René Guénon ou la réaction intégrale - article ; n°1 ; vol.9, pg 69-79

Daniel Lindenberg

Description

Mil neuf cent - Année 1991 - Volume 9 - Numéro 1 - Pages 69-79
11 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

• Publié par: MIL_NEUF_CENT
• Publié le: 01 janvier 1991
• Nombre de lectures: 31
• Langue: Français

Extrait

Daniel Lindenberg
René Guénon ou la réaction intégrale
In: Mil neuf cent, N°9, 1991. pp. 69-79.
Citer ce document / Cite this document :
Lindenberg Daniel. René Guénon ou la réaction intégrale. In: Mil neuf cent, N°9, 1991. pp. 69-79.
doi : 10.3406/mcm.1991.1038
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mcm_1146-1225_1991_num_9_1_1038René Guenon ou la réaction intégrale
DANIEL LINDENBERG
Les rapports entre René Guenon et l'extrême-droite politique
n'ont pas manqué d'attirer l'attention des chercheurs. Le célèbre
ésotériste a été l'ami de Léon Daudet et de Jacques Bainville,
ainsi que des R.P. Sertillanges, Peillaube, théologiens néo
thomistes de la Revue de philosophie, et par ailleurs fort proches
de l'Action française. Ses rapports avec les maurrassiens ont
certes été fort complexes, car le « préjugé classique » des néo
monarchistes ne pouvait que heurter un penseur qui avait
découvert en Orient les véritables gardiens de l'ordre traditionnel.
Mais le sentiment d'un combat commun ne fut jamais com
plètement perdu, comme en témoigne cet extrait de l'hommage
nécrologique d'Aspects de la France :
Une autre chrétienté eût pu ne pas décevoir Guenon?
Il n'est pas très difficile d'imaginer cette chrétienté: ce
serait celle à laquelle nous rêvons aussi ой les Claudel
et les Rousseaux ne garderaient pas la sacristie, et où nous
les autoriserions, sans regret, à aller se faire pendre chez
les Turcs1.
Curieux hommage, si l'on songe que le disparu auquel ces
lignes fielleuses rendaient hommage était allé pendant les vingt
dernières années de sa vie « se faire pendre chez les Turcs »
1. Aspects de la France, 26 janvier 1951, cité par Paul Sérant,
René Guenon, Paris, 1977, p. 24.
69 en quelque sorte, puisqu'il était parti définitivement, comme on
sait, habiter au Caire et y vivre en pieux musulman! Mais le
rédacteur maurrassien pouvait se prévaloir d'une sentence célèbre
de Guenon, qui avait écrit un jour qu'e/i Occident, l'Eglise
catholique constituait un pilier de l'ordre traditionnel, quelles
que fussent les influences « modernes » qui avaient pu la sub-
vertir depuis le xive siècle. Il est vrai qu'il accolait immédiate
ment la Franc-Maçonnerie en tant que deuxième pôle de
résistance, ce qu'évidemment Aspects de la France ne tenait pas
à rappeler... Le malentendu sur le catholicisme politique, ou
plutôt, métapolitique de Guenon, pose en fait le problème qui
traverse toute la pensée authentiquement «réactionnaire» du
xxe siècle. D'autant que l'auteur de La crise du monde moderne
n'est pas seulement un hypothétique compagnon de route de
l'Action française, mais une source avérée de la pensée fasciste,
si l'on songe à ce personnage trop méconnu en France qui a
nom Julius Evola.
Pour ceux qui n'auraient pas une familiarité suffisante avec
sa pensée, rappelons que cet ancien poète dadaïste devint dans
les années vingt un confident de Mussolini, un idéologue du
Parti National Fasciste rival de G. Gentile, plus tard encore
un conférencier apprécié des écoles de la SS, avant de devenir,
dans les années d'après-guerre, un des inspirateurs principaux
des néo-fascismes et des Nouvelles Droites européennes. C'est
dire que l'homme mérite le détour2, comme le souligne P.-A.
Taguieff, lequel écrivait récemment: «S'il n'est pas encore
venu, le temps est en train de venir de la discussion critique
approfondie des pensées se référant à la tradition primordiale
en dehors du cercle clos des hagiographes professionnels et
des contempteurs intéressés autant que hâtifs. » 3. Guenon a
éloigné le jeune Evola de la tentation futuriste, si commune dans
le milieu intellectuel italien d'imprégnation nationaliste ou
