Biographie universelle ancienne et moderne/TOCQUEVILLE (Alexis-Charles-Henri Clerel de)
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Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843Tome 41 page 628 à 632TOCQUEVILLE (Alexis-Charles-Henri Clerel de)TOCQUEVILLE (Alexis-Charles-Henri Clerel de), homme politique et publiciste français, fils du précédent, naquit à Paris, le 29 juillet1805. Sa mère, née de Rosambo, était petite-fille de Malesherbes, et son père (voy. l’article précédent) fut un administrateur intègreet en même temps un historien de mérite. Les études primaires d’Alexis furent assez minces ; plus tard il entra au collège de Metz, autemps où son père était préfet de la Moselle. D’abord faible dans les langues anciennes, il se fit remarquer dans les compositionsfrançaises, ainsi que l’a consigné pieusement l’académie de Metz, soucieuse, comme cela arrive à la suite d’un renom acquis, derappeler en quoi Tocqueville faisait honneur à la ville où il avait étudié. Au sortir du collège, il préluda dans la vie par des voyages, demême que c’est à des voyages qu’il dut plus tard sa célébrité. Il parcourut l’Italie et visita la Sicile avec la curiosité et l’activité d’espritde l’homme qui tient à comparer et à connaître la raison des choses. En effet, à peine est-il sur cette terre des grands souvenirs, qu’ilexplore, comme tous les touristes d’ailleurs, les musées, les monuments ; il se rend compte des principes de l’architecture antique.Rome lui fournit une sorte de première inspiration que l’on pourrait appeler virgilienne : il suppose qu’un jour d’exploration dans la ...

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Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 Tome 41 page 628 à 632
TOCQUEVILLE (Alexis-Charles-Henri Clerel de)
TOCQUEVILLE (Alexis-Charles-Henri Clerel de), homme politique et publiciste français, fils du précédent, naquit à Paris, le 29 juillet 1805. Sa mère, née de Rosambo, était petite-fille de Malesherbes, et son père (voy. l’article précédent) fut un administrateur intègre et en même temps un historien de mérite. Les études primaires d’Alexis furent assez minces ; plus tard il entra au collège de Metz, au temps où son père était préfet de la Moselle. D’abord faible dans les langues anciennes, il se fit remarquer dans les compositions françaises, ainsi que l’a consigné pieusement l’académie de Metz, soucieuse, comme cela arrive à la suite d’un renom acquis, de rappeler en quoi Tocqueville faisait honneur à la ville où il avait étudié. Au sortir du collège, il préluda dans la vie par des voyages, de même que c’est à des voyages qu’il dut plus tard sa célébrité. Il parcourut l’Italie et visita la Sicile avec la curiosité et l’activité d’esprit de l’homme qui tient à comparer et à connaître la raison des choses. En effet, à peine est-il sur cette terre des grands souvenirs, qu’il explore, comme tous les touristes d’ailleurs, les musées, les monuments ; il se rend compte des principes de l’architecture antique. Rome lui fournit une sorte de première inspiration que l’on pourrait appeler virgilienne : il suppose qu’un jour d’exploration dans la ville éternelle il gravit le Capitole, du côté du Campo-Vaccino ; que là, succombant à la lassitude, il se laisse tomber à terre et s’endort. A ce moment apparaît devant lui l’ancienne Rome, libre, puissante et héroïque, avec tout son cortège de grands hommes et de hauts faits depuis la fondation de la république jusqu’au meurtre de César. Mais soudain, de cette vision grandiose le voyageur est transporté et se réveille au sein de ce qui n’avait rien d’héroïque, une procession de moines déchaux montant les degrés du Capitole pour se rendre à leur église, pendant qu’un pâtre fait sonner sa clochette pour rassembler son troupeau. L’homme qui devait écrire les prodiges de la démocratie enAmérique faisait pressentir dans cette œuvre juvénile, qui ressemblait à une amplification de rhétorique, tout l’intérêt qu’il prendrait un jour aux destins des peuples. Ce n’est pas qu’il se méprît sur la portée de l’opuscule que lui inspira son voyage, car il écrivit de sa main sur l’enveloppe de l’un des manuscrits où il avait consigné ses observations ce jugement qui indiquait sa future sévérité pour lui-même : « Très-médiocre. » L’aspect de la Sicile et d’un gouvernement qui ne la rendait point florissante était également de nature à inspirer des réflexions sérieuses au jeune voyageur. Il y était encore quand une ordonnance royale, en date du 5 avril 1827, qui le nommait juge auditeur au tribunal