Néo-libéralisme. Construction et homogénéisation d un paradigme
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Néo-libéralisme. Construction et homogénéisation d'un paradigme

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Description

Ce mémoire se propose de réexaminer les racines idéologiques du néo-libéralisme et d'analyser son développement ainsi que son unification entre les années 1930 et 1970. Il met en avant le paradoxe entre sa vocation primitive d'alternative au libéralisme économique classique en réhabilitant le rôle de l'État dans l'économie, et son acceptation actuelle comme un mouvement dénonçant l'ingérence du politique dans l'économie de marché et louant la faculté auto-régulatrice du marché. En étudiant les conditions de développement, les structures et les acteurs de ce mouvement idéologique, il est possible de comprendre sa prépondérance depuis les années 1970.

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Publié le 07 août 2014
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Langue Français

Extrait

Victor Gautier
Néo-libéralisme Construction et homogénéisation d’un paradigme (1938-1979)
***
Ci-dessus : Ronald Reagan, Président des Etats-Unis d’Amérique entre 1981 et 1989 et l’économiste Friedrich Hayek, prix Nobel d’économie en 1974 : deux figures emblématiques du néo-libéralisme triomphant dans les années 1980.
Projet libre sur contrat Tuteur : M. Cédric Plont Licence de Science politique – Université Lumière Lyon 2 2013
1
Sommaire
Introductionp.3
I À la recherche d’un consensus néo-libéralp.7 1° L’émergence du néo-libéralisme comme nébuleuse intellectuellep.7 Les libéraux assiégésp. 7 Le colloque Lippmann et la remise en cause des « certitudes » libéralesp. 8 La création du CIRL : le projet avorté d’une institutionnalisation du néo-libéralismep. 11
2° L’institutionnalisation pérenne du néo-libéralismep. 12 Les néo-libéraux pendant la guerre : des trajectoires diversesp. 12 La création de la Société du Mont-Pèlerin : centre névralgique du néo-libéralisme d’après-guerrep. 13 Une société savante marquée par son caractère nébuleuxp. 15
II Du consensus à l’homogénéisationp. 18
1° La création de structures néo-libérales à la confluence des champs universitaire, politique et économiquep. 18 Le SIAF et le financement de la SMPp. 18 Le réseau américain de Hayek et les congruences austro-libertariennesp. 19 Le développement des think-tanks « hayekiens » au Royaume-Unip. 20
2° Le basculement idéologique de la Société du Mont-Pèlerin et la victoire des « paléo-libéraux »p. 22 La montée de l’École de Chicagop. 22 Les apories de la Société du Mont-Pèlerin et le grand schisme de 1962p. 23 Le nouveau néo-libéralismep. 24
Conclusionp. 25
Bibliographiep. 26
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Introduction
En 2010, les prestigieuses éditions de l’Université d’Oxford publiaient l’ouvrage 1 Neoliberalism. A very short introduction, fruit de la collaboration de deux chercheurs américains spécialistes de la mondialisation. Dans celui-ci, les auteurs cherchaient à analyser le développement du néo-libéralisme. Ils y distinguaient deux vagues successives au cours des années 1980 et 1990 ayant conduit selon eux à l’émergence d’un paradigme mondial néo-libéral, celui-ci bouleversant non seulement la mondialisation au sein des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), mais également le Tiers-Monde.
Bien que son émergence dans le champ académique ne soit pas antérieure aux années 1970, le terme « néo-libéralisme » est l’objet d’un emploi pléthorique dans les travaux de sciences économiques sociales. Une telle diffusion académique semble de nos jours légitimer son emploi scientifique comme concept d’analyse prégnant. Dans un tel cadre, le néo-libéralisme renvoie généralement à un courant du libéralisme inspiré du monétarisme de l’École de Chicago et s’inscrivant en opposition vis-à-vis des théories interventionnistes, notamment les doctrines économiques issus des travaux de l’économiste John Maynard Keynes. Il est décrit comme un courant de pensée poussant la logique marchande et la rationalisation des activités sociales bien au-delà des préconisations des libéraux classiques, remettant par là-même en cause certains domaines d’interventions régaliens de l’État, voire 2 agissant à la mise en œuvre d’un « positivisme moral en économie » . Il aurait connu une première expérience politique et économique à compter des années 1970 et 1980, avec l’arrivée au pouvoir d’Augusto Pinochet au Chili, et par la suite avec celles de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et Ronald Reagan aux Etats-Unis d’Amérique. Diffusé au sein des institutions internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI), il aurait largement infusé dans les plans d’assistance financière aux États d’Amérique latine touchés par la crise dans les années 1990, à travers la mise en forme du « consensus de Washington ».
