L Algérie des faux prophètes ou ôte-toi-de-là-que-je-m y-mette - article ; n°1 ; vol.70, pg 56-62
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L'Algérie des faux prophètes ou ôte-toi-de-là-que-je-m'y-mette - article ; n°1 ; vol.70, pg 56-62

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Description

Revue du monde musulman et de la Méditerranée - Année 1993 - Volume 70 - Numéro 1 - Pages 56-62
7 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1993
Nombre de lectures 14
Langue Français

Extrait

Jean-Pierre Millecam
L'Algérie des faux prophètes ou ôte-toi-de-là-que-je-m'y-mette
In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°70, 1993. pp. 56-62.
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Millecam Jean-Pierre. L'Algérie des faux prophètes ou ôte-toi-de-là-que-je-m'y-mette. In: Revue du monde musulman et de la
Méditerranée, N°70, 1993. pp. 56-62.
doi : 10.3406/remmm.1993.2587
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0997-1327_1993_num_70_1_2587des faux prophètes L'Algérie
ou ote-toi-de-là-que-je-my-mette
Le sang coule en Algérie, et vous vous dites que cette marée est bien près
de submerger les frontières - des frontières qui, de moins en moins en ce vaste
monde, paraissent naturelles et prêtes à enfermer des peuples dans leur lacis.
Vous vous dites surtout que votre métier est celui de romancier et que,
quelles qu'elles soient, les options que vous êtes amené à prendre, non pas
en tant qu'intellectuel mais dans votre peau, comme n'importe qui, comme
l'épicier du coin, seront difficilement exploitables à travers les exigences de
votre plume. Vous vous souvenez par exemple que la guerre d'Algérie, la
guerre d'Indépendance, cela va sans dire, avait beau vous meurtrir à travers
les morts qu'elle semait parmi les vôtres - vos amis, de la même eau que vous,
Pieds-noirs et élèves arrachés à leurs classes par le déferlement de l'His
toire -, vous restiez incapable, non de prendre position, mais d'écrire sur
l'événement, sur la marée sanglante. Vous rêviez d'un roman où vous auriez
mis toute votre colère, votre désarroi devant l'holocauste, et votre plume se
montrait rétive. Si ce livre a été écrit, vous l'avez cloué au fond d'un tiroir,
inutile et manqué. Il a donc fallu attendre la fin de la guerre, il a fallu que
le passé s'éloigne pour devenir matière à œuvre d'art et écouler tout ce que
votre sang rêvait de création. Là, vous avez pu écrire, dans la distance des
êtres et du temps : le passé, pour lors, vous en faisiez le présent de tous ces
moments où vous vous penchiez sur lui. Au fond, c'est peut-être une loi du
roman : malgré toutes les contestations, malgré les subtilités critiques de
romanciers qui s'essaient à faire du présent le temps de l'univers roma
nesque, le temps véritable du roman est, reste toujours le passé, que ce
passé soit imparfait ou composé. C'est à ce seul titre, en vertu de ce men
songe de la plume ou du je-ne-sais-quoi, métaphysique, qui conditionne tout
RE.M.M.M. 70, 1993/4 L 'Algérie des faux prophètes. .. 1 57
phénomène de création, littéraire ou pas, que le présent se manifeste dans
le roman. Le reste, comme dirait l'autre, n'est que littérature - spécula
tions séduisantes encore que sentant la censure qui vous coupe les jambes
et paralyse votre plume (il y a de l'impératif catégorique derrière tous les
tenants critiques d'une modernité qui n'est en somme qu'une mince pelli
cule sur l'âge des cavernes où l'homme continue à se débattre).
A l'inverse du poète, mensonge qui dit toujours la vérité, selon Cocteau,
le journaliste se sentira à l'aise parmi les fluctuations de l'actualité. La vérité,
il l'a sous les yeux : il la transcrira sur son papier, sans nulle distance, comme
si l'Histoire dégageait d'elle-même ses leçons. Bien sûr, il sera obligé de tri
cher, pour ménager ou asticoter les parties qui s'affrontent. Mais la vision du
monde, même atroce, se transformera vite en cet espèce de cri "objectif ' qu'est
un article où l'information écoule le choix, sans trop de heurt. Avec la dis
tance, un article chargé de rendre compte du meurtre de tel intellectuel en