de Versailles, où son père était préfet, le rappela en France. Les fonctions de juge auditeur, transformées depuis en celles de juge suppléant, eussent été une sinécure pour Tocqueville, s’il n’avait pas demandé de prendre part aux travaux du ministère public. C’est à l’occasion de ces fonctions qu’il connut M. Gustave de Beaumont, alors substitut au même siège, et avec qui il devait contracter une amitié destinée a durer autant que la vie de chacun de ces deux confrères, devenus depuis deux collaborateurs. Toutefois, l’esprit de Tocqueville porté à généraliser ses idées se sentait mal à l’aise dans une spécialité. Aussi bien, à l’issue de son devoir judiciaire du jour, avait-il hâte de rentrer par l’étude dans le domaine moins étroit de la politique et de l’histoire. Il observa, sans y prendre part, les tendances de l’opinion dans les dernières années de la restauration. Mais en 1830 il fit un premier pas vers une politique précise en se ralliant au gouvernement de juillet et à la charte modifiée qui en fut le point de départ. Entre toutes les questions qui préoccupaient alors les esprits, il y en avait une dont longtemps encore, on devait chercher la solution, à savoir, la question du régime à appliquer aux prisons. Alexis de Tocqueville et son ami M. Gustave de Beaumont offrirent au gouvernement d’aller étudier le système pénitentiaire enAmérique, où, avec la promptitude des sociétés jeunes et démocratiques, on avait laissé depuis longtemps la théorie pour une pratique sérieuse. Ils obtinrent là mission qu’ils sollicitaient, quoique, au rapport même de l’un des commissaires, M. de Beaumont, devenu depuis le biographe de son ami, « l’objet véritable et prémédité fût l’étude des institutions et des mœurs de la société américaine. » Arrivés aux Etats-Unis le 10 mai 1831, les commissaires s’acquittèrent religieusement de leur mandat. Ils visitèrent les maisons pénitentiaires, étudièrent sur place les deux systèmes fondamentaux, mais opposés, incarnés pour ainsi dire : l’un, l’isolement de jour et de nuit, coupé par des visites nécessaires, dans le pénitencier de Cherry-Hill ; l’autre, l’isolement de nuit seulement et le travail en commun le jour, dans le régime que l’on pratiquait à Auburn. Tocqueville ne s’en cacha point : il préférait de beaucoup le premier des deux systèmes. Revenu en France, les voyageurs publièrent le résultat de leurs études et de leurs investigations dans un ouvrage intituléDu système pénitentiaire aux Etats-Unis et de son application en France, suivi d’un appendice sur les colonies pénales et de notes historiqueset 1845, troisième édition. L’ouvrage atteignit une partie du but : il éclairait les diverses faces du problème. Il, Paris, 1832 fut traduit en anglais par M. Lieber, de Boston, et en allemand par le docteur Julius, de Berlin. Mais dès cette même année la carrière de Tocqueville prit une direction inattendue. Son ami, M. Gustave de Beaumont, ayant été révoqué pour avoir refusé de prendre la parole en une affaire où il jugeait peu honorable le rôle du ministère public, de Tocqueville crut devoir (21 mai 1832) se démettre à son tour des fonctions judiciaires qu’il remplissait. Des loisirs que lui fit cette retraite sortit le chef-d’œuvre qui allait être sa raison d’influence sur ses contemporains et son titre au souvenir de la postérité. Enfermé dans une mansarde mystérieuse, dont presque personne n’avait le secret, Tocqueville se livra tout entier à la production de ce livre, dont un bon juge en cette matière, Royer-Collard, devait dire « que rien de pareil n’avait paru depuis Montesquieu ». Quoi qu’on puisse penser de ce jugement, le succès fut éclatant. C’est au mois de janvier 1835 que parurent les deux premiers volumes de la Démocratie en Amérique. Ce qui en prouve l’excellence, ou plutôt la sage impartialité, c’est que tous les partis crurent pouvoir revendiquer le livre et l’auteur. Aux yeux de quelques écrivains (M. de Ste-Beuve est du nombre), il y avait là une sorte de contradiction. « Les amis de M. de Tocqueville, dit ce critique (Moniteurdu 7 jan« vier 1861), eurent eux-mêmes besoin de quelques explications pour être assurés de sa pensée fondamentale et de son but, lorsque les deux premiers volumes de laDémocratie en Amériqueparurent. » De Tocqueville répondait en indiquant
« le double effet qu’il avait « la prétention de produire sur les hommes de « son temps : diminuer l’ardeur de ceux qui se « figuraient la démocratie brillante et facile, di-« minuer la terreur de ceux qui la voyaient mena-« çante et impraticable ».
