Richard Feynman et la glorification de l heuristique
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Richard Feynman et la glorification de l’heuristique par Miles Mathis J’ai souvent utilisé le mot « heuristique » dans mes articles sans le définir. L’heuristique est une méthode de résolution de problèmes qui utilise les mathé- matiques dans ce but sans comprendre pourquoi ou même comment les fonctionnent. En fait, l’heuristique est de la pseudo-mathématique, une gigantesque branche des mathématiques et des sciences contemporaines — une branche qui pousse très rapidement de nos jours. L’heuristique emprunte la forme mathématique sans en avoir les fondations logiques. Les mathématiques sont sensées être l’expression formelle de la logique, en utilisant des nombres et autres symboles. Mais c’est RICHARD FEYNMAN ET LA GLORIFICATION DE L’HEURISTIQUE plus que ça. Les mathématiques doivent aussi suivre une progression logique. La logique est plus que du simple symbolisme. Elle est aussi l’adhérence stricte à des règles procédurales. La première étape de cette procédure est de travailler à partir d’axiomes ou de postulats. L’heuristique ne possède pas d’axiome ou de postulat, puisqu’elle procède à partir d’ignorance procédurale basique. L’heuristique ne voit pas de problème dans le fait de faire des suppositions ; encore moins pour justifier ces suppositions. Elle saute toutes les étapes initiales et choisit des symboles et des procédures bon gré mal gré, basés parfois sur de l’intuition, plus souvent sur un heureux hasard.

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Publié le 16 février 2014
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Langue Français

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Richard Feynman et la glorification de l’heuristique
parMiles Mathis
J’ai souvent utilisé le mot « heuristique » dans mes articles sans le définir. L’heuristique est une méthode de résolution de problèmes qui utilise les mathé-matiques dans ce but sans comprendre pourquoi ou même comment les mathé-matiques fonctionnent.
En fait, l’heuristique est de la pseudo-mathématique, une gigantesque branche des mathématiques et des sciences contemporaines — une branche qui pousse très rapidement de nos jours. L’heuristique emprunte la forme mathématique sans en avoir les fondations logiques. Les mathématiques sont sensées être l’expression formelle de la logique, en utilisant des nombres et autres symboles. Mais c’est
RICHARDFEYNMAN ET LA GLORIFICATION DE LHEURISTIQUE
plus que ça. Les mathématiques doivent aussi suivre une progression logique. La logique est plus que du simple symbolisme. Elle est aussi l’adhérence stricte à des règles procédurales. La première étape de cette procédure est de travailler à partir d’axiomes ou de postulats. L’heuristique ne possède pas d’axiome ou de postulat, puisqu’elle procède à partir d’ignorance procédurale basique. L’heuristique ne voit pas de problème dans le fait de faire des suppositions; encore moins pour justifier ces suppositions. Elle saute toutes les étapes initiales et choisit des symboles et des procédures bon gré mal gré, basés parfois sur de l’intuition, plus souvent sur un heureux hasard.
Maintenant, je suis un enthousiaste de l’intuition et de la chance, même en mathématiques. Cependant, les meilleurs mathématiciens et scientifiques du passé ont toujours jugé nécessaire de justifier leurs résultats d’après les faits. C’est-à-dire qu’ils sentaient que le problème n’était pas vraiment résolu tant qu’ils n’avaient pas compris précisément pourquoi ils avaient eu raison. Ils revenaient dès lors en arrière, de façon à ce que la solution leur permette de voir ce que devaient être les étapes initiales. C’est seulement alors qu’ils pouvaient déclarer être au contrôle d’une performance répétable.
Ce n’est plus le cas en mathématiques ou en sciences. Les deux domaines ont été pris d’assaut par l’heuristique. Richard Feynman était probablement le physi-cien le plus influent de la seconde moitié du vingtième siècle et sa carrière est l’exemple ultime de la montée en puissance de l’heuristique. Ce n’est pas une ca-lomnie de ma part, car Feynman aurait allègrement agréé avec moi. Il a déclaré de nombreuses fois ce que je viens de dire, même s’il tournait cela d’une manière to-talement différente. Son seul intérêt était de créer des équations qui confirmaient l’expérience. Il disait : «Puisque la physique est une science expérimentale et que le système agrée avec l’expérience, c’est suffisant pour nous ». Au-delà de ça, les maths et la logique ne présentaient aucun intérêt pour lui. Les procédures que je défendais plus haut, il les rejetait comme étant de la métaphysique. Toutes les fa-cettes des maths et de la logique, exceptées les équations et les réponses, étaient sans intérêt pour Feynman. Les équations et les réponses étaient les jouets — le reste ne méritait pas qu’on s’en préoccupe. «Comprendre »était pour lui une voie 1 sans issue, faite pour les idiots. Dans son domaine, l’EDQ, lui et tous ceux qui étaient passés par là avant lui n’avaient fait aucun progrès, ils avaient donc aban-donné cette voie. Pour faire aussi bonne figure que possible devant cet échec, ils se sont mis à se moquer de quiconque essayant de traverser cette voie ou une voie similaire. D’où les allusions fréquentes de Feynman aux philosophes et aux mathématiciens qui cherchent vraiment à comprendre des choses.