Algérie ou ailleurs, ou d'une manifestation des femmes contre la sanglante
caricature islamique du FIS, découvrira sa pauvreté. Si l'univers de l'art ou
de la poésie, avec ce mensonge initial qui fonde sa création, arrache les morts
des guerres à cette allure de "chiens écrasés" que produit l'actualité au jour
le jour, c'est le contraire qui advient dans les colonnes d'un journal. Avec le
temps, l'indignation s'estompe, le mort reste un "chien écrasé". C'est que la
presse à sensations l'avait dès l'abord profané, donné en pâture à des lecteurs
avides d'émotions - au point que le journal télévisé, avec sa ration quotidienne
de cadavres, finit par chloroformer le spectateur : phénomène qui se vérifie
de plus en plus au cinéma, où les jeunes attendent leur festin de hold-up, de
rafales de mitrailleuses sans lequel un film n'offre à leurs yeux qu'un maigre
piment. Dans cette perspective, l'actualité apparaît de plus en plus comme
le siège d'une vérité qui n'est autre chose que mensonge. Le pire, ici, est bien
de donner à consommer ce qu'on se proposait de dénoncer, ce qu'on aff
ichait a priori comme l'objet d'un anathème.
Il n'en reste pas moins que votre vie est tissée d'instants où le sang conti
nue de couler, et que le cri est là, dans votre gorge, prêt à jaillir.
Vous-même, ce que vous avez métamorphosé en "Quête", c'était le sang
d'une guerre d'Indépendance, un jour-le-jour que vous avez, trichant peut-
être avec certaine exigence de silence, transformé en un monument à pré
tention d'éternité - comme si l'éternité était le fait de l'Histoire et des
hommes -, en cet alibi que l'on nomme œuvre d'art. Dès le lendemain de
la guerre, vous avez su que, côté algérien, ces élèves avec qui vous avez vécu 58 /Jean-Pierre Millecam
quotidiennement, dont vous avez partagé les enthousiasmes, les espoirs, et
même la terreur lors des répressions policières, ces élèves dont certains étaient
torturés dans l'antre d'un commissariat, dont on brûlait les livres parce qu'ils
incarnaient la pensée, la révolte ou l'art, Racine et Hugo mêlés aux tracts,
vos propres livres également, ces mêmes élèves dont vous étiez le frère aîné
et déjà, pour certains, le père, ils ont été massacrés - par qui ? Bien sûr, par
les forces de répression coloniale, mais aussi par les chefs dont ils parta
geaient la cause. Pour quelles raisons ? Etaient-ils des traîtres, prêts à vendre
les leurs à l'ennemi ? Encombraient-ils les rangs de l'ALN de leur savoir de
néophytes mal préparés à se battre, avec leur recours à Rousseau et à la
Révolution française ? Non, on les a liquidés parce que, aux yeux de la so
ldatesque des colonels et de leurs sous-ordres, ils incarnaient ce frein, ce
péché : c'étaient des intellectuels. Ils commettaient la faute de penser. Vous les
aviez formés à réfléchir, à ne pas répercuter mécaniquement les volontés
d'un chef, même si ce chef était admiré. Que de médecins algériens sont morts
au maquis parce que le pouvoir, disputé entre différents fauves qui enten
daient se tailler la part du lion, les taxait de ce vice insupportable : c'étaient
des intellectuels ! Et même ce pauvre colonel Lotfi, que, sur les bancs du lycée,
vous nommiez par son nom - Dghine-Boudghène -, vous avez appris que
s'il est mort, c'est trahi par les siens : aux ordres d'un Boussouf, sinistre
membre du GPRA. Lotfi, brusquement, avait cessé d'être un pion polit
iquement déplacé par Boussouf sur l'échiquier militaire.
La Révolution algérienne, dès lors, risque d'apparaître sous un autre jour
que celui de l'héroïsme et du sacrifice. Non que ces deux vertus n'aient été pro
diguées quotidiennement par tout un peuple. Mais il faut aussi juger cette révo
lution à travers les séquelles qu'elle a traînées dès que la guerre a été terminée :
elle a été gâtée par la vieille philosophie de Y ôte-toi-de-là-que-je-my-mette.
L'éternelle avidité baptisée avarice par les classiques, voilà qui a été, mêlée à
des vertus autrement positives celles-là, le moteur de cette révolution. Dès que,
au lendemain de la

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