Langue française - Année 1995 - Volume 107 - Numéro 1 - Pages 72-92 Hava Bat-Zeev SHYLDKROT : « Tout : polysémie, grammaticalisation et sens prototypique » This paper aims to provide an analysis of the lexical item tout, generally recognized as an adjective, a pronoun, an adverb, a noun and even a conjunction (tout que). We claim that prototype theory together with grammaticalization could provide an explanation for the polysemy of tout, showing that a semantic common denominator that overrides syntactic categories is in fact present. Combining synchrony and diachrony we show that the development of tout corresponds to a semantic model of the type : quantity>quality >concession. 21 pages Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.
Hava Bat-Zeev Shyldkrot
Tout : polysémie, grammaticalisation et sens prototypique
In: Langue française. N°107, 1995. pp. 72-92.
Abstract
Hava Bat-Zeev Shyldkrot : « Tout : polysémie, grammaticalisation et sens prototypique »
This paper aims to provide an analysis of the lexical item tout, generally recognized as an adjective, a pronoun, an adverb, a
noun and even a conjunction (tout....que). We claim that prototype theory together with grammaticalization could provide an
explanation for the polysemy of tout, showing that a semantic common denominator that overrides syntactic categories is in fact
present. Combining synchrony and diachrony we show that the development of tout corresponds to a semantic model of the type
: quantity>quality >concession.
Citer ce document / Cite this document :
Bat-Zeev Shyldkrot Hava. Tout : polysémie, grammaticalisation et sens prototypique. In: Langue française. N°107, 1995. pp. 72-
92.
doi : 10.3406/lfr.1995.5306
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1995_num_107_1_5306Hava BAT-ZEEV ShYLDKROT
Université de Tel-Aviv
TOUT : POLYSÉMIE, GRAMMATICALISATION
ET SENS PROTOTYPIQUE *
0. Introduction
Dans cet article, nous nous proposons d'analyser les sens du mot tout dans ses
multiples usages, sans nous limiter à une catégorisation grammaticale. Combinant
une étude synchronique à une démarche diachronique, nous tracerons l'évolution
historique de cet item lexical, afin de pouvoir décrire le parcours qu'il a pu suivre,
ainsi que le modèle sémantique auquel ce parcours correspond. Une première section
abordera le problème de la polysémie telle qu'elle est conçue par les différentes écoles
cognitivistes. La seconde section étudiera les courants prototypiques qui régnent
actuellement. La troisième exposera la théorie de la grammaticalisation de même que
celle des changements sémantiques, qui sont à la base de cette analyse. La quatrième
section sera consacrée à la description sémantique de tout. Ces différents sens seront
analysés dans la cinquième et dernière section.
1 . La polysémie
Les difficultés qui existent à décrire ou à analyser le(s) sens d'une unité linguis
tique donnée semblent immenses . Généralement, la description obtenue consiste en
un ensemble de définitions et de gloses appuyées sur des exemples. Or, même quand le
dictionnaire est organisé en micro-structure, les diverses interprétations sont présent
ées sous une forme disjointe et aucune tentative n'est faite pour les grouper ou pour
les her entre elles. Bien évidemment, des unités linguistiques formellement identi
ques, appartenant à différentes catégories syntaxiques, ne sont pas liées entre elles
non plus, même si elles présentent un hen sémantique ou historique. Ce phénomène
découle du fait que le dictionnaire n'a apparemment pas pour objet d'expliquer
comment ces sens sont nés ni dans quel ordre ils sont entrés dans l'usage. De même, il
ne rend pas compte, non plus, de faits de polysémie.
Traditionnellement, on ne pouvait qualifier de polysémiques que des unités
lexicales faisant partie d'une seule et même catégorie syntaxique (Cf. Ulmann 1977).
Dernièrement, depuis le renouvellement et la propagation des courants cognitivistes
des deux côtés de l'Atlantique, la polysémie a fait l'objet de nombreuses études, qui
* Je remercie David Gaatone et Fanny Fuks pour une discussion efficace et stimulante.
1. Dans un volume collectif intitulé « La définition » édité par Jacques Chaurand et Francine
Mazière (1990), plusieurs articles traitent de la difficulté de cette tâche. En particulier, les articles
d'Alain Rey, Robert Martin et Bernard Fradin.
72 ont introduit des modifications considérables dans ces conceptions traditionnelles
(Lakoff 1982 ; Brugman 1983 ; 1984 ; Sweetser 1984 ; Traugott 1986 inter alia).
Un certain nombre de linguistes (Cf. Brugman 1983 et Traugott 1986) estiment
que la polysémie résulte de l'organisation conceptuelle linguistique, qui ne coïncide
pas nécessairement avec une catégorisation syntaxique. Dans cette optique, la poly
sémie n'est pas limitée aux items lexicaux appartenant, dans chaque cas, à une seule
catégorie syntaxique. Il a également été suggéré par Brugman, bien que très briève
ment, que les processus synchroniques qui déterminent la polysémie peuvent éclairer
les processus diachroniques. Traugott trouve avantageux de considérer la polysémie
indépendamment d'une catégorisation formelle. Introduire la polysémie au sein
d'une théorie sémantique permet, selon elle, une reconstruction sémantique interne.