La physique devint si puissante à la fin du vingtième siècle qu’elle n’avait pas besoin de ces allusions. Feynman et ses collègues auraient pu facilement ignorer une philosophie mourante et les départements d’humanités et éviter de répandre du sel sur des blessures. Les commentaires mesquins venant de ces gens doivent
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1. ÉlectrodynamiqueQuantique.
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être vus non pas comme des bombes dans une vraie bataille mais comme les révé-lateurs des sentiments d’insécurité des physiciens eux-mêmes. Peu importe l’appa-rente invincibilité de Feynman, car il connaissait la fragilité de sa propre position. Il savait, mieux que quiconque, à quel point la science de l’EDQ est superficielle. C’est pourquoi son bouquinEDQse lit comme le journal d’un schizophrène. Sur une page, il proclame que l’EDQ est le « joyau de la physique — notre plus fière possession ».Sur la page suivante, il déclare que «la physique théorique a aban-donné l’idée de pouvoir expliquer comment fonctionnent les phénomènes ». Sur une page, il fanfaronne devant ses lecteurs que «nous avons obtenu un Nobel pour ça ».Sur la suivante, il admet qu’ils ont obtenu ce Nobel pour du «hocus pocus» et pour un «processus farfelu» qui était «mathématiquement illégitime».
e Les mathématiques et la science du 20siècle proclament toujours qu’elles sont révolutionnaires — dans le meilleur sens. Ce qu’elles sont réellement, c’est une guerre absolue contre l’histoire de la science elle-même. Ce que l’Art Moderne a été à l’histoire de l’art est précisément ce que la Science Moderne a été à l’histoire de la science. L’avant-garde a été inventée pour détruire l’histoire de l’art, pour la démanteler et l’achever une fois pour toutes. Elle le fit explicitement dans ce but, en déclarant haut et fort désirer «la mort de l’art». Dans des termes seulement un peu moins stridents, la physique a appelé à la mort de la physique. Dans les deux domaines, le « classicisme » devint un terme injurieux. Newton fut oublié avec joie, enterré par Hamilton et Einstein. Il fut enterré non pas parce que ses équa-tion finales étaient devenues sans utilité, mais parce que sa méthode scientifique était devenue un obstacle. Newton avait jeté par dessus bord une grande partie de la rigueur des Grecs pour obtenir ses résultats, et de la même façon les physi-ciens modernes jetèrent par dessus bord la rigueur de Newton. La différence est que Newton avait continué à définir la science par de la compréhension. Son cal-cul différentiel était en grande partie heuristique, mais néanmoins il sentait qu’il était nécessaire de bâtir autant de fondations que possible par dessous, même si une partie d’entre ces fondations furent bâtiesa posteriori. Mais au-delà de ça, sa physique était chargée d’axiomes, de lemmes et de preuves. Il était avant tout intéressé par la logique et par des principes, c’est pourquoi il nomma son livre le plus important lesPrincipia.
Par contre, les principes de l’EDQ n’ont pas encore été énumérés. Ce serait un livre très court. Le livre de Feynman est absent des principes. Il est concerné uniquement par des «petites flèches». Même ces petites flèches ne sont jamais as-signées à quoi que ce soit. La variable fondamentale de l’EDQ est l’amplitude, mais on ne nous dit jamais ce qui possède cette amplitude. C’est comme une religion basée sur le «bleu ».
— Quel dieu adorez-vous? — Bleu. — Bleu quoi? Vous voulez dire la bleuité? — Non. Juste bleu. Nous chérissons ce qui est et et ce qui doit être bleu.
