, on comprend sans peine que Mayotte soit, avec Wallis et Futuna, le plus jeune de tous les territoires français : plus de la moitié des habitants a en effet moins de vingt ans, cette proportion étant ramenée à un cinquième en métropole. 1Mayotte est lune des quatre îles de larchipel des Comores, situé à lentrée nord du Canal du Mozambique (entre lAfrique et Madagascar), par 12° sud et 43° est. Le contour général de lîle est complexe, et rappelle la forme dun hippocampe, qui est dailleurs le symbole de Mayotte. Le récif corallien qui lentoure délimite un lagon que lon présente souvent comme le plus grand du monde. Lîle, marquée par un climat tropical chaud et humide, est plantée de cocotiers, de bananiers et dylang-ylang. Les langues qui y sont parlées sont principalement leshimaoré(issu du swahili) et le shiboushi(dérivé du malgache). Larabe est appris et récité à lécole coranique, sans nécessairement être compris. Le français apparaît en tout état de cause comme une langue seconde pour la plupart des Mahorais. 2 Mayotte : V. H. BACHERÉ et O. FROUTÉ, «recensement de la population du 30 juillet 2002 », INSEE Première, déc. 2003, n° 940. Le taux de croissance annuel dépasse 4 %, contre 0,4 % pour la France métropolitaine. 3jamais déclarés, les taux de mortalité ne sont questimés par de décès nétant Nombre lINSEE.
E. CADOU : LE STATUT DE LENFANT MAHORAIS 293 Une importante partie de cette jeune population est constituée denfants de nationalité ou dorigine étrangère. En 2002, 55.000 étrangers recensés vivaient à Mayotte, dont 53.000 comoriens4, soit un tiers de la population mahoraise. On évaluait alors à 27.000 le nombre denfants comoriens résidant à Mayotte5, dont 10.000 nés dans larchipel6, sans compter les enfants clandestins non recensés. Ce phénomène dimmigration, qui découle directement de limmense pauvreté des îles voisines, est une préoccupation permanente : chaque année, on raccompagne presque autant détrangers au large des côtes mahoraises quon en reconduit dans le même temps aux frontières métropolitaines7. Revenant parfois le lendemain même de leur expulsion, environ 20.000 comoriens empruntent tous les ans les «kwasa kwasa», embarcations instables et surchargées, et tentent ainsi, selon le triste aphorisme en vogue, « daller au paradis sans mourir en chemin8 » Dotée dune population très jeune et en grande partie étrangère, la collectivité départementale mahoraise présente donc une structure démographique tout à fait particulière au sein de la République française. Lautre spécificité notable de Mayotte est celle, juridique, découlant du statut personnel de ses habitants, dont la majorité peut se prévaloir dune option entre le droit commun français et le droit local. Ainsi les litiges relatifs à létat et à la capacité des personnes, au mariage, au droit des successions, des régimes matrimoniaux et des libéralités sont-ils susceptibles dêtre tranchés tantôt par les dispositions du Code civil, tantôt au moyen de règles qui empruntent à la fois à la coutume est-africaine et malgache, et au droit musulman. À cette option normative correspond globalement une dualité de juridictions, qui fait cohabiter les juridictions françaises de droit commun et les juridictions cadiales de droit local. Ces dernières instituent en premier ressort des tribunaux de cadis, autorités musulmanes assumant la fonction de juges-notaires, et dont les décisions sont susceptibles dêtre revues en appel par un Grand Cadi, lui-même soumisin fineà la censure des juridictions de droit commun. Lexamen des textes et de la pratique révèle que la frontière nest pas étanche entre les deux ordres de juridictions, chacun étant de fait 4 Le PIB par habitant des Comores était en 1997 estimé à 40 dollars, contre 11.000 dollars pour la Réunion. 5Loi de finances pour 2003. 6 Recensement INSEE du 30 juill. 2002. 7 5.500en 2002. V. le Discours de Nicolas en 1999, 8.000 en 2000, 7.500 personnes SARKOZY à lAssemblée nationale, 3 juill. 2003. 8année à la suite dun naufrage entre les îles 150 et 200 personnes meurent chaque Entre dAnjouan et de Mayotte. V. Ch. WARGNY, « Mayotte assiégée par les gueux»,Le Monde Diplomatique la clandestine Mayotte ; M. Le GUELLAFF, «, avr. 2002, p. 26 s.»,LExpress, 12 avr. 2004. Chiffres évidemment difficiles à certifier.