Grand spécialiste de John Maynard Keynes et Friedrich Hayek, Gilles Dostaler synthétise ainsi la philosophie néo-libérale moderne : « Le marché est désormais conçu comme un mécanisme naturel qui, laissé à lui-même, engendre spontanément équilibre, stabilité et croissance. Les interventions des pouvoirs publics ne peuvent que perturber cet 3 ordre. Le néo-libéralisme se présente donc comme la réhabilitation du laissez-faire » . Dans cette acceptation contemporaine, le néo-libéralisme a donc ceci de nouveau qu’il remet en cause un certain nombre de postulats classiques et s’intègre dans un paradigme idéologique d’extension de la sphère marchande et de restriction des modes d’intervention étatiques, tout en s’investissant de l’objectif de rétablir une économie de marché libre et non-faussé. Pourtant, un regard jeté plus en amont sur l’histoire de ce mouvement de pensée permet de nuancer une définition si restrictive, et de réexaminer ses fondements philosophiques.
En premier lieu, il convient de rappeler que le néo-libéralisme s’enracine dans le 4 « bouillonnement intellectuel » incarné par l’entre deux-guerres. Dans les années 1940,
1 Ravi K. Roy, Manfred B. Steger,Neoliberalism. A very short introduction, New York, Oxford University Press, 2010. 2 Étienne Perrot, « Néo-libéralisme »,Études, 2005, t. 402, p. 189. 3 Gilles Dostaler,Le libéralisme de Hayek, Paris, La Découverte, 2001, p. 107. 4 Serge Berstein,La France des années 30, Paris, Armand Colin, 2011 (1988).
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l’historien Gaëtan Pirou tentait déjà d’esquisser une définition du néo-libéralisme, bien éloignée de celle de nos contemporains. Dans son ouvrage intituléLes doctrines économiques en France depuis 1870, l’historien écrit notamment « Les partisans du néo-libéralisme reconnaissent que le capitalisme moderne, livré à lui-même, conduit souvent à des résultats contraires à la justice. Ils aperçoivent que la concurrence, si l’on n’y prend pas garde, se détruit souvent elle-même et engendre le monopole. Et il leur semble que l’État, en matière économique, a un grand rôle à jouer : il doit agir pour empêcher que la concurrence ne 5 disparaisse et pour sauvegarder la liberté effective des individus » . Une telle définition du néo-libéralisme peut sembler saugrenue. L’idée selon laquelle le néo-libéralisme prônerait l’action positive et volontariste de l’État pour garantir la justice et prévenir les situations de monopoles commerciaux s’oppose apparemment de bout en bout à celle qui nous est aujourd’hui transmise par Gilles Dostaler. Pourtant, cette analyse du néo-libéralisme évoqué par l’un des spectateurs de son émergence dans le champ académique n’est pas erronée. Elle traduit la volonté de la part de nombreux partisans du libéralisme à l’époque de se distancier vis-à-vis d’un libéralisme classique entaché par un contexte mondial qui favorise son discrédit.