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— Votre dieu est bleu, alors? — Oh non, nous n’avons pas de conception d’un dieu. Nous ne sommes sûrs de rien, sauf du bleu. — Ça ne représente pas grand-chose comme information, dites donc! — C’est plus qu’assez, mon ami. nous prenons notre religion telle que nous la trou-vons, bleue. Ce serait un sacrilège terrible d’en demander plus. Nous demandons une chose bleue et nous recevons une chose bleue. Est-ce que nous ne sommes pas riches au-delà de toute imagination? Est-ce que nous ne sommes pas en pos-session du plus grand saphir de l’univers? Qui sommes-nous pour soutirer plus d’information de l’inconnu? Si l’inconnu désirait être connu, il arriverait dans une boîte.
Tout cela est vraiment absurde, bien sûr, comme une rencontre avec un sau-vage d’une quelconque tribu dans un film. Malheureusement, nous n’avons pas affaire à des sauvages dans un film. Nous avons affaire à un homme que beau-coup appelaient « l’homme le plus intelligent du monde ». Dans une des leçons les plus célèbres de Feynman, il parle de «science du culte du cargo» : la science d’un peuple tribal ignorant suivant une méthode qui possède un certain degré de consistance interne, mais qui est néanmoins complètement sans fondement. Il ne le dit pas ainsi, mais la méthode qu’il décrit s’appelle de la magie sympathique, et celle-ci fut étudiée d’une manière très extensive par James Frazier dans son très fameux livreThe Golden Bough. Feynman trouve cette sorte de science à l’œuvre dans le monde moderne tout entier — dans les départements de psychologie, dans les études new-age, et ainsi de suite. Et son cours est presque correct excepté pour un oubli tout-à-fait évident. Feynman ne réalise pas que son propre domaine est ouvert à exactement le même criticisme. Il ne réalise pas que son domaine propre a depuis longtemps été envahi par la magie sympathique, et que lui-même en est l’envahisseur principal. Feynman a tellement à dire (la plus grande partie superfi-cielle et exclamative) concernant les manquements dans d’autres domaines, mais il est complètement aveugle aux manquements dans le sien.
Feynman dit dansEDQ: « Je vais m’amuser à vous raconter cette absurdité, parce que je la trouve délectable». Un sauvage aurait au moins la décence d’être décontenancé quand il apprendrait que sa méthode est fondée sur une absurdité. Pas Feynman. Il pense que la différence entre lui et le sauvage est celle d’une pure élévation ou vérité. Il connaît quelques trucs techniques et se sent donc incroya-blement supérieur. Mais ce n’est pas la différence principale. L’Histoire est longue et le futur peut être encore plus long. La distance intellectuelle ou technique entre un sauvage et Feynman peut fort bien être minime, jugée à une certaine distance. Mais la différence morale (ou différence en attitude) est saisissante et pourra pa-raître encore plus saisissante pour les générations futures. Le sauvage croit dans sa magie sympathique parce que c’est tout ce qu’il sait. Elle a semblé mieux fonc-tionner que le hasard dans le passé, et c’est tout ce qu’il a. Il y croit non parce qu’elle lui apparaît absurde, mais parce qu’il espère qu’elle ne l’est pas. Par contre, Feynman est ravi par les inconsistances fondamentales dans sa propre théorie, ou
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prétend l’être (je ne sais pas ce qui est pire). Les seuls dieux de Feynman sont la science, les maths et la rationalité, mais il a une si mauvaise opinion même de ses dieux qu’il peut blasphémer devant eux avec simplement un gloussement et un rictus.
En fait, il a une vision très étrange des mathématiques et de la logique. Si nous comparons ses maths et sa logique avec une maison, on pourrait dire qu’il apparaît être concerné scrupuleusement par l’intégrité des murs et du plafond, mais se ficher totalement de la solidité du sol et des colonnes de soutien. Pendant toute sa vie, Feynman a vécu sur le toit d’une maison en caoutchouc et a pris plaisir uniquement aux vibrations et à l’enlisement. Il déclarait trouver ça merveilleux. Je ne peux que lui répondre « Oui, j’en suis sûr. Mais répondez-moi à ceci : si quelqu’un apparaissait demain et donnait un sens à l’EDQ, seriez-vous toujours aussi enchanté de votre absurdité ? Et qui pensez-vous serait le plus enchanté, vous dans votre absurdité, ou lui dans sa réponse sensée? Et plus sérieusement, par qui pensez-vous que les physiciens du futur seront le plus enchantés, par vous ou par lui ?Encore plus sérieusement, par qui pensez-vous que la nature elle-même sera le plus enchantée? ».