Il y avait dans cette manière de voir une grande sagesse, et l’on peut dire que l’auteur de la Démocratie dressait un inventaire comparé des avantages et des inconvénients de l’ancienne et de la nouvelle société, sans prétendre tout d’abord se prononcer pour l’une ou pour l’autre. C’est ce qui ressort du dernier chapitre de l’ouvrage :
« Personne sur la terre, y « est-il dit, ne peut encore affirmer d’une ma-« nière absolue et générale que l’état nouveau « des sociétés soit supérieur à l’état ancien ; « mais il est aisé de voir qu’il est autre. Il faut « donc bien prendre garde de juger les sociétés « qui naissent avec les idées qu’on a puisées dans « celles qui ne sont plus. Cela serait injuste, car « ces sociétés, différant prodigieusement entre « elles, sont incomparables. Il ne serait guère « plus raisonnable de demander aux hommes de « notre temps les vertus particulières qui découlaient « de l’état social de leurs ancêtres, puisque « cet état social lui-même est tombé et qu’il a « entraîné confusément dans sa chute tous les « biens et tous les maux qu’il portait avec lui. »
Ces considérations ne témoignent pas d’un parti pris, mais on voit assez par l’ensemble de l’œuvre que l’auteur sent de quel côté désormais le courant est le plus fort. Si donc il ne préconise pas la démocratie, il la voit venir :
« Nous y allons nous-mêmes, écrivait-il des Etats-« Unis à M. Louis de Kergorlay, nous y allons « vers cette démocratie sans bornes. Je ne dis « pas que ce soit une bonne chose ; ce que je vois « dans ce pays me convainc que la France s’en « arrangera mal ; mais nous y allons poussés par « une force irrésistible. Tous les efforts qu’on « fera pour arrêter ce mouvement ne procure-« ront que des haltes... Ce n’est pas sans peine « que je me suis rendu à cette idée ; ce que je « vois dans ce pays-ci ne me prouve point que, « même dans les circonstances les plus favorables « et elles existaient ici), le gouvernement de la « multitude soit une excellente chose... »
Si donc il devait se réaliser, l’auteur acceptait en quelque sorte cette issue comme une fatalité, « un avenir inévitable », ainsi qu’il l’écrivait encore (Lettre à M. Eugène Stoffels, 12 janvier 1833). Sous l’empire de cette idée, Tocqueville cherche, c’est lui qui le dit, « à tempérer la fougue des uns et la résistance des autres ». Mais on doit reconnaître que cela ne dépendait pas de lui. Toujours est-il que l’on vit rarement un ouvrage réussir aussi complètement en France, en Angleterre, et nonobstant certaines sévérités à leur endroit, aux Etats-Unis, où l’on s’étonnait qu’après un an de séjour un étranger se trouvât en état de juger avec une telle sûreté de coup d’œil les institutions et les mœurs du pays. L’aristocratique Angleterre ne témoigna pas moins d’enthousiasme. A un premier voyage (1833), elle avait accueilli le voyageur pourvu de bonnes lettres de recommandation en 1835, elle fit fête au publiciste qui venait d’écrire un de ces ouvrages sérieux auxquels on se complaît dans la Grande-Bretagne. Quant à l’éditeur, M. Gosselin, il était si loin de s’attendre à ce succès, que, n’ayant d’abord conseillé qu’un tirage de cinq cents exemplaires au lieu de mille que demandait l’auteur, il était tout disposé maintenant à tirer à l’infini. C’est Tocqueville lui-même qui le raconte : « J’ai été hier matin chez Gosselin, qui m’a reçu avec la figure la plus épanouie du monde, en me disantAh ça ! mais il paraît que vous avez fait un chef-d’œuvre ! » Lui-même parut tout étourdi de cette soudaine célébrité.
