Cette guerre dans laquelle nous sommes - extrait -
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Juliette Jourdan Cette guerre dans laquelle nous sommes Les personnages de ce roman et les faits racontés dans ce roman sont fictifs. Toutefois les personnages peuvent ressembler à des personnes réelles et les faits racontés peuvent ressembler à des faits qui se seraient réellement produits. D'une manière générale, il n'y a aucune ressemblance particulière, ou sinon tout à fait accidentelle. Summertime Sadness2012 Lana Del Rey, under exclusive license to © Polydor Records and in the USA to Interscope Records. Cette œuvre est déposée à la SACD et protégée par le droit d'auteur. L'auteure de cette œuvre est Juliette Jourdan (juliette.jourdan@yahoo.fr). © Juliette Jourdan 2016 ISBN : 978-1533447937 Parce qu'il vit dans l'eau, on ne voit jamais les larmes du poisson qui pleure. Proverbe africain Tristan et moi marchions à pas lents, épaule contre épaule, et cette nuit-là le ciel était d'un bleu profond et tendre, très doux, et il y avait sur les Champs Élysées une foule joyeuse et insouciante, cosmopolite, baignant dans une pénombre légère et chatoyante. Tristan sirotait un gobelet de soda et dans l'autre main il tenait un hamburger enveloppé dans un papier, tout poisseux de ketchup. – Tu en veux ? me demanda-t-il. – Merci. Il mordit dans son hamburger. – Tant pis pour toi. Mais ne te plains pas d'être si maigre.

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Publié le 06 novembre 2016
Nombre de lectures 522
Langue Français

Extrait

Juliette Jourdan
Cette guerre
dans laquelle nous sommes
Les personnages de ce roman et les faits racontés dans ce roman sont fictifs.
Toutefois les personnages peuvent ressembler à des personnes réelles et les faits racontés peuvent ressembler à des faits qui se seraient réellement produits. D'une manière générale, il n'y a aucune ressemblance particulière,
ou sinon tout à fait accidentelle.
Summertime Sadness2012 Lana Del Rey, under exclusive license to © Polydor Records and in the USA to Interscope Records.
Cette œuvre est déposée à la SACD et protégée par le droit d'auteur. L'auteure
de cette œuvre est Juliette Jourdan (juliette.jourdan@yahoo.fr).
© Juliette Jourdan 2016 ISBN : 978-1533447937
Parce qu'il vit dans l'eau, on ne voit jamais
les larmes du poisson qui pleure.
Proverbe africain
Tristan et moi marchions à pas lents, épaule contre épaule, et cette
nuit-là le ciel était d'un bleu profond et tendre, très doux, et il y avait
sur les Champs Élysées une foule joyeuse et insouciante, cosmopolite,
baignant dans une pénombre légère et chatoyante. Tristan sirotait un gobelet de soda et dans l'autre main il tenait un hamburger enveloppé dans un papier, tout poisseux de ketchup.
– Tu en veux ? me demanda-t-il. – Merci. Il mordit dans son hamburger.
– Tant pis pour toi. Mais ne te plains pas d'être si maigre.
Des touristes et des badauds, nombreux, se pressaient devant les
vitrines monumentales de la boutique Vuitton, majestueuse comme un
temple antique ; ils s'arrêtaient devant lesflagship stores et les showroomsbrillamment illuminés de Mercedes, d'Apple, de Nespresso, de Samsung, d'Adidas, ces marques si présentes dans notre vie quotidienne, si prégnantes qu'elles façonnent notre habitus, structurent notre système de valeurs et représentent, par excellence, la
Qualité, le Bien-être, le Design, la Performance, l'Exclusivité.
– Je ne me plains pas, dis-je. Et je ne suis pas si maigre. Des jeunes en casquette de baseball et sweat à capuche
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déambulaient en bandes tchatcheuses et chahuteuses parmi les touristes qui transportaient, comme Tristan, de volumineux gobelets de soda et se prenaient en photo à l'aide de leur smartphone en train
de faire des grimaces.
– Souris ! dis-je à Tristan.
Je fis une photo de lui et la lui montrai.
– Le parfait touriste !
Des soldats en tenue de camouflage patrouillaient par quatre, béret
bordeaux vissé sur la tête, visages impassibles, et des gendarmes casqués, gantés et bottés, étaient regroupés autour de fourgons garés à proximité des stations de métro. Nous revenions de la fac de Nanterre, où Tristan avait participé à un colloque, et nous étions descendus du RER à Charles de Gaulle-
Étoile. Il avait faim.
– Franchement, me demanda-t-il, tu en as pensé quoi, de mon
intervention ? Je n'ai pas raconté trop de conneries ?
– Tout le monde paraissait un peu sceptique.
– Ça ne m'étonne pas. Mais toi ? – Hmm. Tu dresses un parallèle entre les projets collaboratifs de typewiki, qui reposent sur le bénévolat et le non-profit, et la pratique de lakula, qui est une forme de don cérémoniel en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Tu es sûr ?
