Les sons et les noms - article ; n°15 ; vol.15, pg 89-102
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Description

Extrême-Orient, Extrême-Occident - Année 1993 - Volume 15 - Numéro 15 - Pages 89-102
Depuis Cratyle, les auteurs occidentaux reviennent sans cesse au mythe du son porteur de sens, croyance que l'on cherche en vain dans les théories poétique ou linguistique des Chinois. Ce que cherche un Cratyle chinois, c'est à forger des noms reflétant des réalités fonctionnelles, et à les organiser en systèmes. Le processus historique, assez bien documenté, de la dénomination des tons en est un bon exemple.
Sounds and names
Ever since Cratylos, Western authors have regularly reverted to the myth of sense-containing sound. Such a belief is not to be found within Chinese linguistical/poetical theory. A Chinese Cratylos, working along different lines, would have the names reflect functional realities, and would organize them in significant correlative structures. The historical process of tone-naming, fairly well known, is an apt example thereof.
14 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1993
Nombre de lectures 18
Langue Français

Extrait

François Martin
Les sons et les noms
In: Extrême-Orient, Extrême-Occident. 1993, N°15, pp. 89-102.
Résumé
Depuis Cratyle, les auteurs occidentaux reviennent sans cesse au mythe du son porteur de sens, croyance que l'on cherche en
vain dans les théories poétique ou linguistique des Chinois. Ce que cherche un Cratyle chinois, c'est à forger des noms reflétant
des réalités fonctionnelles, et à les organiser en systèmes. Le processus historique, assez bien documenté, de la dénomination
des tons en est un bon exemple.
Abstract
Sounds and names
Ever since Cratylos, Western authors have regularly reverted to the myth of sense-containing sound. Such a belief is not to be
found within Chinese linguistical/poetical theory. A Chinese Cratylos, working along different lines, would have the names reflect
functional realities, and would organize them in significant correlative structures. The historical process of tone-naming, fairly well
known, is an apt example thereof.
Citer ce document / Cite this document :
Martin François. Les sons et les noms. In: Extrême-Orient, Extrême-Occident. 1993, N°15, pp. 89-102.
doi : 10.3406/oroc.1993.978
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/oroc_0754-5010_1993_num_15_15_978- Extrême-Occident 15 - 1993 Extrême-Orient
Les sons et les noms
François Martin
On a toujours rêvé d'un langage où les noms seraient l'image des
choses, où la rose ne serait plus la rose si on ne la nommait plus telle,
où les mots seraient, pour tout dire, vrais.
Hermogène, qui tenait que les mots étaient convention, et Cratyle,
qui les croyait modelés sur la nature, prièrent un jour Socrate de les
départager l.
Socrate abonda d'abord dans le sens du second, lui servant même
de nouveaux arguments. Le législateur, démontrait-t-il au prix des
etymologies les plus controuvées, a si bien fait les choses qu'il est
clair que tous les mots se ramènent à quelques notions fondamentales,
autour de deux idées maîtresses : celle de fluidité, de circulation, qui
gouverne les idées positives, et celle de stagnation, d'obstacle, qui
commande aux négatives. Et puisqu'il faut bien que ces « racines »
soient nées de quelque chose, on peut démontrer que le législateur a
savamment uvré à partir du matériau brut, les sons, les dosant si
habilement que quiconque en saisirait bien la valeur comprendrait
sans peine les mots qu'il ignorerait. Ainsi / et r évoquent la fluidité,
alors que t, d et n suggèrent un obstacle. Quant aux mots qui ne se
conformeraient pas à ces principes, Socrate les explique par des
corruptions subséquentes, voire par ce qu'il nomme avec humour son
« grand expédient » : ils sont d'origine barbare.
Mais ses interlocuteurs ne tombent d'accord avec Socrate que pour
lui offrir le prétexte d'un spectaculaire revirement. Avec autant de
virtuosité qu'il avait démontré la qualité naturelle du langage, il
prouve, à force de contre-exemples, qu'il n'en est rien des règles qu'il Martin François
avait d'abord invoquées : sklèros, un mot bien grec, signifie rude ou
âpre, alors que, formé de sonorités glissantes, il devrait dire tout le
contraire. Les mots « naturels » sont-ils les plus nombreux, ou est-ce
l'inverse ? « Qu'importe, Cratyle, allons-nous compter les mots
comme des cailloux de scrutin et ferons-nous dépendre leur justesse
de ce calcul ?» On conclura donc que les mots ne sont que des mots et
que l'homme raisonnable fera bien de ne les prendre que pour ce
qu'ils sont: des conventions.
Mais si définitive que puisse paraître la conclusion de Socrate, elle