« Il y a une « femme de la cour de Napoléon, écrivait-il à « Stoffels, que l’empereur s’imagina un jour de « faire duchesse. Le soir, entrant dans un grand « salon et s’entendant annoncer par son nouveau « titre, elle oublia qu’il s’agissait d’elle et se mit « de côté pour laisser passer la dame dont on « venait de prononcer le nom. Je t’assure qu’il « m’arrive quelque chose d’analogue. Je me de-« mande si c’est bien de moi qu’on parle. »
Le mariage de Tocqueville avec une jeune Anglaise, mademoiselle Marie Motley, suivit de près (1835) la publication de l’ouvrage qui dès lors le rendait célèbre. On s’attendait dans le monde à quelque éclatante alliance. Miss Motley avait peu de fortune : un homme comme Tocqueville ne pouvait s’arrêter à une considération peu digne d’un noble cœur.
« Ce serait bien la peine, fait re-« marquer à cette occasion celui qui le connaissait « si bien, M. G. de Beaumont, d’être supérieur « par l’intelligence, si on restait au niveau « commun par les sentiments et par le caractère. »
Il n’eut pas à regretter son choix ; un an plus tard il s’en applaudissait : « Il n’y a pas de jour où je ne pense que si quelque chose peut donner le bonheur sur la terre, c’est une semblable compagne. Lettre à M. Louis de Kergorlay.) Il ne reste plus qu’à suivre Tocqueville dans tous les déveloements imrimés à sa carrièrear lerand ouvrae dont il avait commencé laublication, cetteremière
partie devant être bientôt suivie par une autre relative à l’influence de la Démocratie sur les mœurs. En 1836, l’Académie française accorda à Tocqueville un prix extraordinaire de huit mille francs, au lieu de six mille établi de fondation. « Tel est le livre de M. Tocqueville, dit à cette occasion l’éloquent rapporteur, M. Villemain ; le talent, la raison, la hauteur des vues, la ferme simplicité du style, un éloquent amour du bien, caractérisent cet ouvrage et ne laissent pas à l’Académie l’espérance d’en couronner souvent de semblable. » Deux ans plus tard, le 6 janvier 1838, l’auteur de laDémocratie en Amériquevenait siéger à l’Institut, l’Académie des sciences morales et politiques lui ayant ouvert ses portes. Enfin, le 23 décembre 1841, il fut nommé membre de l’Académie française. La séance de réception eut lieu en avril 1842 ; le comte Molé, qui répondit au récipiendaire, obéissant aux habitudes académiques, tout en laissant échapper une pointe d’ironie, reconnaissait cependant que le style de Tocqueville, c’était l’homme. « Votre discours, monsieur, disait-il, c’est vous-même. Ce qui vous distingue le plus de tous vos contemporains, ce sont ces convictions profondes qui se reproduisent toujours sous votre plume et vous ramènent incessamment sur le même sujet. » La place de Tocqueville était plutôt dans les assemblées politiques. C’était son ambition, quoiqu’il fût singulièrement attaché à la paix du foyer domestique. Il fit son premier pas dans la carrière des candidatures politiques à la fin de en se présentant aux élections de Valognes. Un incident assez curieux l’empêcha d’être nommé. Le président du conseil des ministres, précisément encore M. Mole, avait voulu désigner Tocqueville comme candidat du gouvernement ; mais cette désignation ne fut pas acceptée. Tocqueville écrivit directement à M. Mole, qui d’ailleurs était son parent.
« Je ne suis point l’adver-« saire du gouvernement, disait-il, ni même de « ceux qui gouvernent en ce moment ; mais je « veux être en état de prêter un concours intel-« ligent et libre, et c’est ce que je ne pourrais « pas faire si je me faisais nommer par le gou-« vernement. Je sais bien qu’il y a des gens qui « oublient en arrivant à la chambre les moyens « par lesquels ils y sont entrés ; mais je ne suis « pas de ces gens-là. J’y veux arriver avec la « position que j’y veux tenir, et cette position « est indépendante. »
C’était s’attaquer à quelque chose d’endémique dans tous les gouvernements que de repousser jusqu’à l’idée d’une candidature officielle.