Le krach financier de 1929 et ses retombées durant les années 1930 constituent, pour les libéraux, une terrible désillusion. Après la période de forte croissance économique des années 1920, les fameuses «Roaring Twenties» enAnnées dorées » aux Etats-Unis et les « Europe, l’effondrement du système financier mondial et ses conséquences socio-économiques assènent un coup idéologique profond aux penseurs libéraux, lesquels se voient réduits au rang de simples spectateurs de la déliquescence des structures du libéralisme international. La mise en place duNew Dealpar Franklin Roosevelt aux Etats-Unis à partir de 1933, l’arrivée au pouvoir du Front populaire en France et surtout la montée des totalitarismes en Europe, avec l’installation du régime national-socialiste en Allemagne et la solidification de l’URSS, sont autant de marqueurs qui signent la fin d’une ère libérale et l’avènement d’une période où triomphe l’interventionnisme étatique dans les politiques économiques nationales.
Dans ce contexte hostile, les libéraux, comme atomisés et marginalisés dans le paysage intellectuel mondial, cherchent à se rassembler. À l’initiative de Louis Rougier, un intellectuel français, un premier rassemblement est organisé à Paris en août 1938. Le « colloque Lippmann » célèbre la publication d’un ouvrage apologétique du libéralisme,La 6 Cité libre, du journaliste et ancien militant socialiste américain Walter Lippmann. Les participants de ce colloque parmi lesquels Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, représentants de l’École autrichienne d’économie, ainsi que Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow, de l’École de Fribourg – aussi appelée École allemande –, s’accordent sur la nécessité de mettre en lumière les causes de l’échec libéral, et d’en déterminer la nature endogène ou exogène. Les débats vont accoucher de l’idée majoritaire selon laquelle l’histoire récente a prouvé l’incapacité intrinsèque du marché à se réguler par la confrontation libre et non-faussée de l’offre et de la demande, laquelle aboutit nécessairement à la constitution de monopoles, de cartels et de situations qui, d’une manière générale, nuisent à l’économie de marché. Il faut donc admettre l’idée d’une intervention de l’État dans le but de fixer les règles de l’économie de marché et mettre en œuvre les conditions juridiques optimales pour pérenniser la concurrence.
C’est cette aspiration à rénover l’architecture doctrinale du libéralisme classique qui constitue le socle fondateur des néo-libéraux de 1938. Pourtant, certains penseurs qui
5 Gaëtan Pirou,Les Doctrines économiques en France depuis 1870, Paris, Armand Colin, 1941, p. 210. 6 Walter Lippmann,La Cité Libre, Paris, Librairie de Médicis, 1946.
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participent de cette fondation rejettent l’idée d’une faille intrinsèque au libéralisme et mettent en avant des facteurs externes. Ils sont hostiles au terme « néo-libéral » qui remettrait en cause le système libéral delaissez-fairetel qu’il prévalait jusqu’alors et dont ils se font les zélateurs. Les réticences vis-à-vis de cette critique du libéralisme sont nombreuses mais tues, car la sauvegarde, la pérennisation et la revalorisation de l’héritage libéral doivent primer sur les clivages doctrinaux et les querelles idéologiques mineures. La deuxième guerre mondiale vient geler ces premières tentatives de reconstruction libérale. Ce n’est qu’après-guerre, en 1948, avec la création de la Société du Mont-Pèlerin par Friedrich Hayek, philosophe de l’École autrichienne et Wilhelm Röpke, de l’École allemande, que les néo-libéraux vont entamer leur lente et irrésistible reconquête intellectuelle.
À travers des structures bâties en réseau international, les néo-libéraux s’organisent et mènent durant plus de deux décennies dominées par les doctrines planistes, un développement discret mais intense. Ils mettent en place un ingénieux système de financement de leurs organisations, et font intervenir des acteurs du champ académique, industriel, administratif et 7 financier au sein de ce qu’il conviendrait d’appeler des « lieux de confluence » . Ces derniers se développent également dans le champ politique, notamment au Royaume-Uni comme l’Institute of Economic Affairs. Concomitamment à leur déploiement international, les néo-libéraux qui forment un groupe intellectuel relativement hétérogène voient resurgir et se cristalliser en leur sein des antagonismes doctrinaux à la fin des années 1950. Ces conflits, d’abord minimisés et latents ne tardent pas à s’amplifier, éveillant une lutte sourde et institutionnalisée dans ce qui s’apparente à un profond clivage interne entre « néo-libéraux interventionnistes », fidèles à l’École de Fribourg notamment et « néo-libéraux dérégulateurs » de l’École autrichienne et de l’École de Chicago.
