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Penser la valeur d’une œuvre.Propositions pour une sociologie de la musique responsable.Thèse de doctorat en sociologie et musicologie,soutenue le 12 décembre 2005, à l’Université Lille 3 (France),par Maÿlis Dupont.La musique,suprême mystère des sciences de l’homme,celui contre lequel elles butent, et qui garde la clé de leur progrès.Claude Lévi-Strauss.RésuméIl y a des choses qui valent. Des chefs d’œuvre, disons. Bach, Mozart, Beethoven. « LesPassions », « la Petite Musique de nuit », « la Neuvième », etc. Qu’est-ce que cela signifie ? Querecouvre le jugement de valeur ?L’interrogation est simple et ambitieuse à la fois. Simple, parce qu’elle tient du senscommun. Cette valeur, je l’éprouve / l’amateur l’éprouve au contact de l’œuvre. Ambitieuse,puisque l’histoire est longue de ceux qui ont tenté d’y répondre, qui avec les méthodes et conceptsde la philosophie, qui avec ceux de l’histoire, de l’anthropologie ou de la sociologie, et parce queces réponses, non contentes d’être plurielles, sont encore divergentes. Dans l’idée de ne pasaugmenter ce hiatus dans l’interrogation, j’ai cherché à ne pas me détacher de ce sens commun quime fait me poser la question : « Que signifie réellement, pratiquement, qu’une œuvre ait de lavaleur ? ». J’ai tenu ce sens commun (le mien et celui des acteurs rencontrés) pour le meilleurgarde-fou dans cette prospection vers ce qu’est / ce qui fait la valeur d’une œuvre.Comment penser la valeur d’une œuvre ? Procédant par ...

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Langue Français

Extrait

1
Penser la valeur d’une oeuvre.
Propositions pour une sociologie de la musique responsable.
Thèse de doctorat en sociologie et musicologie,
soutenue le 12 décembre 2005, à l’Université Lille 3 (France),
par Maÿlis Dupont.
La musique,
suprême mystère des sciences de l’homme,
celui contre lequel elles butent, et qui garde la clé de leur progrès.
Claude Lévi-Strauss.
Résumé
Il y a des choses qui valent. Des chefs d’oeuvre, disons. Bach, Mozart, Beethoven. « Les
Passions », « la Petite Musique de nuit », « la Neuvième », etc. Qu’est-ce que cela signifie ? Que
recouvre le jugement de valeur ?
L’interrogation est simple et ambitieuse à la fois. Simple, parce qu’elle tient du sens
commun. Cette valeur, je l’éprouve / l’amateur l’éprouve au contact de l’oeuvre. Ambitieuse,
puisque l’histoire est longue de ceux qui ont tenté d’y répondre, qui avec les méthodes et concepts
de la philosophie, qui avec ceux de l’histoire, de l’anthropologie ou de la sociologie, et parce que
ces réponses, non contentes d’être plurielles, sont encore divergentes. Dans l’idée de ne pas
augmenter ce hiatus dans l’interrogation, j’ai cherché à ne pas me détacher de ce sens commun qui
me fait me poser la question : « Que signifie réellement, pratiquement, qu’une oeuvre ait de la
valeur ? ». J’ai tenu ce sens commun (le mien et celui des acteurs rencontrés) pour le meilleur
garde-fou dans cette prospection vers ce qu’est / ce qui fait la valeur d’une oeuvre.
Comment penser la valeur d’une oeuvre ? Procédant par étapes, j’ai cherché à résoudre, ou
au moins à réduire l’espace de l’interrogation. Je donne l’idée du chemin à parcourir, en déployant
l’interrogation : penser la valeur, c’est penser [la valeur que [je reconnais à [une oeuvre]]]. Ce
déploiement fait apparaître trois plans, qu’il s’agit de considérer : celui de l’oeuvre ; celui de mon
rapport à l’oeuvre, ou du rapport singulier d’amateurs à une oeuvre ; celui de la valeur enfin, à
proprement parler, du jugement commun, ou de l’appréhension commune d’une oeuvre. L’histoire
des idées semble avoir montré qu’occulter l’un ou l’autre de ces plans empêche, au final, de saisir
ce qu’est ou ce qui fait une valeur. Que j’occulte le plan de l’oeuvre par exemple : restent des sujets,
des amateurs saisis abstraction faite de tout objet aimé, que l’analyste peut décrire sans entrave
comme de fins stratèges, auteurs, sinon manipulateurs, de leurs goûts, à moins qu’il ne les tienne
pour les simples agents d’une croyance que, consentants ou crédules, ils contribuent à entretenir.
Que j’occulte le plan des sujets maintenant : apparaissent des objets, des techniques, des
dispositifs ; dans le cas de la musique : une réalité plurielle, tant dans ses dimensions matérielles
(partition, enregistrements) que textuelles, dont les traits ne sont certifiés par aucun sujet pris en
particulier, sinon par l’analyste lui-même qui a tout loisir, à nouveau, de signaler et de qualifier
2
l’oeuvre et ce qui fait sa valeur à la place des acteurs. La difficulté n’est pas neuve. Formulée ainsi
cependant, elle suggère les moyens de la surmonter. J’ai indiqué le chemin à parcourir. J’en
reprends une à une les étapes.
***
Qu’est-ce que l’oeuvre, pour commencer ? Que recouvre ce terme, dans le cas de la
musique ? Quelle réalité désigne-t-il à chacun de ses usages ? Il apparaîtra clairement que si je
parle d’oeuvre, cherchant à rendre compte de ce que recouvre le terme dans quelques situations
précises, ce n’est pas pour fixer à mon tour, à la place des acteurs, des frontières, mais plutôt pour
me donner les moyens d’explorer, de repérer, de rassembler, à un premier niveau, une réalité
dispersée (dans le temps et l’espace, notamment). Ce premier niveau d’analyse, quel est-il ? Celui
d’un « il y a » (« il y a oeuvre »), d’une réalité plurielle, que l’on verra chargée pêle-mêle par des
objets, des techniques, des discours ou des classes d’acteurs, prise en charge, cela étant, par aucun
(par aucun en particulier). Une telle réalité, comment en esquisser les traits ? Comment rendre
compte des dimensions de l’oeuvre ?