«... Je n’admets pas, répondit « le président du conseil des ministres (14 sep-« tembre 1837) que ce soit accepter un joug dont « la délicatesse et la fierté aient à souffrir, que « d’arriver par notre influence à la chambre, ni « que ce fût trahir un engagement que de se sé-« parer de nous plus tard sur une question où « l’on ne pourrait en conscience et avec convic-« tion nous soutenir. Tout ceci est bien terre à « terre, je le sais, aux yeux de cette opinion fac-« tice et amoureuse de popularité, qui tient le « pouvoir, quelles que soient les mains qui « l’exercent, pour l’adversaire présumé de la so-« ciété. Mais je me permettrai de vous demander « si vous croyez donc que vous serez plus libre « d’engagements si vous arrivez par les légiti-« mistes, les républicains ou une nuance quel-« conque de la gauche que par le juste milieu. « On dépend plus ou moins de ceux qui vous ont « élu. L’armée du ministre dans les élections ne « se compose pas seulement de gens qui relèvent « de lui et lui doivent leur existence ; elle se « compose surtout d’hommes pensant comme « lui et croyant bon pour le pays qu’il se main-« tienne et qu’il l’emporte contre ses adversaires. « C’est parmi de tels hommes, mon cher mon-« sieur, que j’aurais été heureux et fier de vous « rencontrer. Vous ne le voulez pas ; vous avez « presque dit que vous en rougiriez : à la bonne « heure !... Mais vous n’avez pu croire que je « prisse assez peu au sérieux le métier que je « fais pour désirer de vous voir arriver sous l’un « des drapeaux de nos adversaires... »
C’était assez dire que le ministère combattrait le candidat qui se placerait en dehors de son influence. C’est ce qui arriva : Tocqueville ne fut pas nommé. D’ailleurs les électeurs ne voulaient point de gens à particule. « L’élection s’est faite au cri dePoint de noblesy a dans là tête de ces hommes à l’égard de la noblesse quelque chose de semblable à la répugnance instinctive! écrit-il ; il que les Américains ont pour les hommes de couleur. » Cependant il devait triompher en 1839 même de ce préjugé ; il entra alors dans la chambre des députés, où il siégea dans les rangs de l’opposition jusqu’en 1848. S’il n’y fut pas au rang des princes de la tribune, comme on dit en langage parlementaire, cela tenait à la faiblesse de sa constitution physique. Il parlait aisément, mais sa
voix manquait de puissance. Peut-être aussi le débat l’agitait trop ; ce qui était cause qu’il montait rarement à la tribune. « Enfin, fait observer avec raison M. Gustave de Beaumont, l’esprit s’accoutume dans le travail littéraire à une certaine méthode régulière et poursuit un certain idéal de formes peu compatibles avec les accidents et l’imprévu de la tribune. Le livre est écrit en vue dé l’avenir ; le discours, dans l’intérêt du moment. » De Tocqueville était d’ailleurs plutôt homme de gouvernement que d’opposition. Il apporta néanmoins un utile et actif concours aux travaux de la chambre. En 1839, il fut charge du rapport relatif à l’abolition de l’esclavage dans les colonies, et personne n’était plus à même de répandre des lumières sur cette question. En 1840, il fut rapporteur du projet relatif à la réforme des prisons, une matière dont il avait dans son premier ouvrage tracé en quelque sorte l’itinéraire. Enfin, après avoir deux fois visité l’Algérie, pour se faire sur place une exacte opinion des choses, il eut à présenter le rapport de la commission extraordinaire nommée par la chambre, ce qui lui fournit l’occasion de poser avec une grande maturité d’esprit les vrais principes en matière de colonisation, il avait eh effet pris à cœur de ne rien proposer de hasardé. Ce que dit à ce sujet le colonel, depuis maréchal de St-Arnaud (Correspondance de 1846), que « M. de Tocqueville, qu’il avait rencontré enAfrique, posait un peu pour l’observation méthodique, profonde et raisonnée », lui serait plutôt un éloge et témoignerait de la consciencieuse investigation dont il faisait précéder l’expression de ses sentiments. Tocqueville prédit la révolution de 1848.