– J'aurais dû développer, je te l'accorde. Ceci dit, dans les deux cas,
on a bien affaire à un don désintéressé qui ne génère pas de dette et
qui est créateur de lien social. – Hmm. – Quoi :Hmm ?Qu'est-ce que tu veux dire ?
Tristan avait tendance à faire feu de tout bois et à rapprocher des faits qui n'avaient pas de rapport entre eux, ou un rapport très ténu, dans un but purement rhétorique.
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– Nous sommes arrivés à un point, continuait-il, où le système, pas seulement l'économie du Web, l'économie en général, l'économie
mondiale, n'est plus réformable. C'est trop tard, les écarts sont trop
grands, les fossés trop profonds, les 1 % les plus riches possèdent plus que les 99 % restants et leur part des richesses ne cesse d'augmenter. Donc il faut repartir sur des bases radicalement nouvelles. Le troc. Le
don. L'entraide. Les peuples autochtones nous suggèrent des pistes.
– Tu es très rousseauiste.
* – Pas du tout ! Il n'y a pas de « bon sauvage ». Mauss montre très
bien que le don peut être agonistique, offensif, comme dans le potlatch. Je ne relevai pas : je pense que Tristan n'avait pas bien lu Mauss,
ou qu'il ne l'avait pas bien compris.
– Un Web à but non-lucratif, dis-je, ça te paraît possible ?
– Bien sûr ! Et toi, Internet qui ne serait pas une méga plate-forme publicitaire, qui ne collecterait pas à ton insu tes données personnelles, ça te paraît possible ?
– On peut rêver… – Non : ondoitrêver ! En dix ans, Zuckerberg a amassé grâce à la pub une fortune personnelle de plus de cinquantemilliards de dollars ! Cinquante etneufEt personne ne trouve çaderrière !  zéros problématique, personne ne s'en offusque !
Tristan croqua dans son hamburger, jeta ce qui restait dans une
poubelle, s'essuya la bouche du revers de la main et me lança un coup
d’œil rancunier, comme si j'avais une part de responsabilité dans le fait que Mark Zuckerberg ait gagné cinquante milliards de dollars en si peu de temps. – Mais tu as raison, reconnut-il, le système don-contre-don,
* Marcel Mauss,Essai sur le don.
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l'économie de partage, ce sera toujours marginal. Le problème, c'est
que les gens adhèrent à la morale capitaliste, qui est complètement
immorale, et ils se méfient de la morale des tribus de Nouvelle-Guinée ou d'Amazonie, parce qu'ils s'imaginent que c'est naïf, régressif, inapplicable. Et pourtant, elle est là, la solution : donner, recevoir, rendre. Transmettre. Partager. Et non : faire du profit, encore du profit, toujours plus de profit ! Et ne pas payer ses impôts ! Sur un panneau publicitaire, Charlize Theron, un veston de smoking d'homme jeté sur les épaules, portait négligemment au
poignet une montre Dior VIII en céramique blanche sertie de diamants, et peut-être à cause de ses paupières mi-closes et du désordre de ses opulentes boucles blondes, et du fait que le smoking déboutonné suggérait qu'elle était nue en-dessous, j'ai pensé que le message était qu'une femme devait (1) être belle et (2) coucher pour se
faire offrir cette montre.
Tristan s'arrêta à la terrasse d'un restaurant et commanda une part
de pizza à emporter. Il avait encore faim.
– Tu en veux ?
Je secouai la tête.
– Non, merci. – Ce n'est pas comme ça que tu vas grossir. – Je ne désire pas grossir.
– Tu as des nouvelles de Kim ? Ça se passe bien ? Kim était mon ex-colocataire et (ex ?) amoureuse. Elle était en dernière année de médecine et elle faisait un stage dans un hôpital à
Saïgon, au Vietnam.
– Non, pas de nouvelles. Et Sara ?
Il fit un geste de la main.
– Des hauts, des bas.You know.
– Tu fais des efforts ?
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– Bien sûr ! Elle aussi. Nous faisons de gros efforts. Mais je ne sais pas si ça suffira. C'est compliqué. Tristan avait fini sa pizza et son gobelet de soda. Je lui demandai : – Ça t'a déçu, ce colloque ?
Il fit la moue et haussa les épaules. Tristan (doctorant, comme moi) était le plus jeune des participants et le plus radical. Son exposé avait été applaudi très mollement. – Une bande de bras cassés, commenta-t-il. Leur réaction ne m'étonne pas. La thèse qu'il défendait, sur un ton peut-être un peu trop fougueux pour un colloque universitaire, était que l'open data, l'ouverture des données numériques, leur mise à disposition libre et gratuite, ne devait pas se limiter aux données publiques : elles devait concerner aussi les œuvres littéraires et artistiques, les articles scientifiques, les films et documents d'archive, etc. Ce qui relève, selon lui, du
« patrimoine commun ».