Mais nous l’avons vu avec Gilles Dostaler : dans les années 1970, les apories doctrinales semblent appartenir au passé, et les partisans de la dérégulation semblent avoir définitivement assis leur domination sur le néo-libéralisme. C’est ce processus que l’on se propose de réexaminer ici, en tâchant de comprendre par quels jalons le néo-libéralisme, à l’origine isolé sur le plan international et hétérogène sur le plan idéologique, s’est construit pour devenir un paradigme dominant dont les caractéristiques idéologiques apparaissent aujourd’hui relativement éloignées de ses origines.
Il nous apparaît en effet très intéressant, au travers de cette étude, de tenter de comprendre les circonstances et les jalons historiques qui ont permis à un courant intellectuel de s’imposer comme l’idéologie dominante, et par là-même de saisir les mécanismes qui engendrent son développement structurel et son homogénéisation idéologique. Dans le cadre d’un cursus en Science politique et dans un contexte de crise économique majeure qui voit le modèle néo-libéral remis en cause, la compréhension de ce phénomène semble particulièrement intéressante, d’autant que plusieurs modèles alternatifs se proposent aujourd’hui face au néo-libéralisme sans que l’assise des structures de ce dernier ne soit, au demeurant, profondément menacée.
Dans cette optique, on s’attachera dans un premier temps à revenir sur la construction du consensus néo-libéral qui s’opère à la fin des années 1930 et après la Seconde Guerre mondiale, phase durant laquelle se dessine la stratégie de développement de ces libéraux. On verra que les premières ébauches d’un grand mouvement néo-libéral international font une large place aux zélateurs d’un interventionnisme libéral, et que ce mouvement hétérogène connaît une première phase marquée par la recherche de compromis idéologiques et la
7 Luc Boltanski, Pierre Bourdieu,La production de l’idéologie dominante, Paris, Demopolis/Raisons d’agir, 2008, p. 46.
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pérennisation de son existence dans le paysage intellectuel international. On verra par la suite que le mouvement néo-libéral connaît un développement international dominé par les partisans dulaissez-faire menés par la figure de Friedrich Hayek, lequel impulse une dynamique et œuvre à l’uniformisation de l’organisation principale des néo-libéraux dont il est l’un des fondateurs, la Société du Mont-Pèlerin, avec l’appui de plusieurs organisations et groupes d’intellectuels américains.
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I À la recherche d’un consensus néo-libéral
1° L’émergence du néo-libéralisme comme nébuleuse intellectuelle
Les libéraux assiégés
La « Belle-époque » dont le développement du capitalisme industriel et financier constitue le marqueur économique essentiel représente pour le libéralisme une période faste durant laquelle le système économique mondial s’étend considérablement. On parle alors le libéralisme de type manchestérien pour désigner le «laissez-faire-laissez passer» qui domine cette longue période de forte croissance. Le rôle de l’État en tant qu’acteur et régulateur de l’économie reste très peu développé jusqu’à la fin des années 1920, même si certains pays tels que la France connaissent une montée des revendications sociales du mouvement ouvrier qui 8 introduisent dans les politiques publiques un certain nombre de mesures .
Si la Première Guerre mondiale ébranle en effet le système économique mondial et facilite ainsi les débats relatifs à l’intervention étatique en France, où le politique ne reste cependant qu’un moyen de coordonner les dialogues commerciaux et impulser des grands 9 travaux nationaux , les années 1920 ne constituent pas une rupture économique majeure avec le système prévalant avant-guerre.A contrario, le développement du capitalisme après la fin de la guerre est exponentiel, et une longue période de prospérité économique se développe durant les années 1920. La très forte quantité de capitaux disponibles aux Etats-Unis qui inondent l’Europe et stimulent une reconstruction économique s’accompagne de la libéralisation et de la densification des flux de marchandises et de liquidités. Le libéralisme économique perdure et on assiste à la création de structures commerciales oligopolistiques multinationales.
