Levana, ou comment « élever » les enfants - article ; n°1 ; vol.28, pg 77-89
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Description

Annales. Économies, Sociétés, Civilisations - Année 1973 - Volume 28 - Numéro 1 - Pages 77-89
13 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1973
Nombre de lectures 35
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Extrait

Madame Nicole Belmont
Levana, ou comment « élever » les enfants
In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 28e année, N. 1, 1973. pp. 77-89.
Citer ce document / Cite this document :
Belmont Nicole. Levana, ou comment « élever » les enfants. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 28e année, N. 1,
1973. pp. 77-89.
doi : 10.3406/ahess.1973.293331
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1973_num_28_1_293331Levana,
ou
comment (( élever » les enfants
Ovide, qui On consistait connaît et à le déposer à la prendre coutume à terre le des nouveau-né aux anciens pieds Romains du « encore père. lors Dans rouge de le du la cas naissance sang où de celui-ci la d'un mère le enfant, recon», dit
naissait et décidait de pourvoir à ses besoins, il le soulevait de terre pour le
prendre dans ses bras. S'il doutait de sa légitimité, si cette naissance était
monstrueuse ou s'accompagnait de mauvais présages, alors il ne le relevait pas.
L'enfant était exposé et abandonné. Ce sont les esclaves qui se chargeaient de
le placer dans une corbeille et de le porter la nuit dans des lieux destinés à cet
usage, par exemple au pied de la colonne Lactaria. Il était parfois recueilli
par un passant pour être adopté par lui ou destiné au sort d'esclave. C'est ce
geste de lever le nouveau-né que nous voudrions élucider, car il semble qu'il
existe des parallèles dans d'autres systèmes de croyances et de coutumes, qu'on
peut appréhender soit sous forme gestuelle, soit sous forme verbale. Ainsi,
que voulons-nous dire, au-delà du sens routinier de l'expression, par « élever
un enfant »?
La coutume romaine a été signalée par un certain nombre d'auteurs
anciens 1. D'après ceux-ci, et dans la libre compilation de G. J. Witkowski 2,
« la sage-femme, prenant le nouveau-né, encore rouge du sang de la mère,
le déposait à terre ; par là on se proposait trois choses, d'exciter les cris de
l'enfant par le contact avec la terre et à ce premier cri on invoquait le dieu
Vagitanus, ensuite de voir s'il était droit (auspicaretur rectus esse) et par suite
agréable aux dieux conjugaux, enfin de lui faire saluer Ops ou la Terre, notre
mère commune. En outre il fallait que, sous les auspices de la déesse Levana,
le père prît l'enfant et le relevât. Mais jamais il ne relevait une fille, dans la
1. Citons : Ovide, Trist, IV, 3, 46 ; Varron, Antiquitates rerum divinarum, liv. I,
XIV, XV, XVII, XXIV; Tertullien, Ad. nat., II, 11 ; Suétone, Nero, 6; Augustin,
De civ., IV, 11.
2. G. J. Witkowski, Histoire des accouchements chez tous les peuples, Paris, Steinheil,
1887.
77 HISTOIRE NON ÉCRITE
crainte de quelque mauvais présage ». C'est là un geste juridique, mais au sens
où l'entendaient les Romains, c'est-à-dire imprégné de religion. C'est en effet
une divinité, Levana (de la sorte des Indigitamenta) , qui préside à ce rite, en
tant qu'il s'accomplit sous ses auspices et en tant qu'elle personnifie par là
même le geste de reconnaissance du père.
A. Dieterich, dans son livre célèbre Mutter Erde 3, étudie ce rite auquel
il accorde une grande importance dans son argumentation. Celle-ci ne nous
intéresse pas directement, on sait qu'elle a vieilli, mais l'auteur cite un certain
nombre de pratiques semblables appartenant à un folklore plus récent, qui
viennent peut-être de la coutume antique, qui en sont, à coup sûr, des équi
valents. Dans les Abruzzes, « une fois lavé et emmailloté, la sage-femme pose
le nouveau-né par terre » 4. Sans doute, dans cette relation, l'accent n'est pas
mis sur le fait de relever l'enfant, mais il faut noter le terme par lequel on
désigne la sage-femme en italien : levatrice « la femme qui lève ». Est-il permis
de supposer que la sage-femme italienne a hérité de l'antique Levana cette
caractéristique, qui transparaît dans son nom en tout cas et, parfois, dans sa