294 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2005 ou par leffet de la loi amené dans certaines occasions à mettre en oeuvre ou à censurer les règles normalement applicables par lautre. Toutes ces spécificités font de Mayotte une collectivité unique en France, et justifient quon accorde à lenfant mahorais une attention particulière. Évoluant plus ou moins aisément entre une culture familiale musulmane, un rythme de vie quotidienne de type africain, et un environnement scolaire et administratif français, lenfant de Mayotte est au confluent de toutes les expériences. Cest sur lui que se cristallisent les enjeux dune éventuelle accession de larchipel au statut de département français9 et,à lheure où la natalité mahoraise est encore galopante10, il ne paraît pas inutile de sintéresser à celles et ceux qui pourraient bien constituer un jour lune des meilleures chances démographiques de la France. Avant détudier le statut civil et pénal de lenfant mahorais, il est nécessaire de déterminer, autant que faire se peut, quelles sont les règles applicables dans larchipel, et à quels enfants. I. PRÉLIMINAIRE : QUELLES RÈGLES, POUR QUELS ENFANTS ? Dans lacte qui formalisa, en 1841, la cession de Mayotte à la France par le sultan malgache Andriantsouly, celle-ci sengageait à respecter la religion, la culture et les traditions de la population autochtone. Le respect de cet engagement survécut à tous les régimes qui se sont succédés, la France républicaine allant même jusquà lintégrer dans ses textes constitutionnels : après larticle 82 de la Constitution de la IVème République11, larticle 75 de la Constitution du 4 octobre 195812dispose que « les citoyens de la République qui nont pas le statut civil de droit commun, seul visé à larticle 34, conservent leur statut personnel, tant quils ny ont 9Anciennement « collectivité territoriale », Mayotte a, depuis la loi statutaire n° 2001-616 du 11 juill. 2001, accédé au statutsui generisde « collectivité départementale », sur la base de lart. 72 de la Constitution de 1958. La loi prévoyait que ce nouveau statut serait à la fois précaire et évolutif, les institutions locales devant progressivement se rapprocher le plus possible du droit commun des D.O.M., et la question dune départementalisation pouvant être rediscutée à lhorizon 2010. 10 de natalité de 4, 7 enfants par femme, contre 1,89 en moyenne nationale (sources Taux INSEE). 11civil français conservent leur statut personnel tant quil« Les citoyens qui nont pas le statut ny ont pas renoncé. Ce statut ne peut en aucun cas constituer un motif pour refuser ou limiter les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français. » 12Sur cet article, v. O. GUILLAUMONT, « Statuts personnels et Constitution, Contribution à létude des articles 75 et 77 dela Constitution du 4 octobre 1958 »,R.R.J. 2001, p. 1453 et s. et 1549 et s.
E. CADOU : LE STATUT DE LENFANT MAHORAIS 295 pas renoncé ». Ainsi était reconnue et consacrée la cohabitation à Mayotte13de deux systèmes normatifs parallèles, dits de droit local et de droit commun, sappliquant aux citoyens en fonction de leur statut personnel. A. -Le statut civil de droit local Si les deux statuts ont été initialement envisagés comme relativement indépendants lun de lautre, la frontière entre les deux est de moins en moins étanche, et de multiples passerelles sont aménagées pour permettre aux Mahorais de statut personnel de droit local de bénéficier du statut de droit commun. Ce phénomène peut sobserver aussi bien en ce qui concerne les règles applicables que les juridictions compétentes, et les personnes concernées. 1. Les règles applicables a) Droit musulman, droit coutumier La collectivité départementale de Mayotte est peuplée à 95 % dhommes et de femmes soumis à religion musulmane sunnite de rite chaféite14. Aussi le droit local est-il principalement inspiré du droit musulman, fondé sur lapplication duMinhadj ad Talibin, ou Guide des croyants zélés, recueil de préceptes et daphorismes tiré de la Chariah, écrit au XIIIème siècle15par un juriste de Damas. Ce texte fondamental, reconnu comme source officielle du droit musulman dans larchipel16, est complété par trois traités de rite chaféite17. Surtout, ce corpus musulman est mâtiné de coutumes dorigine malgache et est-africaine qui viennent fréquemment en
13Comme en Nouvelle Calédonie et à Wallis et Futuna. 14Lécole shaféite est lune des quatre écoles juridiques à lorigine de la doctrine musulmane sunnite. Cest une école modérée, qui se méfie des opinions personnelles mais reconnaît une valeur à lopinion unanime de la société. Son principal apport a été la détermination exacte de lautorité respective des différentes sources du droit :Coran,Sounnah (« manière dagir » du Prophète, telle quelle résulte de lensemble des récits ouhadîth),ijmâ (doctrine) et analogie. Ce corpus est considéré comme un système achevé, qui a épuisé ses fonctions créatrices et ne peut être modifié que sur des données accessoires ; V. H. de WAËL,Le droit musulman, 2èmeéd., CHEAM, 1993, p. 27 et s. 15Il a toutefois fait lobjet de traductions incorporant des règles nouvelles. La version citée par Y. MOATTY date de 1881-1883. 16D. 1erjuin 1939 portant organisation de la justice indigène dans larchipel des Comores, art. 6 : « Les cadis jugent daprès le droit musulman et les coutumes indigènes. Le code musulman Minihadji el Talihirest seul officiel et applicable dans larchipel » 17 Fath al Quarib, Kétab el Tambin et Fath el Moeni, tous trois rendus applicables par la Délibération n° 64-12 bis du 8 juin 1964.