Pourtant, le krach financier va faire éclater ce système durablement installé. D’abord circonscrit aux Etats-Unis, la crise économique qui en découle dès le début des années 1930 touche bientôt l’ensemble de l’économie mondiale et sonne le glas de l’ère libérale. Cette crise est surtout perçue, dans les milieux dirigeants et par de nombreux intellectuels comme une preuve de l’incapacité intrinsèque du libéralisme tel qu’il est mis en application d’assurer le développement économique et social des grandes puissances. C’est en effet au cours des années 1930 que se manifestent politiquement et socialement, tandis que la crise ravage les structures économiques en place dans les grandes économies occidentales, la volonté d’instaurer un ordre économique orchestré par la puissance publique.
Ainsi, à l’échelle mondiale, on assiste à une profusion de théories économiques valorisant le rôle des pouvoirs publics comme instances de contrôle de l’activité économique. Aux Etats-Unis, l’arrivée du démocrate Franklin Roosevelt à la tête de l’administration fédérale marque la mise en place duNew Deal, qui vise, à l’opposé dulaissez-faire, à stimuler la consommation des catégories populaires touchées par la crise dans le but de relancer la croissance, tout en réalisant de grands investissements publics ayant pour but de restructurer
8 François Denord,Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007, p. 11-12. 9 Ibid., p. 16.
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le système financier et l’industrie du pays. En Europe, d’où ont émergé le fascisme et le communisme dont les préconisations en matière de politique économique sont hostiles au libéralisme, les théories libérales cèdent également le pas aux théories dirigistes qui trouvent dans le chaos socio-économique une caisse de résonnance particulière. Arrivé aux affaires en 1936, le Front populaire met en place en France un ministère de l’Économie nationale, dont 10 dépendent les problématiques économiques de tous les secteurs commerciaux . L’heure est véritablement à une reprise en main de l’économique par le politique.
Déchirée entre le fascisme et le communisme, l’Europe voit en outre ressurgir de nombreux groupes intellectuels prônant le corporatisme, cette doctrine qui prône le regroupement des métiers en corps constitués susceptibles de défendre les intérêts de chaque profession. Tous ont pour objet de critique principal le libéralisme, vu comme le responsable 11 majeur de la crise économique que subit le monde . L’instauration du régime national-socialiste en Allemagne à partir de 1933 et sa propension à vouloir imposer à l’Europe son modèle socio-économique, faisant craindre l’éclatement d’une nouvelle guerre mondiale, finissent d’éteindre tout espoir de résurgence à court ou moyen terme des doctrines libérales dans la scène politique internationale.
Dans les milieux académiques, les libéraux des années 1930 sont très isolés. Lorsqu’ils ne sont pas déjà convertis au fascisme ou au marxisme-léninisme, les intellectuels se laissent séduire par les doctrines planistes. Ainsi, Alvin Hansen, professeur d’économie à l’Université de Harvard, résume le climat intellectuel dans le milieu universitaire américain des années 1930 : « Nous n’avons pas le choix entre ‘‘un plan’’ et ‘‘ pas de plan’’. Nous 12 avons seulement le choix entre le planisme démocratique et l’embrigadement totalitaire » .
C’est dans ce contexte très hostile au libéralisme que Walter Lippmann, célèbre éditorialiste américain, publie un ouvrage à contre-courant de l’idéologie dominante.
Diplômé de l’Université de Harvard, Lippmann est d’abord attiré par le socialisme. Il crée d’ailleurs dans cette université leHarvard Socialist Club, avant de s’en détourner au 13 profit du libéralisme . L’essai qu’il publie alors, intituléLa Cité Libre, est en cela iconoclaste qu’il fait l’apologie du libéralisme, tout en exerçant une sévère critique à l’encontre du laissez-faire. Lippmann considère en effet qu’il faut sortir du dilemme idéologique entre la loi naturelle nécessairement anarchique du marché et l’action arbitraire de l’homme sur 14 l’économie . La sortie de cet ouvrage et sa traduction française en 1938 vont être l’occasion pour les intellectuels libéraux de lancer un débat essentiel sur les causes de l’échec libéral et les moyens de s’en relever ; débat que l’intellectuel français Louis Rougier va mettre en œuvre à l’occasion d’un colloque organisé en août 1938 dans un haut-lieu académique, l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI).