Au moins, le sauvage peux plaider l’ignorance. S’il adore l’absurdité, c’est parce qu’il la prend pour de la sagesse. Feynman ne fait pas un tel plaidoyer à ses dieux et il n’en a pas besoin. Ils sont rationnels uniquement certains jours — le reste du temps, ils sont merveilleusement absurdes et truqueurs. Il est très pratique pour Feynman que ses dieux semblent être strictement rationnels juste quand il ressent le besoin d’intimider le département de philosophie, et merveilleusement absurdes juste quand il ressent le besoin de taper sur ses bongos ou de travailler sur l’EDQ.
Feynman est comme cet homme qui se rend au restaurant dans l’espoir que ce sera le jour du steak-frites, son plat favori. C’est malheureusement le jour du poisson. Mais cet homme aime que ses amis pensent que tout va toujours dans le sens de sa volonté, et donc il leur déclare très fort : «Ah !Du poisson! Délicieux! Il n’y a rien de meilleur». Et quand un de ses amis se plaint qu’ils n’ont pas mangé de steak-frites depuis longtemps, l’homme lui répond : « Bah, je doute fort qu’ils servent encore ce truc. Seul un vieil imbécile nostalgique parlerait de steak-frites en un jour comme aujourd’hui».
Bien sûr, un tel homme devient connu immédiatement comme un grand opti-miste, donnant le sourire à tous ceux qui le croisent. Mais qui sont vraiment les imbéciles ?Le cuisinier aura entendu la conversation et plus personne ne se verra jamais servir de steak-frites.
Pour retourner à l’analogie sur l’art, le scientifique et le mathématicien contem-porains sont des Futuristes. Le Futurisme est né juste avant la Première Guerre Mondiale. Les Futuristes, pour le dire simplement, ne savaient pas peindre ou sculpter. Ils ne possédaient aucun talent pour la création. Mais ils étaient ambi-tieux et politiquement futés, ce qui signifie qu’ils n’avaient aucun scrupule. Leur
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ignorance artistique et leur incompétence mises à part, ils désiraient être connus en tant qu’artistes et penseurs, et larealpolitikde l’époque leur permettait de réa-liser ce but. Ils redéfinirent l’art de façon à ce qu’il convienne à leurs propres carrières, compétences et programmes. L’histoire entière de l’art fut rejetée d’un revers de main. Non, plus que ça, elle fut vilipendée. L’art classique n’était pas seulement inutile, il était dangereux. Les Futuristes voulaient fermer les musées et ignorer, si pas détruire, les œuvres d’art. Cela libérerait les générations futures afin qu’elles se consacrent à des choses plus importantes. Quelles choses? Comme par hasard, les Futuristes désiraient que les gens se concentrent sur la politique révolutionnaire —la politique révolutionnaire des Futuristes.
La science moderne est également née avant la Première Guerre Mondiale. La coïncidence des dates est presque effrayante. Le Futurisme est arrivé en 1909. Trois ans plus tôt, en 1906, Picasso avait peint lesDemoiselles d’Avignon, sans doute la première peinture d’Art Moderne. Vers 1909, la première peinture abstraite fut peinte également, probablement par Kandinsky. En 1905, Einstein publia son papier sur la Relativité Spéciale. Planck introduisit le quantum d’énergie en 1900 et Einstein le confirma avec le quantum de lumière peu après. Bohr utilisa ce quantum pour bâtir son modèle de l’atome en 1913.
Ce qui est remarquable dans le contexte d’une époque, ce ne sont pas les théo-ries, mais les attitudes des théoriciens. Malgré leurs théories, Planck et Einstein étaient plutôt conservateurs, ce qui veut dire qu’ils acceptaient la définition de la science comme une recherche de la vérité et de la compréhension, et pas juste une quête d’équations. C’est pourquoi ils furent bientôt supplantés par Bohr et Heisen-berg. Ni Bohr ni Heisenberg ne pouvaient donner un sens à la mécanique quan-tique. Les expériences leur fournissaient certains résultats qu’ils pouvaient partiel-lement prédire par des équations, mais aucune solution mécanique ou logique ne pouvait être donnée. En réponse à cet état de choses, ils redéfinirent la physique. À partir de ce jour, la physique ne concernerait plus la compréhension des phéno-mènes. La physique consisterait en l’obtention d’équations qui fonctionnent. Cette redéfinition n’est pas difficile à comprendre : Bohr et Heisenberg étaient bons en équations et pas si bons en compréhension. Ils redéfinirent le domaine dans la direction de leurs talents particuliers.