Autrement dit, sur la base de différentes significations d'une unité linguistique
donnée en synchronie, on peut formuler des hypothèses concernant l'évolution
historique de cette même unité et restituer l'ordre dans lequel ces sens ont été acquis.
Une approche assez similaire est développée par C. Fuchs (1991). Fuchs qui
analyse la polysémie du verbe pouvoir préconise, de son côté, qu'une étude de ce type
« doit chercher un cheminement reliant les diverses significations d'une unité gram
maticale donnée, qu'il s'agisse d'une dérivabilité "en chaîne" des significations entre
elles, ou d'une dérivabilité à partir d'un opérateur de base définissant ainsi une sorte
de noyau de sens commun, d'invariant de départ : c'est, en un mot, tenter de
structurer les diverses significations du marqueur » 2. Qui plus est, elle montre que
l'opposition sémantique établie entre ces sens se reflète également en syntaxe, où
certaines propriétés caractérisant un verbe dans l'expression d'un certain sens, ne le
font plus pour le même verbe dans un autre sens. Elle conclut que la polysémie d'une
unité grammaticale ne doit pas être décrite seulement en termes d'une pluralité de
significations disjointes.
La polysémie constitue un aspect important et essentiel de la théorie du proto
type. Geeraerts (1992 : 229) estime d'ailleurs que la principale contribution de la
théorie du prototype est d'avoir reconnu la problématique de la polysémie, et Lakoff
(1987 : 378) affirme que « la polysémie apparaît comme étant un cas spécial de la
catégorisation à base prototypique, où les sens d'un mot sont les exemplaires d'une
catégorie ».
2. La théorie du prototype
Les différentes théories du prototype (Coleman and Kay 1981, Kleiber 1990,
Dubois 1991) considèrent que les catégories linguistiques sont organisées autour des
meilleurs exemplaires de ces catégories, dits « prototypes ». Cette même idée se
retrouve en diachronie. Selon ces approches, le sens des unités linguistiques s'élargit
avec le temps en un ensemble de plus en plus grand de contextes, s 'éloignant ainsi
2. Une analyse de ce verbe en anglais a donné des résultats semblables (Traugott 1989). D'autres
verbes modaux ont été étudiés dans la même approche (Huot 1974 ; Kronning 1990 ; Langacker 1990 ;
Sweetser 1990 ; Thibault 1991 et autres). Le cheminement trouvé par ces linguistes est généralement
d'ordre historique. Le sens épistémique se développe à partir du déontique.
73 chaque fois davantage du premier sens. Elles permettent ainsi de découvrir, à partir
du fonctionnement synchronique des mots, les traces de l'extension diachronique de
leur sens.
La sémantique du prototype, issue des travaux de E. Rosch 1973, connaît
aujourd'hui un grand essor et différentes versions (E. Rosch 1978, Lakoff 1987 et
Kleiber 1991) 3. Les premières applications de cette théorie ont eu pour objet d'ana
lyser les rapports existant entre diverses classes lexicales telles que les noms de fruits
ou les noms de plantes. Ces se sont rapidement étendues à l'analyse de
catégories grammaticales également (Ross 1973, Fuchs 1988). Ross a démontré que la
distinction entre les diverses catégories syntaxiques, même celles de « nom » et de
« verbe », n'est pas toujours pertinente. Selon lui, certaines occurrences de ces
éléments se conforment plus que d'autres au comportement distinctif, ou admis
comme tel, de ces catégories. Cette conception, qui d'un point de vue synchronique
risque de paraître peu probante, s'avère très plausible si l'on prend en considération
les processus de grammaticalisation. Ces processus, dont la polysémie et la typicalité
forment un aspect extrêmement important, permettent en effet de la justifier.
3. La grammaticalisation
Le courant linguistique qui a pour objet l'étude de la grammaticalisation adopte
le principe, bien connu, selon lequel il existe deux types d'unités linguistiques. Des
unités lexicales (substantifs, verbes et adjectifs) d'une part, et des unités grammatic
ales (prépositions, conjonctions, déterminants et adverbes) de l'autre. Cette distinc
tion, issue de la grammaire traditionnelle {Cf. Pottier 1962, Moignet 1981) permet de
formuler des hypothèses concernant l'évolution de la langue. En fait, la grammatical
isation constitue un processus d'évolution continu et constant au cours duquel une
unité lexicale devient un élément grammatical. Des unités qui possèdent déjà une
fonction grammaticale peuvent se grammaticaliser davantage. La grammaticalisation
est considérée comme un processus qui se déroule parallèlement à différents niveaux,
entraîne habituellement une modification de l'item lexical à ces niveaux, et est de
nature unidirectionnelle. Par exemple, une unité lexicale telle que le substantif côté
peut se grammaticaliser et changer ainsi de catégorie grammaticale et de sens pour
devenir une préposition. Elle pourra éventuellement fonctionner comme une unité
morphologique. {Cf. les prépositions sous ou sur qui fonctionnent dans certains
contextes comme des préfixes : surestimer sous-estimer). Le cas contraire, où une
unité grammaticale se transforme en unité lexicale, semble très peu plausible et on
n'en note qu'un nombre très limité d'exemple 4. La théorie traitant de ces processus,
et qui porte d'ailleurs le même nom, a été originellement élaborée par Meillet (1906,
1912, 1915) puis par Benveniste (1974), et a pris un no