n'a pas, on le sait bien, dissuadé les hommes de continuer à chercher
sous les mots la trace du réel, et sous le réel le secret des mots.
Car il est des faits encourageants ; ainsi toutes les langues
possèdent des onomatopées : glou-glou en français, sasa -le bruit du
vent- en chinois, ou des mots évocateurs : bêler en français, mao -le
chat- en chinois. La liste en serait même fort longue. Mais un
langage ainsi produit ne va pas loin, pour la simple raison que le réel
n'est pas fait que du sonore ou du producteur de son. Et quand bien
même, par une générale et miraculeuse synesthésie, il en serait ainsi,
ce serait encore insuffisant, puisque le langage se doit de pouvoir dire
le virtuel, l'irréel, l'impossible.
Aussi bien n'est-ce pas là-dessus que le premier Socrate du
Cratyle basait son argumentation, mais sur la capacité des sons à
susciter des impressions traduisibles en concepts. Et là encore, il
existe assez de faits pour justifier en apparence les recherches de la
psychologie moderne sur les associations entre les sons et les
sensations (que n'a-t-on dit sur la jouissance des labiales !). Mais,
même si ce n'est pas forcément faire injure à la science que de
postuler, au moins localement, la possibilité de telles associations, les
généralisations -que trop de choses contrarient- restent vouées à la
faillite2
Car une sensation, ou un sentiment, n'est pas une signification. Si
l'on peut admettre à la rigueur qu'une sensation née d'un son puisse
produire des significations, ce sera sur un éventail si large que le sens
se diluera au point de ne plus être. « Pour qui sont ces serpents qui
sifflent sur vos têtes ? » sonne vrai ; mais il en est de même des
lanciers de Verlaine dont les « fers, droits comme des fers de herse/
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Luisent à contresens des lances de l'averse », ou des vers de Hugo :
« Un frais parfum sortait des touffes d' asphodèles/Les souffles de la
nuit flottaient sur Galgala » : pour les seuls sons s, f, /, il y a déjà là
trop d'associations, de sensations, d'impressions possibles ; alors, que
dire des sens ! Il est clair par ailleurs que les sensations sont en la
matière fortement déterminées par la connaissance de la langue : s'il
nous fallait expliquer pourquoi le mot « brise » nous suggère la
douceur et « bourrasque » la violence, nous invoquerions sans doute la
vertu des sons z et r, que nous ne privilégierions en fait qu'en fonction
du sens que nous savons être le bon. Et si le z de «brise » nous semble
caressant, celui de « bise » nous semblera tout aussi « naturellement »
cruel et incisif3.
Mais opérons maintenant, brièvement et à la manière de Socrate,
un revirement. D'avoir montré que ni le grec ni le français ne se
modèlent sur la nature ne suffit pas à prouver qu'il n'existe nulle part
au monde de langue qui, sans aller jusqu'à copier le réel - imposs
ibilité reconnue- se conforme à l'image que ses locuteurs s'en font,
tant il est vrai qu'une langue, quand elle nous parle du monde, ne
parle pas autant du monde que d'elle-même, et du système de pensée
qui, tout à la fois, la produit et se trouve par elle produit.
Et s'il nous fallait provoquer Socrate, nous proposerions l'exemple
du mandchou, langue qui présente (présentait) un phénomène des plus
curieux 4. Il y est en effet possible, par l'alternance des voyelles e et a,
de faire pencher les radicaux vers l'un ou l'autre de deux ensembles
de sens qui recoupent les catégories chinoises du yin et du yang. En
fait, e (voyelle fermée) et a (voyelle ouverte) sont déjà des mots, qui
nomment en mandchou le yin (fermeture, étroitesse, obscurité,
féminité, etc.) et le yang (ouverture, ampleur, lumière, virilité, etc.).
Ainsi le père s'y dit ama et la mère eme, ce qui ne serait rien
encore si le principe ne s'appliquait à tous les degrés de parenté :
amha est le père de la femme, emhe sa mère, noya le frère de la
femme, neye son épouse. La règle s'applique d'ailleurs à l'ensemble
des humains : huwasan est le moine et huwesen, la nonne. Ainsi
encore des animaux (amila et emile sont le coq et la poule), des objets
(habtaha et hebtehe sont les ceintures du costume masculin et du
costume féminin), des qualités (ganggang, fort ; genggeng, faible). Le
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système, car c'en est un, prévoit même l'acclimatation des vocables
étrangers : le phénix, désigné par le nom sanscrit de l'oiseau mythique
indien Garuda, ne pouvait être ressenti que comme masculin
(voyelles ouvertes). Pour nommer sa femelle, on forgea donc un mot
exclusivement mandchou, gerôdei (voyell

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