De cette façon, Bohr et Heisenberg étaient comme les Futuristes. Soyons clairs : Bohr et Heisenberg étaient des physiciens très talentueux d’une certaine façon. Ils n’étaient pas simplement d’ambitieux publicitaires ou des révolutionnaires super-ficiels. Mais ils étaient fondamentalement incapables de comprendre ce qu’est la physique, en tant que domaine. Planck disait sur James Jeans : «Il est un exemple de cette sorte de physicien qui ne devrait pas exister », et il aurait pu dire exac-tement la même chose de Bohr et d’Heisenberg. En fait, Planck fut toujours vio-lemment opposé à l’interprétation de Copenhague. Il qualifiait la mécanique des matrices de Heisenberg de « dégoûtante » et il préférait les équations de Schrö-dinger.
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On a dit que Planck était politiquement conservateur — ceci en dépit du fait qu’Einstein (un Juif révolutionnaire) n’aurait sans doute jamais été connu sans l’aide de Planck, et en dépit du fait que Planck s’était opposé au parti Nazi dès le début. Mais Planck était un conservateur, selon ma définition, seulement en ce que lui, comme Einstein, partageait une vision de la physique comme explication des phénomènes, et pas comme une recherche d’équations. Pour lui, la partie la plus douloureuse de l’interprétation de Copenhague était sa proclamation que la mécanique quantique était catégoriquement irrationnelle : une interprétation mé-canique n’avait pas été découverte, et donc une interprétation mécanique était impossible. C’est cette croyance qui place Bohr et Heisenberg au même niveau in-tellectuel et psychologique que les Futuristes. Car l’idée se résume en ceci : «Nous ne pouvons pas le faire, donc ça ne peut être fait et ça ne doit pas être fait».
De cette manière, la mécanique quantique devint la solution finale. La com-plémentarité devint un dogme, et Heisenberg et Bohr avaient la garantie (aussi longtemps que cet ordre était obéi) d’une renommée et d’une adulation éternelles. Ils avaient réussi là où les Futuristes avaient échoué. Les Futuristes avaient tem-porairement gagné en faisant en grande partie diminuer le lustre de l’histoire de l’art, mais ils avaient échoué à se faire consacrer à sa place. Ceux qui n’étaient pas morts dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale moururent d’une mort encore plus rapide par le retournement des journaux à sensation. Mais Bohr et Heisenberg avaient complètement redéfini la physique, et ils avaient réussi à im-poser leur définition. Et ils avaient trouvé le moyen de s’inclure eux-mêmes dans cette définition.
Ils avaient créé une petite religion, exclusive et très puissante : une religion capable de durer. Comme toute religion, celle-ci était basée sur la foi, l’autorité et l’irrationalité. L’irrationalité n’était pas cachée ni ésotérique, elle fut embrassée publiquement. Comme je l’ai montré, Feynman embrassait toujours avec ferveur « l’absurdité » en 1985. L’interprétation de Copenhague était l’autorité, une au-torité qui est acceptée jusqu’à aujourd’hui par la plupart des physiciens. Elle est acceptée non pas parce qu’elle a du sens : elle n’essaye pas d’avoir du sens. Elle est acceptée grâce au prestige de Bohr et d’Heisenberg. Et elle est acceptée parce qu’elle constitue la permission établie, par les maîtres, que les disciples ne doivent pas être troublés en réfléchissant aux fondements ou à la mécanique de la méca-nique quantique. Les grands chefs déclarent : « Nous avons étudié la question et avons conclus que c’est un mystère insoluble. Nous vous absolvons donc de tout besoin d’en faire mention. Vous pouvez continuer dans la recherche d’équations non polluées par un besoin d’explication». Je pense que vous pouvez comprendre d’où provient cette foi.
