Les joueuses de flûte, les sages-femmes et les guerrières - article ; n°1 ; vol.46, pg 21-28
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Description

Les Cahiers du GRIF - Année 1992 - Volume 46 - Numéro 1 - Pages 21-28
8 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1992
Nombre de lectures 22
Langue Français

Extrait

Jeanne-Marie Gagnebin
Les joueuses de flûte, les sages-femmes et les guerrières
In: Les Cahiers du GRIF, N. 46, 1992. Provenances de la pensée femmes/philosophie. pp. 21-28.
Citer ce document / Cite this document :
Gagnebin Jeanne-Marie. Les joueuses de flûte, les sages-femmes et les guerrières. In: Les Cahiers du GRIF, N. 46, 1992.
Provenances de la pensée femmes/philosophie. pp. 21-28.
doi : 10.3406/grif.1992.1856
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/grif_0770-6081_1992_num_46_1_1856Les joueuses de flûte,
les sages-femmes et les guerrières
Jeanne-Marie Gagnebin
à la mémoire d' Elisabeth Sonza Lobo
Athéna, déesse de la philosophie, n'est pas née du ventre d'une femme. Selon la
légende, elle naît, tout en armes, de la tête d'un homme, ou plutôt d'un dieu, son
père Zeus. La déesse souligne par sa naissance une vieille opposition, celle du
ventre de la femme et de la tête de l'homme. Naître de la tête de l'homme, c'est
aussi marquer, dès le début, sa préférence. La déesse de la raison privilégie dès son
premier jour cette forme de production qui vient de la tête - et des hommes - par
opposition à cette production qui vient du corps - et des femmes.
Athéna, déesse de la raison, est aussi déesse de la guerre. Raison et guerre sont
inséparables comme s'il ne pouvait y avoir de concept de raison en dehors de la
lutte et de la mort, comme si la guerre était plus raisonnable que la paix. Athéna
reste vierge et aide les héros grecs devant Troie. Selon la légende toujours, elle est
en effet furieuse contre le prince troyen Paris (« l'efféminé », comme dit Homère)
qui ne lui a pas donné la pomme destinée à la plus belle. On le comprend ! La
vierge Raison refuse les jeux sexuels et encourage les jeux guerriers, contre Paris
l'efféminé elle aide à vaincre les mâles achéens.
Cette description-provocation de la patronne des philosophes me conduit, quand je
pense au discours philosophique et à ce qu'il dit ou ne dit pas des femmes, à une pre
mière hypothèse. Ne cherchons pas à distinguer les philosophes féministes et les philo
sophes machistes, les philosophes éclairés et les pleins de préjugés. N'est-
il pas frappant de voir combien un philosophe « révolutionnaire » peut être « réaction
naire » quand il parle des femmes, que cela soit Rousseau dictant l'éducation des filles
(de Sophie la bien nommée !) ou Nietzsche dénigrant les féministes de son époque.
Je voudrais plutôt questionner la constitution du discours philosophique, posant
ainsi comme hypothèse qu'il s'est constitué autour d'un double contrôle du « fémi- 21 » (je mets ce terme entre guillemets, nous verrons plus tard pourquoi) : il l'exnin
clut en le déclarant impropre à philosopher, il l'admet quand il peut le subordonner
à une « valeur » plus « haute ».
Pour illustrer cette hypothèse, je parlerai ici de trois figures de femmes qui
apparaissent dans la philosophie de Platon, figures que j'intitulerais, suivant les
termes de Platon, les joueuses de flûte, les sages-femmes et les guerrières.
Les joueuses de flûte sont des courtisanes musiciennes qui viennent agrémenter
les soupers masculins de l'Athènes classique. Dans ces soupers, les convives mang
ent et boivent, puis, le repas terminé, continuent à boire. C'est alors que se décide
le programme de la soirée : va-t-on boire jusqu'à la soûlerie, jouir de la musique et
de la récitation poétique, ou boire avec modération et parler d'un thème de
discussion plus philosophique ? La décision prise de discuter et de philosopher,
une conclusion pratique s'impose : renvoyons les femmes joueuses de flûte chez les
femmes à l'intérieur de la maison, et restons entre hommes pour parler de choses
sérieuses :
« Puisqu'on a décidé que chacun boirait à sa guise et sans contrainte, je propose
d'envoyer promener la joueuse de flûte qui vient d'entrer ; qu'elle joue pour elle-