« On prétend, disait-il le 27 janvier, qu’il n’y a point « de péril parce qu’il n’y a point d’émeute. Per-« mettez-moi de vous dire que vous vous trom-« pez. Sans doute le désordre n’est point dans « les faits, mais il est entré profondément dans « les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de « ces classes ouvrières, qui aujourd’hui, je le « reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu’elles « ne sont point tourmentées par les passions po-« litiques proprement dites au même degré où elles « en ont été tourmentées jadis, mais ne voyez-« vous pas que leurs passions de politiques sont « devenues sociales ? »
C’était assurément raisonner à coup sûr, et l’événement justifia, de tout point les prévisions de l’orateur, que nous avons à suivre sur un autre théâtre. Son rôle sous la république avait été précédé de la publication, en 1840, de la deuxième partie de laDémocratie en Amérique, qui ne pouvait pas manquer d’être accueillie par le public. Seulement on trouva que, plus travaillée que la première partie, elle n’en avait pas la ferme et naturelle allure. Au fond, on reprochait à la logique trop rigoureuse de l’auteur de rendre la démocratie solidaire de choses qui lui sont étrangères. Mais ce reproche même laissait prévoir que, représentant du pays sous une république, l’écrivain s’appliquerait à prévenir dans la pratique ce qu’il avait relevé ailleurs comme excessif ou dangereux. Membre de la commission de constitution en 1848, il proposa de faire nommer le président de la république, comme aux Etats-Unis, par un nombre restreint d’électeurs élus eux-mêmes par le suffrage universel. Tocqueville donna son appui au général Cavaignac, qui le chargea de représenter la France à la conférence de Bruxelles, destinée à faire adopter la médiation de la république entre l’Autriche et la Sardaigne. Mais tout en acceptant cette mission, Tocqueville n’espérait guère que ce projet aboutirait. Le 20 décembre 1848, il entra comme ministre des affaires étrangères dans le cabinet dirigé par M. Odilon Barrot, et qui fut marqué par deux grands problèmes internationaux : l’affaire de Rome et la politique à adopter en ce qui concernait les réfugies hongrois, dont la Russie et l’Autriche demandaient l’extradition à la Porte Ottomane. Le ministre français ne pouvait qu’être droit et ferme en ces conjonctures. Ses dépêches témoignent qu’il en fut ainsi. Après le manifeste du 31 octobre 1849, il se sépara du président qui l’eut cependant voulu retenir. Il vota ensuite pour la révision de la constitution. Au 2 décembre 1851 il s’associa à la démarche des députés réunis au 10e arrondissement de Paris, avec lesquels il fut emmené à la caserne d’Orsay, et dont il partagea la détention à Vincennes dans la nuit du 2 au 3 du même mois. A cet épisode s’arrête la vie politique de l’auteur de la Démocratie en Amérique. Il rentra dans la solitude de la vie privée. De Sorrente, où il se trouvait en ce même mois de janvier, il écrivit à M. Gustave de Beaumont qu’il « cherchait une occupation d’esprit, un amusement de l’intelligence plutôt qu’un travail ». Il avait déjà songé à recueillir quelques-uns de ses souvenirs sur le temps qu’il avait passé aux affaires et écrit quelques-unes des réflexions qui lui vinrent à cette occasion « sur les choses et les hommes de ce temps-là ». Il avait repris ce travail :
« Vous comprenez, ajoutait-il, « que les événements de mon ministère de cinq « mois ne sont rien ; mais l’aspect des choses que « j’ai vues de si près était curieux, et la physio-« nomie des personnages m’intéressait. Ce sont, « en général, d’assez vilains modèles dont je fais « d’assez médiocres peintures ; mais une galerie
de contemporains fait souvent plus de plaisir à
« voir que les plus beaux portraits d’illustres morts.