Ne renonçant pas à l’aborder de front, j’ai posé la question : « qu’est-ce que l’oeuvre, en
musique ? » (chapitre 1). J’ai tiré profit de réponses connues pour amorcer ma réflexion.
On connaît au moins deux façons de répondre à la question de l’oeuvre, ou deux paradigmes
de l’oeuvre : celui qui assoit l’analyse musicale et celui qui justifie l’approche sociologique. Le
paradigme de l’analyse musicale – appelons-le paradigme musicologique – tient dans cette
équation : l’oeuvre, c’est la partition. Plus exactement : c’est le texte musical fixé sur un support,
réel ou virtuel. Parlant de « paradigme », je souhaite bien signaler qu’on a là non seulement l’oeuvre
pour
le musicologue, mais encore l’oeuvre
du
musicologue. Car c’est un tour de force conceptuel
que cette mise en équivalence de l’oeuvre et de « l’écrit », évidente ni pour le clerc du Moyen-Age
préparant sa lecture cantillée (pour lequel l’écrit est un adjuvant très partiel), ni pour l’amateur du
18
ème
siècle s’essayant à une pratique (pour lequel le plaisir ou le jeu compte certainement plus que
la fidélité au texte), ni pour le compositeur contemporain doublant son travail d’écriture (partition)
d’un travail d’explicitation de l’écrit (notice, exégèse). Si réduction il y a, il faut bien admettre
cependant qu’elle est féconde, à la source de toute une discipline, capable même d’infléchir
pratiques et représentations.
Le paradigme sociologique renverse la perspective, proposant pour sa part cette équation :
l’oeuvre, c’est ce que des acteurs, un « monde de l’art » (Becker), un « champ » (Bourdieu)
désignent comme tel. Telle est la force de l’intention esthétique. Portant son attention sur l’accord
des acteurs entre eux, le sociologue remet l’oeuvre et sa valeur dans l’histoire. Il n’écarte
a priori
le
travail d’aucun acteur spécialisé (compositeur, agent, interprète, critique musical, administrateur,
récepteur, etc.). Son
a-priori
cependant est ailleurs, qui fait de sa lecture le négatif d’une lecture
essentialiste. L’objet singulier importe peu dans de telles analyses, constructivistes, ou
conventionnalistes, de l’oeuvre d’art, rarement pris en charge dans sa dimension matérielle, plus
rarement encore dans sa dimension textuelle.
C’est avec l’anthropologie que se dessine une autre voie possible, faisant une juste place à
l’objet (objet matériel et/ou objet sonore), sans pour autant l’extraire de l’Histoire. Qu’observe
l’anthropologue sur le terrain ? Moins une oeuvre qu’un « on oeuvre » : des acteurs diversement
engagés, des objets diversement manipulés, et encore des lieux, des pratiques, des représentations,
etc., mobilisés, ou
à l’oeuvre
. La métaphore du réseau signe ce troisième « paradigme », qui
rapproche (sans hasard) le travail méticuleux d’un Lortat-Jacob sur le terrain à la réflexion
systématique d’un Bruno Latour. Elle invite à lire l’oeuvre comme somme approximative (ou
mémoire imparfaite
) de ses occurrences dans le temps et l’espace, produit de l’engagement d’une
multitude d’actants, à toujours reconduire, consolider, étendre. Notons que le postulat d’une
3
distribution non a-priorétique de l’action semble le seul à même d’écarter définitivement tant les
postures essentialistes (sans reconnaissance d’une action réelle des sujets) que les postures
constructivistes (sans reconnaissance d’une action réelle des objets). Toute difficulté n’est pas
évacuée pour autant. Car si l’objet d’art doit être considéré, non comme objet générique, mais
comme objet singulier, reste à savoir comment relever sa présence et qualifier son action, lui qui
n’est ni tout à fait fixé (et prescriptif), ni à l’inverse transparent.
Je tiens cette considération de l’objet, de ses résistances propres et de sa participation à
l’action pour l’apport le plus original de ce travail. Elle a commandé la redéfinition de « terrains »,
et de méthodes pour les appréhender. On verra ces terrains et méthodes présentés par la suite.
Le postulat d’une redistribution de l’action m’a dès lors invitée à poser la question : « qui
est auteur de l’oeuvre ? » (chapitre 2).
« Le compositeur, bien entendu ! » Derrière ce bien entendu se laissent voir des manières
fort différentes d’être auteur. Etre auteur de la sonate K.545 n’a pas le même sens, ou ne renvoie
simplement pas aux mêmes gestes, qu’être auteur de
La Symphonie fantastique
ou de la
Structure
Ia
. Si Mozart a pu composer sa pièce au piano notamment, Berlioz l’a composée à sa table, avec
papier et crayon, quand Pierre Boulez a usé pour sa part de quelque machine à calculer (avant qu’il
ne s’appuie sur les technologies mises en place à l’Ircam). J’ai esquissé trois figures, ou trois
idéaux-types du rapport de l’auteur-signataire à son oeuvre. Figure du compositeur
anonyme
,
d’abord : la société pour laquelle il écrit donne son nom à l’oeuvre, quand elle n’en fixe pas le
genre, la forme, la formation. L’écriture est toujours, dans une certaine mesure, collective. Figure
du compositeur
créateur
, ensuite : empreinte de l’idéologie romantique, elle sous-tend la logique
juridique (du droit d’auteur), faisant de l’oeuvre l’émanation, ou mieux l’incarnation, d’un auteur. Il
y a un lien d’identité entre l’oeuvre et l’auteur. Figure du compositeur
absent
, pour finir, traduction
d’un désengagement de l’auteur, auquel se substitue quelque principe automatique ou aléatoire de
développement du matériau. Outre des propositions sociales, il est des propositions
objectales
(liées
aux objets : techniques ou matériaux exploités) autrement dit, qui nourrissent l’écriture de l’auteur.
