L'école et la cité - article ; n°1 ; vol.91, pg 86-96

Pierre Bourdieu

Description

Actes de la recherche en sciences sociales - Année 1992 - Volume 91 - Numéro 1 - Pages 86-96
11 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Sujets

• Sociologie, société et politique

Informations

• Publié par: Actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales
• Publié le: 01 janvier 1992
• Nombre de lectures: 227
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 1 Mo

Extrait

Pierre Bourdieu
L'école et la cité
In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 91-92, mars 1992. pp. 86-96.
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Bourdieu Pierre. L'école et la cité. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 91-92, mars 1992. pp. 86-96.
doi : 10.3406/arss.1992.3010
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1992_num_91_1_3010:
:
PIERRE BOURDIEU
L'ECOLE ET LA CITE
Tout dans son visage, dans son maintien, dans sa nous Malik l'avons a 19 ans rencontré, et il a déjà il faisait, "beaucoup sans beaucoup vécu". Lorsque d'illu tenue, dans son langage même, donne un sentiment de
sions, un stage non rémunéré et peu formateur qu'il avait très grande aisance, sans doute associée à son charme
dû trouver lui-même pour satisfaire aux exigences impo physique, qu'il ne peut pas ignorer, mais aussi de fragili
sées aux élèves d'une filière mal définie d'un lycée de té et d'instabilité, comme dit parfois la mauvaise psychol
banlieue peu coté. Il vivait dans un pavillon, avec son ogie d'école. Il ne tient pas en place et paraît toujours
père, resté seul après son divorce survenu quelques en mouvement. Illustrant l'analogie que la mythologie
années auparavant. Mais il allait régulièrement visiter sa berbère fait entre l'adolescence et le printemps, avec ses
mère dans sa "cité", univers dont il gardait la nostalgie, alternances d'avancées et de reculs, d'éclaircies et de
pour l'ambiance de solidarité qu'elle offrait - ce qu'il retours de la pluie et du froid, il passe sans cesse d'une
appelle "le côté partage" -. Peut-être parce que, sous ses insouciance presque enfantine à la gravité anxieuse. Il
airs rieurs, il gardait le souci de l'unité de sa famille, dont perd souvent le fil de son discours et s'en inquiète expli
il semblait parfois prendre sur lui tout le poids, il avait citement, de manière un peu excessive, comme s'il était
pour son frère aîné, modèle d'un moment, des sent coutumier du fait et accoutumé à se le voir reprocher.
iments ambigus tout en continuant à l'aimer beaucoup, Dès le début de l'entretien, il remarque, après un long
il lui reprochait un peu, sans jamais le condamner vrai silence, qu'il "ne trouve pas ses mots" ; un peu plus tard,
ment, son indifférence à l'égard de son père, qui avait il observe, avec beaucoup d'impatience, qu'il oublie
"encore un deuxième mot" et il s'acharne à le retrouver, été profondément blessé par ses mésaventures. Malik
parlait de son père avec beaucoup d'indulgence et de en s'encourageant lui-même à haute voix, comme par
jeu, - "je ne bloque pas, je ne bloque pas!" - ; dans les compréhension, expliquant ses peurs ou sa sévérité à la
fois excessive et vaine par "ses origines" et par son désir deux cas, il s'agit d'un mot de la langue scolaire ou
même bureaucratico-scolaire - "technique de recherche de reconnaissance et d'intégration. Il essayait de son
mieux de le protéger et, si le mot n'est pas trop fort, de d'emploi", "conventions de stages". Comme s'il reprenait
le rééduquer. Les responsabilités qu'il assume à l'égard à son compte des jugements scolaires, il dit qu'il a beau
de cet homme déraciné, déphasé, et dépossédé de tous coup de peine à lire des livres ("j'arrive pas, je me mets à
les fondements de l'autorité paternelle, mais aussi à sa la lecture et puis je laisse parce qu'il y a des événements
place, sont sans doute, avec la peur de la vie et du extérieurs alors que je pourrais rechercher, sinon, ce que
monde social, au principe de cet immense désir de stabil j'ai besoin dans les bouquins, parce que c'est vrai que