Ainsi parlait un ancien ministre, et on pouvait le croire. Toutefois, ce travail ou ces impressions de voyage ministériel ne pouvant suffire à son activité d’esprit, il voulut donner suite au projet qu’il avait depuis longtemps d’écrire un nouveau livre ; mais sur quel sujet ? Il est bon de savoir, pour l’appréciation de l’ouvrage qui sortit de cette méditation, qu’à ce moment il le cherchait encore. « J’avais souvent songé à l’empire, dit-il, cet acte singulier du drame encore sans dénoûment qu’on nomme la révolution française ; mais j’avais toujours été rebuté par la vue d’obstacles insurmontables, et surtout par la pensée que j’aurais l’air de vouloir refaire des livres célèbres déjà faits. » Tocqueville s’était donc arrêté à un autre plan ; il avait pensé qu’il ne fallait pas entreprendre une monographie de l’histoire de l’empire, mais comprendre cette grande période historique dans l’histoire générale qu’il se proposait d’écrire sur les origines et les effets de la révolution, « de manière à montrer et à faire comprendre la cause, le caractère, la portée des grands événements qui forment les anneaux principaux de la chaîne de ce temps... ». On voit naître ici et se former dans l’esprit du publiciste cet autre grand ouvrage : l’Ancien régime et la Révolution, lequel, bien qu’inachevé, produisit dans le monde politique et
littéraire une profonde sensation. Mais avant de le faire paraître il rechercha et disposa avec soin ses matériaux. Après avoir étudié la langue allemande, il visita l’Allemagne, où se rencontraient encore nombreuses des traces de la société féodale. Il est intéressant de le suivre dans cette préparation, pleine d’anxiété pour lui.
« J’ai à peu près ter-« miné, écrivait-il à M. Rivet, les travaux prépa-« ratoires dont je vous ai parlé. Je me mettrai à « écrire véritablement dans une dizaine de jours. « C’est alors que je me recommande à vos prières ; « car alors seulement se posera et se débattra au « dedans de moi cette redoutable question de sa-« voir si je puis, oui ou non, tirer désormais « parti de ma vie. »
On voit encore tout le trouble d’esprit qu’il éprouvait au moment de mettre la main à l’œuvre dans une lettre à M. Freslon (3 novembre 1853) :
« C’est enfin la semaine « prochaine que j’abandonnerai la lecture des « livres et la recherche des vieux papiers pour « commencer à écrire moi-même. Je vous as-« sure que je vois arriver ce moment avec une « grande anxiété et une sorte de terreur. Ya-t-il « en effet dans le sujet que j’ai choisi de quoi « faire le livre que j’ai rêvé, et suis-je l’homme « qu’il faut pour réaliser ce rêve ? Que ferais-je « si j’apercevais que j’ai pris des inspirations « vagues pour des idées précises, des notions « vraies mais communes pour des pensées ori-« ginales et neuves ? »
Rien de plus respectable que ces perplexités, ces craintes d’un esprit consciencieux et supérieur. Elles ne devaient pas être fondées, et sauf la satisfaction, qu’il n’eut pas, de laisser une œuvre achevée, à la manière dont le livre fut accueilli en France et à l’étranger (il fut traduit dans toutes les langues), Tocqueville put se dire que l’ouvrage de la maturité de ses années n’était pas indigne de celui qui
« avait fondé sa réputation. Le livre intitulé l’An-« cien régime et la Révolution a eu pour objet et « aussi pour résultat, comme le dit fort bien « M. de Rémusat (Revue des Deux-Mondes, 15 octo-« bre 1861), d’établir ce qui ne peut guère être « contesté, que l’ancien régime avait été aussi « centralisateur que les régimes qui l’ont suivi ; « que la révolution et l’empire n’avaient fait sous « un certain rapport qu’achever et manifester « son ouvrage. »