Le Colloque Lippmann et la remise en cause des « certitudes » libérales
10 Ibid., p. 18-19. 11 Serge Audier,Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012, p. 62-63. 12 Alvin Hansen, cité in Lawrence H. White,The Clash of Economic Ideas, New York, Cambridge University Press, 2012, p. 155. 13 Francis Urbain Clavé, « Walter Lippmann et le néolibéralisme de La Cité Libre »,Cahiers d'économie Politique, 2005, n° 48, p. 3-4. 14 Ibid., p. 94.
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La figure de Louis Rougier est essentielle à la création d’un groupement néo-libéral. Celui qui, aujourd’hui, semble avoir presque disparu de l’historiographie contemporaine est pourtant considéré par le sociologue François Denord comme le « prophète du néo-15 libéralisme » .
Né à Lyon en 1889, Louis Rougier est un intellectuel atypique dans le paysage académique français. Agrégé et docteur ès philosophie, Rougier est relativement isolé dans le champ universitaire des années 1930. D’une part, l’homme n’est pas normalien, ce qui 16 l’empêche d’avoir accès aux « lieux neutres » reconnus de l’époque et le cantonne aux institutions universitaires hors de Paris. D’autre part, celui qui se présente comme un libéral ne s’inscrit pas dans le courant bergsonien dominant dans le champ académique de cette époque, ce qui le prive de nombreuses relations sociales. C’est à l’international que Rougier cultive ses relations et bénéficie d’un capital social important à avec des groupes sociaux isolés. En effet, l’intellectuel lyonnais, zélateur du libéralisme économique mais pourfendeur du libéralisme delaissez-faireles milieux patronaux et entretient de nombreux fréquente contacts en Europe, notamment avec l’Institut universitaire des hautes études internationales 17 de Genève (IUHEI), dont le directeur est le libéral William Rappard et où il dispense des 18 cours en 1938 .
Louis Rougier en appelle à un véritableaggiornamentopar le« Séduit  libéral. 19 libéralisme de Lippmann » , il profite en 1938 de la venue en France de ce dernier en France pour organiser un colloque international avec de nombreux intellectuels libéraux afin de rétablir le dialogue entre ceux qui ont été atomisés par la crise politique, sociale, économique, et intellectuelle affectant le libéralisme. Son capital social internationalisé lui permet de réunir vingt-six intellectuels à Paris du 26 au 30 août 1938. Le colloque est organisé, comme nous l’avons souligné, à l’Institut international de coopération intellectuelle, une institution éminemment prestigieuse promouvant la paix entre les nations et la lutte contre le nationalisme économique.
Le rassemblement se déroule en quatre journées et huit débats. L’essentiel des questions portent autour de deux problématiques redondantes. Dans un contexte de danger totalitaire où les acquis de la démocratie libérale paraissent menacés, il apparaît urgent de comprendre les causes de l’échec pratique du libéralisme en en examinant certains aspects théoriques, notamment sur la question de la régulation naturelle du marché. En outre, la question sociale est aussi centrale. Il paraît fondamental aux libéraux de comprendre si un système libéral est à même de satisfaire les exigences sociales dans un contexte marqué par une grave crise économique. C’est ce à quoi s’emploient les vingt-six participants du colloque Lippmann.