ité qui le conduit à essayer de se perpétuer dans le sta c'est inépuisable et tout à fait génial [concessions ver
tut provisoire et incertain mais, en définitive, relativement bales aux topiques scolaires] mais pour ça il faudrait que
confortable, de lycéen. je vive en ermite, avec une bibliothèque") ; il se reproche
Il nous a raconté sa vie comme en deux fois, de la confusion ("c'est moi qui suis confus, je vous le dis,
deux points de vue différents, qu'il n'a pas cherché à c'est confus ce que je vous dis") dans laquelle il tombe
réconcilier : d'abord du point de vue de l'école, ensuite parfois lorsque, intimidé par la situation d'entretien, qui
du point de vue de la "cité" où il a passé son enfance et évoque sans doute des expériences scolaires, il se lance
une partie de son adolescence. Deux mondes séparés, dans des phrases qu'il ne finit pas.
voire opposés, et aussi deux ensembles de souvenirs qui Faisant en quelque sorte de nécessité vertu, il lui
ne prennent leur sens que si on les met en relation. arrive de faire de l'instabilité un parti "J'ai l'impression
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que j'ai besoin de... fuir..., de fuir tout le temps mais c'est ça va de plus en plus") et aussi le besoin d'argent ont
plus une fuite qu'autre chose, hein, c'est... j'ai..., il faut... conduit à la prison, à la suite d'un hold-up.
j'aime pas la stabilité. J'ai besoin que ça secoue tout le On comprend ainsi que, à la façon des sous-prolét
temps, qu'il y ait des événements, qu'il y ait quelque aires qui, comme lui, sont à peu près totalement dépour
chose". Ou encore "disons que... c'est pareil, dans les vus de prise sur le présent et sur le futur, il ne puisse
stages on va retrouver aussi mon caractère parce que je qu'essayer de durer dans cet état d'incertitude qui lui
cherche dans chaque entreprise que je vais faire, je veux interdit précisément de maîtriser la durée ("finalement,
on s'y complaît - à l'école -, à vrai dire" ; "finalement, qu'elle soit différente". Et tout porte à croire que les rela
tions qu'il a nouées à l'école et autour de l'école (ses c'est la voie que j'ai prise, elle m'a permis de rester plus
amis et aussi la jeune femme qu'il aime et qui enseigne longtemps à l'école") et qu'il fasse coexister le réalisme le
dans son établissement) lui ont fourni les moyens plus extrême et l'utopisme le plus aventureux. D'un côté,
d'inventer une sorte de variante picaresque du style de il peut affirmer (souvent dans un rire ou un sourire) des
vie artiste (visible notamment dans le récit, non reproduit prétentions démesurées : "Attention! Je suis très exigeant!
ici, de vacances passées en Espagne) "Etre PDG et [ne] Je veux un métier qui me plaît du début à la fin!". Et il
plus regarder sa copine, {ne] plus..., ça m'intéresse peut même évoquer, au terme de l'entretien, le projet
pas...". parfaitement irréaliste qu'il a élaboré, tel un mythe millé
De fait, toute son existence s'est trouvée placée sous nariste, avec deux copains, tout aussi perdus que lui
le signe de l'instabilité et du changement incessant, dans créer une sorte de Club méditerranée pour milliardaires
le travail, le domicile, l'école, les amitiés. Son père, né en dans un pays d'Extrême-Orient qu'il n'a jamais visité.
Algérie, à Tlemcen, et arrivé en France peu avant sa nais Mais, par ailleurs, il ne cesse de témoigner, de mille
sance, a changé à plusieurs reprises de métier et d'entre manières, qu'il sait toujours parfaitement où il en est, que
son école est un "lycée poubelle" (il décrit, avec une prise "II a changé beaucoup de boulot, il a..., je crois
qu'il a commencé comme... Il était mécano, mais sur grande économie de moyens, comment il comprend très
mobylette, etc. ; après il a fait des trucs, après il s'est rapidement où il a fini par échouer, en découvrant que
retrouvé perceur, perceur dans une entreprise, c'est là ceux qui sont assis devant lui, à côté de lui, derrière lui,
qu'il est resté le plus longtemps, ensuite elle a fait faillite sont comme lui) ; il parle de diplôme "voie de garage"
(...), et après il s'est retrouvé dans une autre qui a fait et, après avoir dit le