fasciste. Et c'est en pensant autant à Guenon qu'à Evola lecteur
de Guenon, que Bergier et Pauwels ont émis leur célèbre
aphorisme: «Hitler, c'est Guenon plus les Panzerdivisonen».
Il est certain qu'on peut tirer des conclusions politiques d'un
auteur apolitique. Tel ne semble pas être le cas de Guenon,
2. Voir l'article ci-dessous de Christophe Boutin.
3. Pierre,- André Taguieff, «Julius Evola, penseur de la déca
dence *, Politica hermetica, n° 1, 1987, p. 13.
70 qui a repris, dans toute son ampleur, le problème théologico-
politique, si négligé par l'intelligentsia française laïque, d'où
la relégation que sa pensée a subi dans le ghetto «occultiste»,
qu'il abhorrait pourtant.
Après avoir, dans son ouvrage de référence (La crise du
monde moderne41) décrit Г «Age Sombre» dans lequel nous
sommes d'après lui plongés — en prenant appui sur la doctrine
hindouiste des Mavantaras — et souligné l'urgence de reconst
ituer une élite intellectuelle capable de reprendre le cycle de
l'Initiation à la tradition primordiale, Guenon aborde ainsi la
question «Orient/Occident» qui est, comme on s'en souvient,
avec le « procès de intelligence » qui lui est contemporain — n'y
a-t-il d'« intelligence » que d'Occident? — en pulvérisant, selon
son habitude, les faux-semblants de la « contre-initiation » et de
la « contre-tradition » : « depuis fort longtemps déjà, le dépôt
de la tradition primordiale a été transféré en Orient », affirme-t-il
avec insistance, avant une mise en garde sans équivoque : « Pour
compléter cette mise au point, nous devons nous expliquer
aussi, au moins brièvement, sur certaines idées de restauration
d'une tradition occidentale» qui ont vu le jour dans divers
milieux contemporains; le seul intérêt qu'elles présentent, au
fond, c'est de montrer que quelques esprits ne sont plus satisfaits
de la négation moderne, qu'ils éprouvent le besoin d'autre chose
que de ce que leur offre notre époque, qu'ils entrevoient la
possibilité d'un retour à la tradition, sous une forme ou sous
une autre, comme l'unique moyen de sortir de la crise actuelle5.
Ne croirait-on pas entendre Lénine pourfendant, quelques années
auparavant, les illusions gauchistes ou tolstoïennes ? Ce n'est
pas la première fois qu'un parallèle incongru s'impose à l'esprit
de qui s'intéresse aux idéologies comparées entre guénonisme
et style bolchevik. Dans les deux cas on observe des obsessions
communes. La première est de sortir de l'adultération de la
doctrine pour retrouver l'or pur de la Théorie vraie, non pas
pour elle-même, mais pour surmonter la Catastrophe Imminente.
Ce point n'a pas échappé à André Coyné e. Cet auteur souligne
que pour Guenon nous en sommes arrivés au stade suprême,
4. Paris, Idées-Gallimard, 1969.
5. Ibid., pp. 41-42.
6. André Coyné, Guenon dans sa signification véritable, dossier
H, «Guenon», 1980.
71 en quelque sorte, de Г «Age Sombre» (Kali-Yuga). Et il cite
à l'appui un passage bien connu de Y Introduction générale à
V études des doctrines hindoues'.
Ne sommes-nous pas arrivés à cette époque redoutable,
annoncée par les livres sacrés de l'Inde, où les castes seront
mêlées, où la famille même n'existera plus? // suffit de
regarder autour de soi pour constater partout cette dé
chéance profonde que l'Evangile appelle l'abomination de
la désolation.
Guenon abomine donc la Révolution française et tous ses
héritiers. Il est d'un certain point de vue, la chose a été parfois
soulignée, l'héritier de Joseph de Maistre, avec lequel il partage,
entre autres, une ambivalence fondamentale quant au fait maçon.
Tous deux ont été franc-maçons, et ont dénoncé le détournement
anti-traditionnel des loges révolutionnarisées. En contre-révo
lutionnaire classique, Guenon dénonce même à l'occasion le
complot judéo-maçon, lorsqu'il parle par exemple de la méfiance
des musulmans devant le phénomène bolchevik. Tous deux
ont entretenu avec la Gnose des rapports qui restent à élucider.
L'auteur de La crise du monde mode