Rien de plus vrai ; seulement il convient d’ajouter que la révolution a inscrit dans la loi ce qui dépendait avant tout de la volonté et de l’arbitraire d’un homme, roi ou ministre, s’appelât-il Louis XI, Richelieu ou Louis XIV. La première partie du livre parut au commencement de 1856. Comment l’auteur l’aurait-il terminé ? Il serait difficile de le dire. Selon l’écrivain que nous venons de citer, il aurait eu à montrer (le pouvait-il ?) comment devait finir la révolution. Soucieux de donner au public tout ce qui pouvait mettre en état de suivre la vigoureuse et logique pensée de l’auteur, M. G. de Beaumont, le digne confident de ce rare esprit, après avoir hésité à faire paraître deux chapitres de la seconde partie que l’on pouvait considérer comme achevés, s’est cependant décidé, après en avoir été vivement sollicité, à les présenter comme un spécimen curieux et précieux de l’ouvrage tout entier. C’est la partie du livre qui dépeint l’état de la France avant le 18 brumaire et montré, - point de vue neuf et vraiment original, - « comment, tout en n’étant plus républicaine, la France n’avait pas cessé d’être révolutionnaire ». Cette publication fait partie de l’ouvrage intitulé Œuvres et Correspondance inédites d’Alexis de Tocqueville, précédé d’une notice, par M. G. de Beaumont, membre de l’Institut, 1861, Ce recueil était de nature à exciter vivement l’attention, et on peut dire ici avec Tocqueville lui-même (Lettre à M. Freslon) que l’on aime à lire les mémoires, « surtout ceux des gens célèbres, pour peu qu’ils aient un peu de véracité. Il semble toujours qu’on va trou- ver le secret de ces belles machines qui ont produit de si belles œuvres.... » La correspondance embrasse presque toute la vie de l’écrivain de là Démocratie. La première lettre est datée de 1823 et la dernière a été écrite le 9 avril 1859, sept jours avant sa mort, survenue (le 16 avril) à Cannes, où il s’était rendu trop tard pour sa santé. Les lettres de cet éminent publiciste font connaître l’homme. On l’y voit correspondre avec des amis également célèbres, tels que MM. Ampère, de Beaumont, de Broglie, Mole, Dufaure, Duvergier de Hauranne, ou avec des contemporains tirés d’une obscurité volontaire par ce commerce épistolaire avec lui. Des étrangers, parmi lesquels il en est qui ont acquis un renom européen, tels que Bunsen, Grote, Senior, Reeve, Lewis, Stuart Mill, figurent également dans cette galerie. Le style y est toujours surveillé ; on sent l’écrivain qui deviendra ou est devenu un académicien mais il se montre tel qu’il est, avec les luttes et même les contradictions habituelles de notre nature. Ambitieux à son heure, il ne s’en cache point :
« Je suis ici, écrivait-il de Ver-« sailles à M. Louis de Kergorlay, alors qu’il « était juge auditeur au tribunal de cette ville, « je suis ici le plus faible, et quoique le fonds
« d’orgueil qu’il y a en moi, comme en tout « autre, me dise qu’après avoir travaillé autant « que mes collègues, je les vaudrai bien, je me « sens cependant tout froissé. En général, il y a « en moi un besoin de primer qui tourmentera « cruellement ma vie.... » « L’orgueil que je « possède, dit-il encore à ce même ami, est tou-« jours inquiet et mécontent, non pas envieux « pourtant, mais mélancolique et noir : il me « montre toutes les facultés qui me manquent et « me désespère à l’idée de leur absence. » Parfois cependant il a des retours ; il cave moins haut, suivant son expression, et « le bonheur intérieur lui semble un plus grand objet qu’il ne lui paraissait ». « Voilà, ainsi que le fait remarquer un spirituel écrivain, M. Prevost-Paradol, avec quelle candeur il décrivait cette lutte que nous portons presque tous en nous-mêmes, entre l’ambition inquiète et le désir découragé du repos. » Cependant l’auteur des Causeries du lundi eût voulu Tocqueville, « comme philosophe politique, supérieur d’un degré, c’est-à-dire plus calme et plus froid. Nous le posséderions encore ! » dit-il. Peut-être ; mais sa gloire y eût-elle gagné ? On annonce la prochaine publication d’une édition desŒuvres complètesde Tocqueville, qui formera neuf volumes, comprenant, outre les œuvres déjà publiées, trois nouveaux volumes intitulés : e 1Correspondance entièrement inédite; e 2Mélanges littéraires, Souvenirs etVoyages ; e 4Mélanges académiques, économiques et politiques. Tocqueville a été apprécié dans de nombreux articles dus à la plume de plusieurs publicistes français et étrangers. Nous renvoyons à cet égard aux deux publications de M. de Beaumont, qui lui-même a consacré à son illustre ami une notice pleine de cœur et de saine appréciation, en tête desŒuvres et Correspondance inédites, qu’il a fait paraître en 1861. R-LD.
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