Duchamp, le plus célèbre enfant du Futurisme, admettait que l’art, en tant que noble réalisation, ne signifiait rien pour lui. Les fantômes de Michel-Ange et de Léonard n’étaient que caillous sur sa route. Ils se moquait d’eux, leur peignait des moustaches, et fit tout ce qu’il put pour les remplacer par ses propres piètres créa-
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tions. Feynman, de la même manière, se moquait de ceux dont il avait pris la place dans l’histoire, même s’il le fit avec un peu plus de finesse. Ses réflexions déplai-santes sur Einstein, Newton et les autres sont subtiles mais pénétrantes, invisibles sauf pour les yeux les plus prompts. Comme tous les plus grands sophistes, il en-toure ses coups avec plein de remarques flatteuses, délivrées avec un clin d’œil. Il aurait fait un bon courtisan, ridiculisant de pompeux princes en pleine face sans éveiller la moindre suspicion.
Mais malgré ses talents indéniables en relations publiques, il ne sera pas, sur le long terme, remémoré comme un grand scientifique ni un grand mathématicien. Comme Bohr et Heisenberg, on se souviendra de lui comme l’un des plus grands représentants de commerce de l’EDQ. Très bientôt, cependant, l’EDQ parviendra à une explication mécanique, et lorsqu’elle le fera, les écailles tomberont des yeux du monde et tous verront le mensonge pour ce qu’il est. Quand l’amplitude sera enfin clairement et sans équivoque assignée à un réel mouvement de l’électron et du photon, l’interprétation de Copenhague et toutes ses variations, y comprise la ferveur de Feynman pour un cosmos irrationnel, seront vues pour pour ce qu’elles sont : obscurcissement, distraction et carriérisme transparent, tous conduits par de l’egotisme.
Comment puis-je déclarer ceci avec une telle assurance, vous demandez-vous? Retournons au livre de Feynman,EDQ, pour une réponse. Sa méthode, enseignée à ses lecteurs dans le livre, n’est pas juste une vue d’ensemble des mathématiques enseignées à ses étudiants gradués. C’est la méthode elle-même, simplifiée en par-lant uniquement des exemples les plus basiques. Les étudiants gradués apprennent réellement une méthode de petites flèches et d’horloges,la méthode de rétrécis-sement et de pivotFeynman déclare qu’avec cette méthode, on peut se passer du. Principe d’Incertitude de Heisenberg : il devient inutile. C’est vrai, et c’est en par-tie ce qui rend la méthode si utile comme outil heuristique. Non que les étudiants n’apprennent pas aussi le PIH : celui-ci reste un instrument utile de mystification, un instrument qui empêche les étudiants de poser des questions sur les fonde-ments. Mais la méthode de Feynman est supérieure à celles de Schrödinger et de Heisenberg en ce qu’elle donne au moins aux étudiants une certaine pseudo-mécanique sur laquelle s’appuyer. Les vecteurs et les horloges sont, après tout, des objets physiques. Ils peuvent être mis sur un diagramme, regardés et imaginés par l’esprit. La méthode de rétrécissement et de pivot devient alors une sorte de phy-sique virtuelle, un jouet à mâcher mécanique qui prend la place de la physique réelle pour la plupart des étudiants.
Cependant, toute analyse montre que la méthode de Feynman pose beaucoup de questions. N’importe qui, doté d’un peu d’intelligence, devrait pouvoir noter qu’une horloge agit comme une onde. Assignez juste des nombres au cadran et vous obtenez une récurrence périodique du nombre 12, par exemple en haut du cadran. Écrivez les nombres sur une ligne au lieu d’un cercle, et vous obtenez une onde périodique. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Feynman ne parle
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jamais de ça dans son bouquin. Vous allez dire qu’il s’adresse à une audience profane : il n’a peut-être pas une grande opinion de leur intelligence. Mais le fait demeure que Feynman et l’EDQ traitent leurs étudiants gradués avec aussi peu de respect qu’ils traitent les profanes. Les étudiants sont dissuadés, par tous les trucages possibles, de poser ce type de question. Et effectivement ils ne posent aucune question à leurs maîtres, ce qui confirme ceux-ci dans leur piètre opinion de ceux-là. Le maître ordonne «Ne posez pas ces questions !» et le disciple répond seulement «Oui, maître! ».
Le premier postulat de Feynman dans le livre est que la lumière est faite de particules, pas d’une onde. Il veut aller au-delà de la dualité, de la complémen-tarité et de toutes les chicaneries et procédures. Je suis d’accord qu’il nous faut e aller au-delà de la conception laxiste de la dualité du 20siècle, mais Feynman va au-delà uniquement en l’ignorant. C’est un peu comme ignorer une hyène dans une baignoire. Cette petite horloge qu’il dessine sur chaque page est en train de hurler « Je suis une onde, je suis une onde, je suis une onde! », mais Feynman navigue avec de la cire dans les oreilles.