même ou, si elle veut, pour les femmes à l'intérieur ; pour nous, passons le temps
aujourd'hui à causer ensemble ; si vous voulez, je vais vous proposer un sujet d'en
tretien '. »
Même renvoi dans le Protagoras. Socrate parle de la vertu, il veut rechercher
par le dialogue la nature de la vertu. Un sujet de cette importance requiert une cer
taine discipline qu'est venu briser un intermède fâcheux, la conversation entre Pro
tagoras et Socrate à propos des vers du poète Simonide. C'est ce recours à la poésie
que Socrate rejette du côté des joueuses de flûte et de la futilité :
« À mon avis, les conversations sur la poésie ressemblent fort aux banquets des
gens médiocres et communs. Incapables, à cause de leur ignorance, de faire les
frais de la conversation d'un banquet avec leur propre voix et leurs propres dis
cours, ils font renchérir les joueuses de flûte en louant bien cher une voix étran
gère, la voix des flûtes, et c'est par la voix des flûtes qu'ils conversent ensemble ;
mais dans les banquets de gens distingués et cultivés, on ne voit ni joueuses de
flûte, ni danseuses, ni joueuses de luth ; les convives, ayant assez de ressources en
eux-mêmes pour s'entretenir ensemble sans ces bagatelles et ces amusements avec
leur propre voix, parlent et écoutent dans un ordre réglé, lors même qu'ils ont pris
beaucoup de vin 2. »
Les conditions de la recherche philosophique sont ainsi définies. Il ne faut sur
tout pas mélanger deux sortes de parole. D'un côté la parole « étrangère » de la
flûte, parole de la poésie et de la musique, parole du corps et de la danse, parole
22 exercée par des femmes libres et courtisanes (qui s'opposent, dans la société athé- aux épouses prisonnières à la maison), une parole du rire, du jeu, des bagatnienne,
elles et des bêtises. De l'autre côté, la parole autonome qui n'a besoin que d'elle-
même, la parole de la raison et de la tête, tête capable de dominer un corps même
plein de vin, parole exercée par les hommes seuls, entre eux et à tour de rôle, bref
une parole des choses sérieuses, une parole philosophique.
Le renvoi des joueuses de flûte est aussi celui de la poésie, la grande ennemie de
la philosophie platonicienne. Femme et poésie, toutes deux si faussement belles et
si dangereusement séductrices, toutes deux à reléguer bien vite hors du discours
philosophique, et avec d'autant plus d'énergie qu'on est près de leur succomber,
femme et poésie, la tentation du sensible et de l'image qu'il s'agit d'exclure de la
vérité.
Ainsi se dessine, derrière la figure de la joueuse de flûte, l'un des grands par
tages de la raison philosophique : la raison et le sérieux restant du côté des
hommes, chez les hommes entre eux, la poésie et les bêtises charmantes chez les
femmes à l'intérieur de la maison. Vieux partage dont nous souffrons encore, condamnées au bavardage ou au mutisme (ou alors à l'hystérie), hommes
condamnés au trop parler.
Une autre figure de femme hante la philosophie de Platon. Celle de la sage-
femme, la mère de Socrate. Socrate lui-même ne peut définir son art que comme
art de l'accouchement, comme maïeutique, à la petite différence près qu'il ne va pas
accoucher le corps des femmes mais les âmes des hommes \ La philosophie en
effet, comme nous le disait déjà Athéna, ne s'occupe pas du corps des femmes,
mais de valeurs plus « nobles ». D n'en reste pas moins que la métaphore demeure.
Elle commande toute la théorie de la production intellectuelle dans Le Banquet.
Socrate aide les jeunes gens à enfanter leurs pensées, la connaissance du bien naît
de cette grossesse masculine. Ainsi la hiérarchie amoureuse du Banquet est-elle
du même coup une hiérarchie de la production. À l'échelon le plus bas il y a ceux
qui engendrent selon le corps, ceux qui ont besoin des femmes pour produire un
enfant ; mais plus on s'élève dans le parfait amour, plus cette dépendance à l'égard
du corps, et du corps de la femme en particulier, s'efface, plus, du même coup, l'en
fant produit est digne d'éloges :
« Et maintenant, continua-t-elle (Diotime), ceux qui sont féconds selon le corps
se tournent de préférence vers les femmes,

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