Il est d’autres acteurs qui participent à l’oeuvre et spécifient ses traits. Figure historiquement
mêlée à celle du compositeur, l’interprète voit son rôle spécifié avec l’apparition d’une culture des
oeuvres du passé (à partir du 18
ème
siècle, en Europe). La complexité grandissante du langage
musical (et par suite du jeu, vocal ou instrumental), les travaux accomplis dans le sens d’une
« ouverture » de l’oeuvre, le développement d’une musique dite « acousmatique », exposent encore
davantage aujourd’hui la place de l’interprète. Qu’en est-il du public ? Que fait-il à l’oeuvre ? Sa
participation apparaît en creux dans les situations où il fait défaut, lors d’une réunion musicale
d’amateurs par exemple, dont la société bourgeoise classique est friande, en France comme en
Allemagne. L’influence du public s’exerce en amont de la performance, lorsque l’interprète, et le
compositeur avant lui, anticipent ses attentes. Elle s’exerce encore en aval, l’auditeur étant
« l’opérateur en dernier recours de l’oeuvre » (Ricoeur). Dès lors que l’on admet que la partition
n’est pas l’oeuvre, que le compositeur, autrement dit, n’en est pas le seul auteur, on ne peut
a priori
fixer le nombre de ceux qui chaque fois la composent. Ingénieurs du son ou (état des) techniques,
architectes ou salles, luthiers ou instruments prennent encore part à ce qu’elle est.
Ne serait-il pas plus juste, dès lors, de parler d’une « fonction-auteur » (Foucault) que l’un
ou l’autre actant peut venir occuper ? L’oeuvre musicale fonctionne avec un, et même des noms
d’auteur. « Bach » : ce nom me permet de délimiter un corpus, de mettre en rapport les éléments de
ce corpus et de les comparer à d’autres. Il suggère par ailleurs sur quel mode ils doivent être reçus.
Que je dise « Glenn Gould » maintenant, et je ne suis pas loin de faire apparaître le même corpus.
Je le fais apparaître cependant
sous des traits différents
. Chaque nom précise l’oeuvre (les traits qui
comptent dans l’oeuvre) en même temps que notre rapport à l’oeuvre. Est-il d’autres fonctions
susceptibles d’induire un régime similaire d’existence ? Pensons à la fonction du titre : sans auteur,
une « oeuvre » peut néanmoins circuler sous ce statut, par le moyen d’un titre (
Symphonie n°…
,
4
Quatuor n°…
). Pensons encore à la fonction du support : certains supports, voire certaines mises en
scène, induisent que ce qui est produit est une « oeuvre ». En multipliant les fonctions qui font
l’oeuvre (qui la font exister sur le mode d’une « oeuvre »), on multiplie les arguments susceptibles
d’exercer de telles fonctions : non le seul
nom
de l’auteur, mais encore le
titre
figurant en haut
d’une partition, l’enregistrement disponible sous la forme d’un
disque
, le
dispositif
du concert ou
d’une répétition, les
acteurs
engagés, la
coupure de presse
, etc., font de fait qu’il y a « oeuvre »,
fixent les traits de l’oeuvre qu’il importe de juger et les modalités de nos rapports à l’oeuvre. La
question devient celle du comment : que recouvrent ces fonctions ? comment se fait l’oeuvre ?
Telle est la question que nous soulevons à ce stade : « comment se fait l’oeuvre ? »
(chapitre 3). La réponse apportée est celle d’un terrain. Le 4 mai 1996 apparaît, pour la première
fois dans la presse généraliste française, ce nom : [
Sur Incises
de Pierre Boulez]. Je me suis servie
de ce nom comme d’une balise signalant chaque apparition de l’oeuvre. J’ai cherché à les décrire et,
au final, à rendre compte de leur prolifération qui fait l’oeuvre.
Première manifestation (publique) de l’oeuvre : elle prend la forme d’une coupure de presse
d’une dizaine de lignes, implique un certain nombre d’acteurs, parmi lesquels le journaliste et les
lecteurs de la page 28 du quotidien
Le Monde
, présente une figure peu précise (quelques traits, dont
certains seront abandonnés par la suite). En l’absence de tout autre relais (autre support, autre
situation, autre discours), l’oeuvre existe dans le seul moment de cet événement. Dans la pratique,
cette manifestation est relayée par bien d’autres : l’oeuvre est éditée par Universal Edition en 1998,
donnée en première mondiale à Edimbourg le 30 août 1998, reprise à la Cité de la Musique à Paris
deux mois plus tard ; elle est déposée à la GEMA le 5 novembre 2000, commercialisée par
Deutsche Grammophon la même année, sélectionnée pour les Grammy Awards en 2001 ; l’oeuvre
est analysée lors d’un entretien que le compositeur m’accorde le 22 mai 2005, et encore discutée
dans de nombreuses situations qui échappent à l’observation, entre amis, à la sortie d’un concert,
lors d’une répétition, etc. Chacune de ces manifestations implique des acteurs, enrôle des objets,
définit des usages, articule des discours. Chacune fait apparaître
une
figure de l’oeuvre, plus ou
moins précise, et plus ou moins articulable à d’autres. Rassemblant ces figures, je peux tenter de
décrire l’oeuvre
en train de se faire
.
Différentes méthodes d’enquête (de l’analyse de partition à l’analyse de presse, en passant
par l’observation ou la quantification des objets et des exécutions de l’oeuvre) ont permis de repérer
ces procédés précis qui font l’oeuvre
Sur Incises
: procédés d’exploitation de type acoustique,
combinatoire ou bien processuel d’un matériau musical présenté dans
Incises
(1994)
1
; procédés de
traduction et de reproduction mécanique d’un objet initial, la partition manuscrite ; procédés
d’expansion et de consolidation du cercle des acteurs engagés dans les exécutions de l’oeuvre ;
procédés d’exploration, de correction et de répétition des discours qui donnent une forme à l’oeuvre.
Pour dire ou résumer ces différents procédés, j’ai préféré au terme de « composition » celui de
« prolifération ». Ce dernier dit un procédé continu (d’extension, de multiplication) dont on ne
préjuge pas les bornes, ni la forme. L’unité est première dans le procédé de prolifération, si bien
qu’aucun déploiement à venir ne peut la mettre en cause. Quant à la forme verbale « proliférer »,
elle désigne une seule place, active, que « l’oeuvre », « le matériau », « les acteurs », « les
discours » ou « les objets » peuvent aussi bien venir occuper. Si une partition peut bien
être
composée
, « l’oeuvre », elle,
prolifère
.