De même, chaque fois qu’il annule deux vecteurs pointant l’un vers l’autre, la hyène dans la baignoire hurle « Des probabilités ne s’annulent pas! Seuls des objets physiques s’annulent. Pour des raisons physiques! ». Ajouter et multiplier des vecteurs signifie que quelque évènement prend place au niveau quantique, mais Feynman refuse de reconnaître ce fait. Puisqu’il ne peut pas vous dire ce que sont ces évènements, il prétend qu’ils n’existent pas. Il fait gaiement flotter ses petits canards en plastique entre les pattes de la très mouillée et furieuse hyène, et fait croire que le bruit n’est rien d’autre que le chauffe-bain.
Ce qui est amusant est que la méthode de Feynman est la plus transparente de toutes les méthodes de l’EDQ. Les équations de Schrödinger ne sont que maths, sans la moindre trace de diagramme, de visualisation ou de pseudo-mécanique. La méthode de Heisenberg se traduit par des maths beaucoup plus denses — qui servent de brouillard protecteur — et ce brouillard est décoré avec plein de prin-cipes, interprétations et règles pseudo-philosophiques. Une théorie qui voudrait à tout prix éviter toute analyse ne pourrait pas espérer de forme plus parfaitement impénétrable. Mais la méthode de Feynman est un millier de fois plus sugges-tive. Elle ne rend pas seulement les questions importantes visibles en les mettant sur la pelouse devant la maison comme une bande d’éléphants, elle vous donne même la bonne direction pour résoudre ces questions. Je dois prendre ça comme un accident, puisque Feynman gaspille la moitié de son encre à vous commander de ne pas poser ces questions. Mais l’intérêt tout entier du livreEDQréside dans sa capacité à nous faire visualiser partiellement ce que nous ne sommes pas sup-posés pouvoir visualiser. Feynman montre tout sauf comment les ondes dans les équations de Schrödinger interagissent l’une avec l’autre mécaniquement.
Une autre chose amusante est que c’est précisément ce fait qui a poussé cer-tains départements de physique à repousser la méthode de Feynman. Ses collègues
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n’appréciaient pas trop les blagues en public de Feynman sur la renormalisation, et de même ils n’aimaient pas beaucoup la dangereuse clarté que les horloges donnaient au problème. La méthode d’Heisenberg reste la méthode la plus sûre d’enseignement, car il n’y a aucun danger que les étudiants pourront jamais la pé-nétrer. Ils mémoriseront uniquement les maths, et c’est exactement ce que désirent les professeurs. En ce domaine, c’est précisément comme pour le calcul tensoriel : les maths sont si formidables et prennent tellement de temps à être maîtrisées que quiconque en venant à bout ne veut plus les abandonner. Un tel investisse-ment mental, long et ardu, est une cathexis qui ne sera pas facilement délogée. Le cerveau humain protège ses réussites, quelles qu’elles soient, et les maths et sciences modernes profitent pleinement de ce fait. De cette façon, les jeunes scien-tifiques deviennent naturellement des adultes qui s’auto-censurent et les vieux scientifiques sont seulement des jeunes scientifiques devenus vieux.
Feynman admet que les mathématiques appliquées contemporaines sont pres-que absurdement complexes, trop nombreuses et prenant trop de temps. Il sau-poudre ses cours et ses livres de vantardises sur le nombre d’années qu’il faut pour apprendre les méthodes. Mais pour lui, c’est une très bonne chose, car cela élimine tous ceux qui ne vont pas «la fermer et calculer». Ceux qui «l’on fermé» n’ont pas le temps de poser des questions ou d’analyser le fondement des méthodes qu’ils suivent, et c’est précisément ce que Feynman et les autres maîtres veulent. « Ouverture » est l’un de ces dieux que tout le monde cite et loue mais auquel personne ne croit réellement. « Vérité » en est un autre. Cette phrase est gravée en lettres capitales sur tous les frontons de nos universités : « Cherche la vérité et la vérité te rendra libre ». Mais personne ne semble y croire. Dans le monde moderne, la vérité est un préjugé ou un slogan du pouvoir. Même la science en est venue à l’idée que la connaissance est une création humaine, une création infiniment malléable.