Plusieurs nationalités y sont représentées, puisqu’on y trouve un Espagnol, un Belge, 20 trois britanniques , un Polonais, deux Autrichiens, deux Allemands, deux Américains, quatorze Français. Au-delà de la surreprésentation française, qui s’explique notamment par le contexte géographique du colloque, on remarque que l’origine européo-centrée des
15 François Denord,Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique,op. cit.,p. 103. 16 Luc Boltanski, Pierre Bourdieu,La production de l’idéologie dominante, Paris, Demopolis/Raisons d’agir, 2008 (1973). 17 François Denord,Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique,op. cit., p. 103-104. 18 François Denord, « Aux origines du néo-libéralisme en France. Louis Rougier et le colloque Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement social, 2001, n° 195, p. 10. 19 Serge Audier,Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle,op. cit., p. 96. 20 Parmi lesquels Friedrich Hayek, naturalisé Britannique quelques mois auparavant.
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participants cache la diversité de leurs positions socio-professionnelles. Les grands professeurs tels que Ludwig Von Mises, Wilhelm Röpke, Lionel Robbins ou Louis Baudin côtoient des hauts-fonctionnaires tels que Jacques Rueff, de jeunes intellectuels encore relativement anonymes comme Raymond Aron, ou encore un éditeur, Marcel Bourgeois et des chefs d’entreprises néo-capitalistes tels que Auguste Detœuf et Louis Mario. Le colloque Lippmann semble donc être un brassage socio-professionnel, et ne se réduit pas à quelques 21 universitaires renommés, mais constitue une forme de « lieu de confluence » entre divers acteurs du champ universitaire, du champ économique, et du champ administratif. Pour autant, ce brassage est à relativiser, les propriétés sociales et professionnelles des participants étant rigoureusement scrutées par Rougier, et les membres du champ politique écartés du 22 colloque .
Au-delà de cette hétérogénéité socio-professionnelle, deux tendances idéologiques semblent se démarquer au sein du colloque. La vision réformatrice de Lippmann que partage Louis Rougier se rapproche de celles des ordo-libéraux de l’École de Fribourg, aussi appelée École allemande. Cette dernière est représentée au colloque par deux universitaires allemands de renommée internationale, Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow. L’École allemande se forme à cette époque grâce à un groupe d’universitaire de l’Université de Fribourg dont le 23 chef de file est le philosophe et économiste Walter Eucken . Ils écrivent de nombreux articles scientifiques pour dénoncer le protectionnisme et la cartellisation de l’économie allemande 24 des années 1920 et 1930 . En publiant dès 1937 la collectionOrdnung der Wirtschaft (Le règlement de l’économie), ils s’inscrivent dans la mouvance des réformateurs qui constatent l’incapacité du marché, laissé à sa propre liberté, de faire surgir un ordre naturellement efficient pour la concurrence, et plaident pour la mise en place d’un cadre juridique pour réglementer le marché et éviter la constitution d’oligopoles voire de monopoles. Ces libéraux allemands qui promeuvent une restructuration de la doctrine libérale sont suivis dans une certaine mesure par la plupart des participants français au colloque, tels que Louis Marlio et Auguste Detœuf, tous deux favorables à une forme d’intervention de l’État pour établir un cadre stable pour l’économie de marché.
La deuxième tendance idéologique qui s’affirme au sein du colloque est représentée par les tenants de l’École autrichienne. Leur chef de file, le renommé Ludwig von Mises est l’un des invités les plus prestigieux du colloque. Il enseigne alors à l’Institut des hautes études 25 universitaires de Genève. Friedrich Hayek, initialement proche du socialisme , avait largement été influencé par Mises et c’est en suivant l’un de ses séminaires que celui qui enseigne en 1938 à laLondon School of Economicsdécouvert des affinités s’était idéologiques avec le libéralisme. Les deux hommes sont donc proches et même si la figure d’envergure de Mises n’est alors en rien comparable avec celle du jeune Hayek, ils sont ensemble les deux zélateurs d’un libéralisme radical, puisqu’ils rejettent l’idée d’un effondrement libéral dû à des causes endogènes et s’inscrivent idéologiquement en faux par rapport à une quelconque responsabilité intrinsèque du libéralisme dans la crise des années 1930. Dans cette optique, l’École autrichienne souhaite la remise en place d’un libéralisme dépourvu du surplus d’intervention étatique revendiqué par l’École allemande.