J’ai souhaité, pour finir, rendre compte d’un moment particulier, grâce auquel l’élaboration
de l’oeuvre est formidablement accélérée. Ce moment, c’est celui du concert-atelier donné par
Pierre Boulez, dans la salle des concerts de la Cité de la Musique à Paris, le 10 novembre 1999. La
prolifération des objets, des acteurs, des discours (parmi lesquels un discours musical) enrôlés pour
faire l’oeuvre, la faire apparaître, faire apparaître ses « traits-qui-comptent », ne saurait être plus
1
Sur Incises
pour trois pianos, trois harpes et trois percussions fait suite à
Incises
pour piano, du même compositeur.
5
manifeste que dans cette situation où l’oeuvre est dépecée, expliquée, recomposée par Pierre
Boulez, par les interprètes engagés, par les auditeurs mobilisés, dans une salle suréquipée,
l’événement devant donner un film. C’est moins l’aspect proliférant, cela étant, que l’aspect
performatif d’une telle situation qui me retient à ce stade : l’événement fait l’oeuvre, plus
exactement une figure de l’oeuvre sur laquelle viendront s’en greffer d’autres. L’observation
in situ
,
puis l’analyse des séquences du film m’ont conduit à relever deux procédés distincts dans le
processus d’élaboration directive de l’oeuvre : un procédé de mise en récit (verbal) des événements
sonores, qui donne au déroulement de
Sur Incises
un caractère logique et narratif ; un procédé de
mise en équivalence des dimensions de l’événement (ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que
l’on en dit…), qui renforce l’efficacité de cette mise en récit.
Compositeur, interprètes, auditeurs, critiques, éditeur, régisseur, luthier, instruments, scène,
salle, partition, matériel d’enregistrement, de diffusion, textes verbal et musical, etc. : tous ces
actants font apparaître une figure d’oeuvre faite en commun. Ce n’est jamais que celle d’un « on »,
cependant : « on a fait en commun », « il y a oeuvre ». Dans ce « il y a oeuvre », il y a beaucoup,
mais pas encore de place pour un « je » qui la prenne en charge. Le trajet est encore long de ce « il
y a » à un « j’aime », et à un « nous avons ».
***
Parlant d’oeuvre, plutôt que de pièce ou de recueil de pièces, m’aventurant ainsi dans un
espace normé, j’ai décliné déjà le thème de la valeur. N’ayant pu trouver cependant, dans ou autour
de l’objet (dans le réseau qu’il organise), la justification de sa valeur, j’ai clôturé la première partie
sur un demi-constat d’échec. Quoique j’aie pu suivre, sur le terrain, le devenir d’une oeuvre, la
faisant apparaître du même coup dans ses justes dimensions, je ne suis parvenue à en comprendre la
valeur, le sentiment
partagé
de sa valeur. Cette seconde formulation suggère la voie à suivre. Je
dois avoir repéré, rassemblé et décrit des rapports
singuliers
à une oeuvre, si je veux pouvoir
comprendre un rapport
commun
.
Un mot, à ce stade, pour bien expliciter le mouvement de cette thèse. J’ai commencé mon
parcours « du côté de l’objet », proposant de lire « l’oeuvre » (ou le chef d’oeuvre) comme
l’attestation de la musique
au plan des objets
(partie 1). S’il est bien des sujets considérés dès ce
premier moment, ce sont des sujets génériques. Nulle prise en charge singulière de l’oeuvre à ce
stade. Nul amateur pour dire « je ». Nul collectif, par suite, pour affirmer un « nous ». Les actants
regroupés et à l’oeuvre ne signalent qu’un « ils » ou un « il y a ». Je propose de continuer « du côté
du sujet », côté où des sujets sont visibles dans leurs rapports singuliers à une oeuvre (partie 2). Ces
sujets singuliers,
en prise avec des objets
, feront assez apparaître que, loin de s’opposer, les
différents moments du parcours se complètent, l’attention se portant tour à tour sur ces attestations
de la musique que sont « l’oeuvre », « l’amour » et « la valeur ». Si le « je » est seul à même de
performer le verbe aimer, le « nous » doit « performer » la valeur. On comprend en quel sens
l’approche peut être dite « responsable ». C’est qu’elle implique ou engage la voix de plusieurs
sujets, parmi lesquels on compte le chercheur. On entendra ce qualificatif en un autre sens encore,
profitant d’une étymologie détournée. Est « res-ponsable » (il faudrait écrire « res-pensable ») une
sociologie qui cherche à
penser la chose
, prenons ce dernier terme dans le sens de
l’objet
(la
matière, l’inanimé). De là, les axes qui signent cette approche : considérer des « je », seuls à même
de dire ce qu’est pour nous une valeur ; faire une place à l’objet, aux objets actifs de l’expérience
artistique. On devine que j’achèverai mon parcours du « côté du collectif », prenant appui sur cette
définition minimale de la valeur : elle est ce qui est commun à plusieurs. C’est ce « commun » que
j’interrogerai (partie 3).
Considérer des voix singulières, voix d’amateurs en prise avec l’objet aimé : le projet est
d’une application délicate (chapitre 4). Le « j’aime » de l’amateur peut-il être saisi par la
6
sociologie ? Le sentiment pour l’objet, et encore l’objet lui-même, approprié par l’amateur, ne sont-
ils pas irréductibles à tout autre ? Du reste, comment saisir ce « j’aime » ? avec quels outils ? dans
quelles situations ?
On abordera le problème en discutant quelques résultats de la sociologie bourdieusienne.
Comment Bourdieu parvient-il à saisir « l’amour de l’art » ? On connaît la confiance dont le
sociologue fait preuve sur le terrain, qui le conduit à « livrer l’exploration de tout un domaine à
deux ou trois questions »
2
. On relève plus rarement le détail d’une réflexion systématique qu’il
développe à la même époque, qui l’amène à conclure à « l’irréalité » des enquêtes « qui enregistrent
comme des produits authentiques de l’habitus les réponses suscitées par les stimuli abstraits de la
situation d’enquête »
3
. Voilà une première difficulté exposée : si l’amour, chez Bourdieu, est sans
objet réel, n’est-ce pas qu’il est saisi sans son objet réel, « en-dehors de toute situation » ?