– La plupart de ces chercheurs ne veulent surtout pas remettre en question les limites de la propriété intellectuelle, le droit d'auteur, les brevets, ce qui est brevetable ou pas, ce qui est privatisable et
commercialisable ou pas. Autrement dit : où et quand s'arrête le droit
de s'approprier, de posséder ? Est-ce qu'on a le droit de breveter un génome, une plante, un vaccin ? De breveter le vivant ? D'en être propriétaire ? De dire d'une séquence d'ADN : « Ça m'appartient ! » Le
capitalisme transforme tout en marchandises qui doivent générer du profit !Fuck !me demande ce qu'il faudrait pour que les gens se Je révoltent. Qu'est-ce qu'ils attendent ? – Nous sommes dans la société du spectacle, Tristan. Les « gens », comme tu dis, sont devenus des spectateurs. Ils consomment et se
regardent consommer. Et ceux qui consomment le plus ne sont pas haïs, ils sont admirés. Les gens ne se révolteront plus.
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Il n'était pas d'accord. – Tu te trompes, rétorqua-t-il avec un accent soudain mâle et combatif dans la voix. J'étais à Portland quand ils ont occupé le
centre-ville, dans des tentes, dans la boue et dans le froid, pendant cinq semaines. Et toute la ville les soutenait. Je t'assure que le peuple n'a pas dit son dernier mot !
– J'espère que tu as raison, dis-je, et nous échangeâmes un petit
sourire de réconciliation.  Les voitures, sur l'avenue, roulaient à faible allure, pare-choc contre pare-choc, comme si elles participaient à une parade – on
reconnaissait, à la lumière rasante des phares, une Rolls massive et
pompeuse, des BMW, des Range Rover, luxueuses et aussi grosses que
des véhicules militaires.
Soudain une lueur rose colora vivement le ciel devant nous, du côté
de la Concorde. Les voitures n'avançaient plus. Des supporters d'un
club de foot avaient allumé des fumigènes et des feux de détresse ; ils
envahissaient l'avenue sur toute sa largeur en braillant que leur club était champion, dans un tapage de chants partisans et de coups de sifflets. Un cordon de gendarmes en tenue anti-émeute bloquait la circulation. Plusieurs dizaines de manifestants surexcités, arborant des écharpes tricolores, agitaient des drapeaux et des banderoles dans le clair-obscur en vociférant « On a gagné ! », tandis que d'autres lançaient des projectiles en direction des gendarmes. Des individus cagoulés essayaient de casser à coups de pied la vitrine d'un magasin. Derrière un brouillard rose et blanc, dans le halo éblouissant des phares, on apercevait une pantomime de formes humaines qui s'animaient et gesticulaient au ralenti, comme des
marionnettes à fil. Un craquement sourd me fit sursauter. Des éclats de verre jonchaient le trottoir et des silhouettes s'enfuyaient en courant. Le vacarme des klaxons était assourdissant.
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Les manifestants lançaient sur les forces de l'ordre des pierres, des bouteilles, des billes d'acier qui ricochaient sur l'asphalte et sur les carrosseries des voitures. Des gaz lacrymogènes flottaient lourdement dans l'atmosphère. Je restais là, les yeux brûlants, les bronches en feu,
incapable de décider s'il fallait courir, et si oui dans quelle direction.
Tout à coup, une voiture s'embrasa comme une torche. Tandis que les
gendarmes chargeaient, Tristan me saisit par le bras et m'entraîna
dans la station de métro la plus proche – c'était Franklin D. Roosevelt. Et pendant que nous descendions en hâte l'escalier en ciment, hors d'haleine, nous entendîmes distinctement plusieurs coups de feu.
Le lendemain, nous apprîmes qu'il y avait eu un mort.
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J'ai fait la connaissance de Tristan à l’École des Hautes Études en
Sciences Sociales (EHESS) de Paris où j'animais un séminaire en qualité de doctorante, c'est-à-dire que j'assurais deux heures d'enseignement par semaine. C'était un séminaire sur le genre (le
gender: il s'agissait de faire une lecture critique de), très scolaire textes moyennement difficiles de Michel Foucault (au choix), de Monique Wittig (le désormais classiqueLa pensée straight), de Judith
Butler (le désormais classiqueGender Trouble), etc. Tristan était doctorant à Nanterre, en première année de thèse ; il participait à l'EHESS à deux ou trois séminaires d'anthropologie et de
sociologie générale et il était arrivé à l'école doctorale précédé d'une
réputation flatteuse. Il avait rédigé pour son mémoire de Master 2 un
pavé de quelque trois cents pages (en général cent pages suffisent) sur
l'économie du Web, qui avait fortement impressionné le jury. Pour sa
thèse, il se proposait de répondre à la question :Comment puis-je
décider si tu es un humain ou un androïde ?
– Non, je plaisante, disait-il. En fait, je travaille sur le non-profit. À
qui profite le non-profit. Tristan avait 26 ans, comme moi, mais il en paraissait dix-huit. Il ressemblait à beaucoup de garçons de la génération Y : barbe de trois-
quatre jours, T-shirts frappés de logos contestataires ou décalés (le
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