fonction rituelle ? On dit aussi, toujours dans les Abruzzes 5, que le nouveau-né
doit être déposé pendant un instant sur la pierre du foyer afin que ses os
durcissent. On disait également que la coutume romaine avait pour but de
rendre fort l'enfant qui venait de naître et en particulier de lui donner la vigueur
nécessaire pour se relever du sol à l'avenir.
Dieterich cite aussi des exemples recueillis en Allemagne. Il pense que cette
coutume appartient au vieux fonds germano-scandinave. Dans le Wurtemberg,
la sage-femme pose le nouveau-né sur le sol et le père le relève 6. En Herzégov
ine, le nouveau-né est emmailloté après son premier bain et une femme le
pose par terre à un carrefour. Elle se cache à proximité et, quand quelqu'un
passe, elle lui présente l'enfant avec ces mots : « Reçois, parrain, ton filleul,
Dieu et saint Jean t'aideront ! » Si l'individu accepte le parrainage, il relève
l'enfant 7. Ici le parrain se substitue au père, mais le schéma du rite de recon
naissance reste le même. La justification de la pratique est très souvent celle
qu'on a déjà notée : l'enfant deviendra fort, travailleur, mais aussi intelligent,
modeste, etc.
En fait ce rite est assez familier à notre « mythologie gestuelle ». Les nou
veau-nés royaux étaient présentés de cette manière à la foule. Un obscur
homonyme du célèbre accoucheur Dubois raconte qu'après la naissance du roi
de Rome, « Napoléon, obéissant à une de ces inspirations poétiques qui lui
étaient familières, saisit son fils sous les bras, le soulève dans ses mains puis
santes et s'avançant vers la porte du salon où se trouvaient réunis tous les
grands de l'Empire : ' Messieurs, c'est le Roi de Rome ! ' » 8.
3. A. Dieterich, Mutter Erde. Ein Versuch iiber Volksreligion, Leipzig, Berlin,
Teubner, 1913 (2e éd.).
4. « Lavato e infasciato il neonato la levatrice lo posa in terra » (G. Pitre, éd., Curiosita
popolari tradizionali, Turin, Palerme, 1894, pp. 64 ss.).
5. Ibid.
6. E. H. Meyer, Badisches Volksleben im xç. Jahrhundert, Strasbourg, 1900, p. 15.
n° 19. 7. Wissenschaftliche Mitteilungeň aus Bosnien und der Herzegowina, VI, 1899, p. 612,
8. F. Dubois, Éloges de l'Académie de Médecine. Cité par G. J. Witkowski, Les
accouchements à la cour, Paris, Steinheil, 1890, p. 368.
78 N. BELMONT « ÉLEVER » LES ENFANTS
II semble que cette coutume ne soit pas propre à l'ensemble indo-européen.
On en trouve des équivalents ailleurs dans le monde.
En Thaïlande, dès qu'un enfant est né, après lui avoir coupé le cordon
ombilical et l'avoir lavé, la sage-femme le pose sur un panier 9, ou un van selon
d'autres auteurs. Elle y met également un livre et un crayon si c'est un garçon,
une aiguille et du fil si c'est une fille, pour susciter magiquement ses dons futurs ;
elle place aussi dans le panier le morceau d'écorce de Thrysostadys siamensis
qui a servi à couper le cordon et le bloc de terre sur lequel on l'a coupé. La
sage-femme lève alors le panier et le fait rebondir très légèrement, mais suff
isamment pour secouer l'enfant. Elle le fait trois fois, tout en disant : « Trois
jours un enfant-esprit, quatre jours un enfant humain ! Qu'est cet enfant ?
Prenez-le ! » Une des femmes présentes répond : « II est à moi », et elle soulève
le panier avec l'enfant. Cette femme est appelée mêejog, littéralement « la mère
ou la femme qui lève ou soulève ». Elle donne à la sage-femme un paiement
symbolique, puis pose le panier près de la mère.
Il est frappant de constater cette similitude de geste à des distances géogra
phique et historique tellement considérables. L'objet de ces deux rites — romain
et thaï — peut se réduire au même scheme, compte tenu des différences de
structure sociale. Il s'agit d'intégrer l'enfant au monde des hommes. Chez les
Romains, si fortement patrilinéaires, c'était le pater familias qui était l'opéra
teur de cette intégration. Chez les Thaï, ce rite est plus complexe. Son premier
objet est de saisir l'âme de l'enfant qui est très volatile (anima vagula, blandula)
et ď « achever » ainsi sa personne. Le deuxième est de l'intégrer dans une
famille humaine. On pourrait dire,

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