Comment saisir l’amour
en situation
? Bourdieu signale autrement ce hiatus entre logique de la
pratique et logique de la science. Dans la pratique, le sens est partout, partout surabondant. Dès lors
que l’amateur, et le sociologue après lui, désireux d’objectiver un sens, tranchent parmi cette
pluralité signifiante, ils produisent du non-sens. Une seconde difficulté de l’enquête tient à la mise
en mots de l’objet observé. Je reviendrai sur ces difficultés, tant d’un point de vue théorique, en
prolongeant la réflexion de Bourdieu, que d’un point de vue pratique, en proposant un dispositif
capable de les lever.
Je souhaite rencontrer des « amateurs ». Je m’arrête à une population d’experts et propose
aux étudiants du CNSMDP qui le souhaitent de venir me parler d’une oeuvre qu’ils aiment. Ils
sélectionnent une oeuvre, en apportent l’enregistrement. Nous l’écoutons ensemble plusieurs fois.
Que dire de cette situation ? N’est-elle pas « artificielle » ? Mais au regard de quelle situation plus
« naturelle » ? L’écoute en concert ? à domicile ? dans une salle d’attente ? chez un disquaire ?
Chaque écoute a un format qui lui est propre. Chaque format produit une écoute singulière. Il ne
semble guère possible d’ordonner ces formats, ni de juger ces écoutes à l’aune d’une écoute
authentique introuvable. On demandera avec plus de profit : le format d’écoute proposé est-il (et
dans quelle mesure) familier aux sujets rencontrés ? Celui que je propose s’apparente au format
d’une écoute en classe (classe d’analyse, d’histoire de la musique…) ou d’une écoute domestique,
entre pairs ou amis. Sollicitée, à moins qu’elle ne soit spontanée, une parole s’ajoute, dans l’un et
l’autre cas, à la musique, qui vient décrire l’oeuvre ou un rapport à l’oeuvre. Au final, si l’amateur
use, qualifie et articule ensemble des supports,
en chaque situation
, dans le but de faire apparaître
son amour, la tâche du sociologue, soucieux de « saisir cet amour en situation », consiste moins à
reproduire, ou chercher à reproduire, telle situation jugée plus « naturelle » qu’à tenter de saisir
dans quelle situation quel objet est donné (construit ou qualifié).
Abordons le problème par son autre face et posons la question : qu’est-ce que la parole du
sujet peut permettre de saisir d’une situation donnée ? Il est une objection massive derrière cette
question, que l’on résumera ainsi : verbaliser, c’est ajouter du sens à une musique qui n’en a pas. Je
l’écarte cependant en avançant l’idée que, quoique
l’oeuvre
musicale puisse être tenue pour
irréductible au langage,
l’expérience
de l’oeuvre, elle, ne l’est pas, qui comprend d’emblée le
langage. Autre est l’objection qui vise une opération du verbaliser : la reconstruction, souvent
synonyme de simplification, de l’expérience. Je distinguerai à ce stade deux régimes
d’énonciation : le régime du « discours », de ce qui vient après et ressaisit l’expérience, et le régime
de la « parole », vive, ou en situation. Parole et discours peuvent être exploités dans l’enquête, dès
lors que sont explicitées les conditions de leur production. Ils sont exploités dans mon enquête, de
la façon suivante : chacune des expériences s’ouvre sur une écoute de l’oeuvre, suivie d’un
entretien ; c’est le régime du discours. Une seconde séquence, dite « d’écoute-parlée », fait suite à
la première, durant laquelle l’amateur est invité à parler dans le temps de l’écoute, afin de signaler
et de qualifier l’oeuvre et son rapport à l’oeuvre. Ce que je recueille dans ce temps est une parole
2
Pierre Bourdieu, 1979,
La Distinction. Critique social du jugement
, Paris, Editions de Minuit, p. 591.
3
Pierre Bourdieu, 1980,
Le Sens Pratique
, Paris, Editions de Minuit, p. 153 (note 10).
7
vive et une parole libre (ou relativement libre), sans interlocuteur autre que la musique qui la
relance.
Les conditions de l’enquête discutées, qui visent à faire une place au sujet, l’interrogation
méthodologique ne se referme pas pour autant. Que faire de ce corpus rassemblé par l’enquête, qui
se présente à moi sous la forme de 18 cassettes enregistrées ou de 150 pages de transcription
papier ? Comment traduire ce corpus en quelques résultats ? (chapitre 5)
Je souhaite insister sur un point. La perspective pragmatique que l’on aura vu se dégager ci-
dessus m’invite à affirmer qu’il n’est d’autres objets à saisir que ceux que la situation fait
apparaître. Les supports que le sujet mobilise, les tactiques dont il use, les discours auxquels il
emprunte dans cette situation, loin de me détourner de mon objet, sont ce qu’il y a à considérer,
constituant
au sens fort son amour. Cette posture pragmatique, que signale un certain rapport au
terrain, le rapport à l’analyse la spécifie encore. Pour le dire d’un mot : on considérera sans solution
de continuité les « manières de faire » de l’amateur, de l’enquêteur sur le terrain, de l’analyste à la
reprise du terrain, pour faire apparaître un « amour ». Au même titre que les outils de l’amateur, je
présente l’outil que j’utilise à ce stade : le logiciel Alceste. Deux traits rendent cet outil adapté à
une approche pragmatique. 1) Alceste opère une analyse de données, non une analyse de contenu.
Entre l’une et l’autre analyses, le chemin est inverse qui mène, pour la première, des régularités
discursives manifestes dans un corpus d’énoncés aux positions qu’elles dessinent pour des
subjectivités virtuelles (des « énonciateurs »), ponctuellement prises en charge par des
« locuteurs ». Le point de départ de l’analyse Alceste est le
donné énonciatif
. 2) Le corpus traité
comprend l’ensemble de mes interventions. Les régularités discursives produites par la répétition
de ces interventions auprès des 29 amateurs traduiront l’effet d’imposition qu’elles exercent chaque
fois. Utilisé de la sorte, le logiciel fait apparaître notre
faire apparaître
, soit le produit
et les règles
d’un échange en partie contrôlé.