Si ces conflictualités idéologiques surgissent de manière épisodique dans les débats du colloque Walter Lippmann, il n’en demeure pas moins que ce dernier a avant tout pour but de
21 Luc Boltanski, Pierre Bourdieu,La production de l’idéologie dominante,op. cit. 22 François Denord,Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique,op. cit., p. 118. 23 Serge Audier,Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle,op. cit., p. 413. 24 Ibid., p. 417. 25 Ibid., p. 113.
10
fédérer les libéraux autour d’un projet de reconstruction du libéralisme, dans l’optique de développer des structures d’échanges internationales. C’est ainsi que les acteurs du colloque, loin d’exhorter l’expression des divisions internes, s’attachent à mettre en relief les objectifs communs des libéraux, à savoir la pérennité de l’économie de marché et la disparition des économies dirigées. Surtout, les partisans d’une rénovation de la doctrine libérale semblent largement majoritaires au sein du groupe. Le fait que le colloque porte le nom de l’un d’entre eux est d’ailleurs l’illustration flagrante des rapports de force latents qui s’exercent dans la mouvance libérale des années 1930. Cet aspect est vérifiable par l’adoption, à l’issue du huitième débat, d’un « Agenda du libéralisme » qui dresse huit points d’accords fondamentaux qui sont censés avoir surgi des discussions. Globalement, cet Agenda revalorise le rôle de l’État en prévoyant un « interventionnisme juridique » et en élargissant les prérogatives de l’État par rapport à la doctrine classique du libéralisme, lequel doit désormais pouvoir intervenir dans des domaines tels que l’élaboration d’un système 26 d’assurance sociale public ou encore le financement de la recherche .
La création du CIRL : le projet avorté d’une institutionnalisation du néo-libéralisme
Cet accord unanimement accepté préfigure la création d’un Centre international d’études pour la rénovation du libéralisme (CIRL), structure internationale basée à Paris dont la mise en place est confiée à six français parmi lesquels Baudin, Rougier et Rueff, lesquels 27 28 l’inaugurent en mars 1939 . Le CIRL prévoit d’organiser des divisions nationales , néanmoins cet objectif n’est pas atteint compte tenu de deux facteurs majeurs. Les membres chargés de la création de ces structures affiliées se plaignent des difficultés matérielles rencontrées, liées au contexte d’instabilité économique, et expriment par ailleurs la crainte de 29 se voir assimilés à une structure politique .
L’intérêt de cette structure pour notre étude réside dans le fait qu’elle constitue la première entreprise concrète d’établissement d’une institution basée sur des principes néo-libéraux. Bien que relativement courte compte tenu du déclenchement de la guerre en Europe quelques mois plus tard, l’existence du CIRL est un prélude à la création de la Société du Mont-Pèlerin qui constitue, encore aujourd’hui, l’une des organisations principales des néo-libéraux. Le système de recrutement très sélectif mis en place par son président Louis Marlio est à ce titre intéressant, puisque sont avant tout recherchées les adhésions de personnalités du monde académique à fort capital symbolique. Deux groupes sociaux principaux se dessinent au sein du CIRL.
Le premier groupe est constitué de chefs d’entreprise, souvent membres de la Confédération générale du patronat français. Réunis autour de Louis Marlio et Auguste Detœuf, ces patrons issus de la deuxième révolution industrielle sont souvent issus de l’École polytechnique et membres de X-Crise, groupe d’étude prônant une rationalisation de 30 l’économie et de l’administration . À côté de ces acteurs du monde industriel, on trouve des universitaires, comme Raymond Aron. Entre ces deux espaces sociaux se dessine un « espace
26 François Denord, « Aux origines du néo-libéralisme en France. Louis Rougier et le colloque Walter Lippmann de 1938 », art. cité, p. 25. 27 Keith Dixon,Les évangélistes du marché, Paris, Raisons d’agir, 2008 (1998), p. 9. 28 François Denord, « Aux origines du néo-libéralisme en France. Louis Rougier et le colloque Walter Lippmann de 1938 », art. cité p. 26. 29 Ibid., p. 27. 30 Ibid., p. 29.
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