Quelle peut bien être l’utilité de l’ouverture dans un tel monde? La plupart des questions font froncer les sourcils dans les cours de physique, spécialement dans l’EDQ ou la Relativité, où vous devez mémoriser des formules et des dogmes. Et c’est vrai après le graduat aussi. L’université est fortement contrôlée. La revue des pairs est exactement comme la pression des pairs, transportée des écoles aux plus « hauts » niveaux d’« érudition ». C’est la tyrannie de la majorité codifiée, solidifiée et recouverte de sucre, présentant la patine du respect. C’est ceux qui n’ont jamais rien découvert dans aucun domaine particulier qui sont assis en train de juger ceux qui ont fait quelque chose. Comment est-ce que tout ça pourrait jamais donner de bons résultats, connaissant la nature humaine?
Les revues majeures de mathématiques et de physique voudraient nous faire croire qu’elles sont les gardiens qualifiés, qu’elles sont complètement objectives — opposées aux auteurs de toilettes, d’où vient le mal. Mais un regard plus atten-tif nous montre que toutes ces revues sont en fait des auteurs de toilettes elles-mêmes, puisqu’elles ne paient pas les auteurs. En fait, elles exigent un paiement
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des universités d’où proviennent les auteurs et demandent que ceux-ci leur fassent don du copyright sur leur travail. Par les standards d’une presse libre, ceci est extraordinaire. En réalité, par les standards de tout marché réel, ceci est extra-ordinaire. Un homme produit quelque chose et il doit payer quelqu’un pour que celui-ci lui prenne ce qu’il a produit? Mais la chose est considérée tellement sans valeur aujourd’hui que l’homme doit aussi promettre de donner à l’« acheteur » tous ses droits futurs sur les profits. Un système fonctionnant sous de telles règles doit être complètement sens dessus-dessous. Comment produirait-il de la vérité ou de la qualité, de l’ouverture ou du profit, à qui que ce soit? Il doit encourager la médiocrité, car aucun homme de valeur ne veut faire partie d’un tel système ou consentir à voir son travail confisqué d’une manière si absolument émasculatrice.
Non, tout comme la plupart des autres systèmes modernes, celui-ci est mis en place uniquement dans le but de prévenir ce qu’il prétend encourager. Les scien-tifiques professionnels doivent publier, et ce système est le seul qui permet à la plupart d’entre eux de le faire. Aussi longtemps qu’ils ne disent rien et ne posent aucune question, on leur permet tant ou tant de pages par an. Aussi longtemps que leur institution veut bien les couvrir, la revue doit publier ses joueurs principaux. La revue des pairs est là pour s’assurer que rien de substantiel n’arrive jamais à l’impression. Rien qui pourrait menacer la carrière de quiconque d’important ou menacer le financement d’un projet majeur.
Dans un tel système, il n’est peut-être pas surprenant d’avoir les physiciens professionnels que nous avons. Nous avons d’ambitieux petits hypocrites qui s’at-troupent dans la théorie des cordes comme des oies. Et ceux-là finissent par traiter Feynman comme celui-ci traitait Einstein. D’un coin de leur bouche, ils le prient jusqu’au cieux, puisqu’il était célèbre et qu’ils désirent être célèbres. Du coin op-posé ils le méprisent comme un ringard. Il n’y a rien qu’un requin aux dents longues hait plus qu’un ringard. Une personne vivant uniquement dans l’instant présent peut difficilement voir le moindre intérêt dans le passé.
Mais les hypocrites ne devraient jamais arrêter de prier, même un instant. Ils devraient lui faire des offrandes, avec de l’encens et des danses. Il était le der-nier dieu de l’heuristique et leur domaine est maintenant tout en heuristique. Ils n’ont plus qu’à remplir des pages avec des équations et les pairs leur montreront la voie royale. Il n’y a pas besoin d’expliquer quoi que ce soit, de donner du sens à quoi que ce soit, de s’occuper de compréhension, de parler de vérité, d’existence ou de tous ces autres vieux épouvantails de la science. Les théoriciens des cordes, en particulier, doivent leur premier enfant à Feynman. Les mathématiques sans fondement de la théorie des cordes emmènent hardiment l’heuristique là où ja-mais aucune mathématique n’était encore allée — dans un royaume ou logique et compréhension sont de si peu de valeur que tout est bon. L’amour de Feynman pour l’absurde est ici richement récompensé : de la théorie est collée sur de l’heu-ristique comme une bonne blague. Ici, la théorie est devenue si dégradée qu’on peut la faire défiler dans les rues de la ville comme une traînée, habillée en loques
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