L’analyse du corpus donne cinq classes de régularités discursives, autrement dit cinq
« lieux » ou cinq « topoï » du discours. Le premier lieu est celui d’une appréhension du sonore,
dans ses qualités de timbre, de rythme, de dynamique, etc. Cette appréhension s’appuie sur la
qualification assez générale d’un matériau musical (« notes », « intervalles », etc.) et de manières
de faire instrumentales ou compositionnelles. La présence significative dans cette classe de l’item
« instant » signale une appréhension discrète, plutôt que continue. Le deuxième lieu est celui d’une
mise en récit du musical, selon un type bien spécifié : le récit musicologique. La récurrence des
termes relatifs à une forme musicale et à son devenir est une caractéristique du lieu. Le troisième
est celui de l’histoire, ou des histoires situées d’amateurs. Les marqueurs de personne et de
temporalité sont nombreux dans cette classe. La musique est présente à travers ses supports et les
lieux qui la donnent. L’évaluation esthétique forme le quatrième lieu du discours, repérable
notamment à ces termes, qui signalent le travail du jugement : « hésiter », « étudier », « préférer »,
« par exemple », « en général », etc. Reste ce que j’ai nommé « le lieu de l’entretien », où se
signalent moins ce que l’on fait apparaître que les conditions pratiques de ce faire apparaître
(l’attitude réflexive, la difficulté à dire, l’interrogation, la présence d’un interlocuteur, etc.).
Je précise maintenant les liens de ces lieux aux variables introduites (le régime
d’énonciation est-il celui de l’entretien ou celui de l’écoute-parlée ? l’énonciation porte-t-elle sur
l’oeuvre apportée ou sur l’oeuvre que je propose dans un second temps d’écouter
4
) en ressaisissant
l’ensemble de l’espace discursif. Cet espace (obtenu au moyen d’une analyse factorielle des
correspondances) met en avant deux axes. Le premier oppose les dimensions acoustique et sociale
de la musique, la faisant apparaître dans sa « réalité sonore » (classes I et II) ou sa « réalité
mondaine » (classes III et IV). Le second oppose le côté du récit, de ce qui peut être saisi ensemble
(classes II et III), au côté de l’événement, irruption intempestive du sonore (classe I) ou de la valeur
4
The Shadows of time
du compositeur Henri Dutilleux (1997). Dans la quasi totalité des cas, l’oeuvre n’était pas connue
des auditeurs.
8
(classe IV). Au gré des positions d’énonciation, la musique est ainsi saisie comme
événement
sonore
, défini par ses caractéristiques acoustiques ; comme
oeuvre
(au sens de l’esthétique), définie
par ses caractéristiques formelles ; comme
objet d’une histoire singulière
, défini par l’histoire de
l’amateur ; comme
valeur
, définie par sa position dans un espace normé ; comme
ce dont on parle
,
défini par le cadre de l’échange. L’espace explicité, je peux donner un sens à la corrélation de
l’oeuvre aimée (ou de l’oeuvre imposée) à l’un ou l’autre lieu (le lieu III et le lieu II dans le cas de
l’oeuvre aimée). Aimer, être amateur, semble tenir à ce stade dans cette
double histoire
, de
l’amateur avec l’objet aimé.
Je considère chaque parcours d’amoureux, sur le fond de cet espace objectivé (chapitre 6).
Chacun projette une ombre ou une lumière singulière sur les lieux repérés. Je reviens sur les lieux
qui disent l’attachement du sujet (lieu III et lieu II).
Dire son amour, c’est dire une histoire ou une trajectoire personnelle (lieu III). Je reprends
le détail de ces histoires qui toutes « composent ensemble » des éléments hétérogènes (Ricoeur).
Une oeuvre aimée, pour commencer : prétexte ou raison du récit, il suffit qu’elle soit désignée (par
un nom ou quelques prises qui la résument) pour constituer l’histoire. Relever en détail ces
désignations donne déjà l’idée de ce qui est aimé. Des supports, des personnes et des situations,
ensuite : ils suscitent l’amour, dans le récit (déclenchant l’attention de l’amateur), et le font
apparaître, dans l’entretien (éléments du récit qui donne à voir l’amour). On devine quelle peut être
la performativité du récit. Des motifs, des causes et du hasard, encore : ressources narratives tour à
tour mobilisées par le sujet, elles font tenir ensemble les ingrédients de l’histoire. On peut relever
plusieurs schèmes communs à ces histoires. Des temporalités plurielles enfin, qui rassemblent, dans
le temps d’
une
histoire, des souvenirs, des attentes ou des désirs, et une attention présente. Ces
outils précisés, on peut suivre les traces de cette « mise en récit » du sujet, de cette construction ou
de cette reconstruction de soi, dont seule importe l’efficacité : qu’elle puisse faire apparaître,
pour
les deux interlocuteurs de l’échange
, le sujet comme amateur.
Il est un second récit dans le récit, celui de l’objet dit ou saisi comme oeuvre (au sens de
l’esthétique) (lieu II). Je peux en repérer l’auteur, ou plutôt les auteurs, car des voix sont mêlées
dans un tel récit, qui emprunte au jugement de l’Histoire, au jugement des pairs ou à celui des
experts. Je peux relever encore les registres de discours mobilisés (registre technique, registre de
l’imaginaire, registre de l’émotion) et l’efficacité de chacun pour faire apparaître, non n’importe
quel objet, mais bien celui, précis et singulier, que l’amateur aime. Je peux enfin et surtout repérer
quelques traits d’un objet qui lui est propre. L’objet aimé comprend des zones d’ombres et la
relation à l’objet des sentiments contrastés, parce que l’amateur est
dans le concret d’une pratique
,
non dans un amour rêvé ou idéalisé, si bien que son amour apparaît comme tout à fait singulier.
Reste à penser le passage d’un amour
singulier
à une valeur
partagée
. C’est l’objet de la
troisième partie. Je ne reviens pas sur les pistes que le travail autour de l’oeuvre imposée permet
d’esquisser en ce sens. Il suffit que la difficulté soit pointée : comment comprendre qu’une
même
oeuvre puisse
compter
pour plusieurs ?
***
Comment penser la valeur d’une oeuvre ? Je n’éviterai plus cette fois la question, quoique
les chemins que j’emprunterai pour y répondre livreront des propositions, plus que de véritables
solutions.
Le terrain, bien sûr, n’est pas vierge : il y a des usages et il y a des théories de la valeur.
Théories ou modèles de type relativiste trouvent dans la variabilité plus ou moins avérée des
attributions de valeur (dans le temps et l’espace) un argument commun, opposable aux modèles de
type essentialiste, bâtis sur le postulat que la valeur est un attribut indéfectible de l’objet, que les
acteurs peuvent tout au plus rendre (plus) apparent. Modèles économiste, historiciste, cognitiviste,
9
esthétique, etc., s’il est un reproche que l’on peut faire à la plupart, c’est de retrancher
a priori
du
collectif qui s’accorde sur la valeur d’une oeuvre l’un ou l’autre actant. Interroger la valeur d’une
oeuvre, c’est interroger la dimension commune, ou partagée, de l’oeuvre,
ce qui est collectif
, sinon
directement
le collectif
.
Le premier chemin parcouru le sera en compagnie de Paul Ricoeur (entre autres) et nous
amènera à reprendre les thèmes déjà mobilisés du récit et du Nom
5
(chapitre 7).
Qu’a à voir un récit avec une musique ? Il n’est qu’à lire l’une ou l’autre analyse littéraire
pour voir de quelle façon l’univers du récit emprunte à celui de la musique : rythme, tonalité,
variations thématiques, contre-chant, etc., sont des notions efficaces pour décrire le récit. Qu’a à
voir une musique avec un récit, réciproquement ? Le thème d’une « narrativité musicale » n’est pas
neuf, diversement pris en charge au cours de l’histoire par un Jean-Jacques Rousseau (on parle
alors d’« expressivité musicale »), un Franz Liszt ou un Richard Strauss, auteurs de « poèmes
symphoniques », un Richard Wagner appelant à un « art total », un Arnold Schoenberg ou un Luigi
Nono, composant qui un « drame de la parole », qui un « drame de l’écoute ». Musique et récit
relevant d’un art commun de raconter, on se posera la question de ce qui est raconté. La musique
elle-même (approche structuraliste) ? Le sujet (approche herméneutique) ? L’Histoire (approche
contextuelle ou situationnelle) ? Prenant appui sur la lente prospection de Paul Ricoeur dans
Temps
et récit
, j’avancerai l’idée que la musique est art de
raconter le temps
.
Considérée dans le temps, l’oeuvre fonctionne comme un récit. Considérée dans l’instant,
elle fonctionne avec un Nom, et je dirais encore : comme un Nom. « C’est du Beethoven… » : je
peux imaginer substituer à ce Nom l’ensemble des impressions particulières et concrètes que j’ai
reçues au contact de l’oeuvre désignée par ce nom. Comment comprendre que ce Nom, chargé de
mon expérience propre, puisse désigner quelque chose en commun ? La question est semblable à
celle que pose l’oeuvre. Halbwachs, rapprochant prénom et souvenir, suggère une réponse : si le
prénom est commun, c’est qu’il se constitue pour partie en commun, au gré des échanges et des
interactions. Il invite à concevoir le prénom, tel le souvenir,
dans le temps
. Lourd de tout un passé,
il m’est propre. Réactualisé au présent, à chacun de ces usages par lesquels je m’ajuste / peux
m’ajuster à l’Autre, il devient / peut devenir commun. On concevra de la même façon qu’une
oeuvre appropriée puisse être partagée. Sténogramme présent d’expériences passées, l’oeuvre est
dans le temps. Non pas abstraite du temps, ni simple présent, l’oeuvre pérenne, ou la valeur, signale
un temps qui dure. J’ai
a minima
défini la valeur par ce trait : elle est commune à plusieurs, marque
d’un vivre-ensemble. J’ajoute à ce stade le suivant : elle dure, elle est la marque d’une
existence
.
L’oeuvre est apparue comme la mémoire présente d’un certain passé, déployée (dans le
récit) ou ressaisie (dans le Nom). Cette mémoire se décline à plusieurs niveaux. Au plan des objets
(ou du texte), l’oeuvre apparaît comme la mémoire, partielle et partiale, d’autres objets (d’autres
textes). Au plan du sujet, elle apparaît comme la mémoire, partielle et partiale, des identités du
sujet : elle garde la trace de ses écoutes, ainsi que de ses identités successives au fil de ces écoutes
(« La musique me plaît comme souvenir du bonheur de la jeunesse… », Stendhal). Une nouvelle
fois appuyée à la réflexion de Paul Ricoeur, j’avancerai que l’oeuvre est encore, au plan du collectif,
mémoire du collectif, soit des sujets
en tant qu’ils s’ajustent aux objets et aux autres
. C’est ainsi
que l’on parviendra à comprendre l’oeuvre commune (ou la valeur de l’oeuvre) : l’oeuvre se
constituant dans l’interaction des sujets avec un objet (ou des objets),
l’identité
de l’objet (identité-
idem
) autorise à penser qu’elle puisse être commune, ainsi que l’engagement responsable, ou
le
maintien de soi
(identité-
ipse
), du sujet face aux objets et aux autres. La valeur de l’oeuvre est la
mémoire heureuse de l’avènement d’un collectif (localisable, quoique toujours extensible).
5
Le terme avec une majuscule signale le nom propre.
10
Je complète, décale ou double cette réflexion en rendant comptant d’un terrain fait dans le
dessin de saisir l’élaboration ou la consolidation d’une valeur (chapitre 8).
Ce terrain s’est organisé autour du cycle de concerts « Berio / Bach » programmé par la
Cité de la Musique à Paris, entre le 10 et le 24 mars 2004. Plus que la distance historique ou
stylistique entre les deux compositeurs, c’est la distance
sociale
, ou
d’évaluation
, qui retient mon
attention. « Bach » : ce nom est connu de tous. « Berio » : « ça ne m’évoque rien » dira l’un des
sujets. Appuyé à celui de Bach, ce nom devrait grossir pourtant, se charger ou se nourrir de
l’impressionnant réseau construit pour en faire la valeur. J’ai suivi le devenir de ce Nom (de ce
qu’il résume), à l’échelle d’un groupe, sur une période courant du week-end précédant le premier
concert du cycle aux deux week-ends suivants le dernier concert du cycle. Soit un mois de terrain,
pendant lequel j’ai assisté aux concerts, observé les sujets (douze sujets préalablement rencontrés),
noté leurs regroupements, transcrit leurs réactions, etc. Outre les concerts auxquels ils étaient
conviés, deux temps forts ont ponctué ce terrain : deux séries d’entretiens, l’une précédant de
quelques jours l’ouverture du cycle, l’autre menée dans les jours suivant sa clôture. Les entretiens
se sont tous organisés autour des mêmes moments-clés : une question ouverte sur le nom de Berio,
une écoute-parlée sur le début du troisième mouvement de
Sinfonia
, une écoute-parlée sur le début
de
Voci
, pièces de Luciano Berio au programme des concerts. Notons que l’écoute aveugle au
principe des expériences de la première série fait place, dans la seconde, à une écoute largement
informée.
Je commence par rendre compte de la constitution du Nom au fil de l’enquête. « Berio,
qu’est-ce que cela t’évoque ? » C’est d’abord une nébuleuse légère que ce nom de Berio, un réseau
à quelques connexions, sans commune mesure avec celui de Bach, sans commune mesure non plus
avec ce qu’il devient ensuite. Les termes auxquels est connecté le Nom lors de la seconde
expérience sont beaucoup plus nombreux, cela va de soi. Chacune de ces connexions donnent partie
de sa signification au Nom, le nom propre existant par ces connexions, et à la mesure de cette
extension de sens (au contraire du nom commun, défini non par l’extension, mais par la récurrence
du sens). Le nom de Berio renvoie, au terme des expériences, à un espace social, un espace
physique (comprenant des objets et des lieux), un espace historique (ou une condition d’être-
historique), un espace culturel (défini ici comme a-temporel), etc. Ce qui revient à dire que Berio,
pour le groupe,
existe
comme être social, physique, historique, culturel, etc. Notons que si le nom
apparaît plus commun lors de la seconde série d’entretiens, sa construction n’est jamais tout à fait
arrêtée, qui passe par des pertes et des réévaluations.
Qu’en est-il de l’écoute maintenant ? L’Acousmographe, logiciel de représentation et
d’analyse musicale développé par l’INA-Grm, peut servir d’outil pour transcrire, synchroniser et
comparer les écoutes-parlées des sujets. J’obtiens par ce moyen l’équivalent de partitions d’écoute.
M’arrêtant sur les écoutes-parlées de
Sinfonia
, je pose à nouveau la question : l’oeuvre entendue par
chacun peut-elle être commune ? On aura à l’esprit que ce qui apparaît au cours des entretiens est
une oeuvre
par défaut
. On peut imaginer que l’oeuvre que les sujets
entendent
en commun est plus
précise ou plus riche que celle qu’ils
disent
(ont le temps de dire) en commun. On peut, cela étant,
relever dès les premières écoutes des traits communs de l’oeuvre, communs à l’objet et à plusieurs
sujets. Si les variations qui apparaissent à la seconde écoute ne sont pas spectaculaires, elles
signalent néanmoins une évolution de l’écoute ; précisément : une évolution
banale
. Les
propositions des sujets sont parfois répétées, précisées ou modifiées, parfois oubliées. De nouvelles
propositions de l’objet sont relevées. L’oeuvre est bien cependant devenue plus commune. Insistons
au passage sur ce point : rendre compte d’une oeuvre, ce n’est pas proposer une (nouvelle) lecture
de l’objet, mais proposer une mise en équivalence de lectures (les plus nombreuses possibles) avec
l’objet.
Qu’en est-il de Voci ? Au début de l’enquête, la pièce n’est connue d’aucun des sujets. A
proprement parler, à ce stade,
l’oeuvre
n’existe pas. Cette situation me permet d’observer comment
elle se fait. Je retiens au final ces trois procédés : la confrontation répétée du sujet à l’objet ; la
11
confrontation du sujet aux autres (à l’enquêteur qui l’informe et dont il peut faire siennes les
propositions ; aux autres sujets interrogés, rencontrés dans le temps des concerts ; à d’autres sujets
encore, par documents interposés – programme, notice de disque, etc.) ; et encore la confrontation
du sujet à sa propre parole (« j’avais déjà dit ça la dernière fois… »). Cette dernière fonde en amont
l’efficacité des deux autres procédés. Elle signifie dans le temps : fidélité du sujet à sa parole, et
dans l’instant : engagement du sujet dans sa parole. L’identité de l’objet, l’échange et l’engagement
du sujet permettent de concevoir qu’une oeuvre puisse être commune. C’est ce que suggère, après la
discussion
menée dans le chapitre précédent, les
observations
faites dans celui-ci. A ce terme du
travail, l’oeuvre sera apparue comme l’expression singulière d’une expérience collective.
***
Je soulignerai à nouveau, pour finir, cette présence de l’objet (des objets) considéré(s) tout
au long du travail : ouvrant la réflexion « du côté de l’objet », j’ai d’emblée remis au centre ces
partitions, instruments, scènes, salles, disques, matériel d’enregistrement, coupures de presse, etc.,
qui font (au même titre que les acteurs) l’expérience artistique ; poursuivant « du côté du sujet »,
j’ai souhaité appréhender, non l’amateur abstraction faite de ce qu’il aime, mais l’amateur
et
l’objet
aimé ; achevant le parcours du « côté du collectif », j’ai tenté 1) de mettre en scène, 2) de ressaisir
un collectif comprenant des objets (dont un objet sonore, considéré) et des sujets (dont le
chercheur). L’oeuvre commune, ou la valeur, expression d’un collectif, ne peut être saisie qu’à la
condition d’observer / de suivre précisément les manifestations multiples d’un tel collectif.
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